Métrique en Ligne
LOR_2/LOR114
Jean LORRAIN
LA FORÊT BLEUE
1883
LA FORÊT BLEUE
LA HALTE
LE FAUNE II
LE RÉVEIL
A THÉODORE DE BANVILLE
Cependant dans le bois nocturne, 8
Saisi par le froid du matin, 8
Le dieu rêveur et taciturne 8
S'éveille et regarde incertain. 8
5 Souriant encore à son rêve 8
Rempli de blanches nudités, 8
Le faune amoureux se soulève 8
En baillant aux réalités. 8
Le faune est devenu livide. 8
10 D'un bond debout dans le ravin, 8
Le cou tendu, la lèvre avide, 8
Il n'en croit pas son œil divin… 8
Hier encor dans l'herbe humide 8
Il l'avait posé de sa main 8
15 Au bord de l'eau ; la place est vide… 8
On t'a pris ta flûte, o Sylvain ! 8
Il est là courroucé, tragique, 8
Tordant aux froids baisers de l'air 8
La maigreur de son torse antique 8
20 Et les poils dorés de sa chair… 8
Le courroux gonfle sa narine : 8
Les doigts écartés de stupeur, 8
Il souffle à grand bruit ; sa poitrine 8
Gronde et le bois obscur a peur. 8
25 Tout à coup de son œil sauvage 8
Des larmes coulent à longs flots, 8
Et, les deux mains sur son visage, 8
Le Satyre éclate en sanglots. 8
« O ma flûte, ô ma douce amie, 8
30 « Que j'avais d'écorce des bois 8
« Sculptée, où j'avais mis ma vie, 8
« Mon souffle, mon rêve et ma voix ! 8
« On t'a dérobée à ton maître, 8
« D'autres baisent le bois léger, 8
35 « Où les soirs, à l'ombre du hêtre, 8
« Mes doigts aimaient à voltiger ; 8
« Les soirs, ô ma douce compagne, 8
« Où, tous deux au creux du vallon, 8
« Nous retardions sur la montagne 8
40 « Le retour du char d'Apollon. 8
« A minuit, la pâle déesse 8
« Aimait au ciel à s'arrêter 8
« Pour t'écouter, ô ma maîtresse, 8
« Sous mes lèvres rire et chanter ! 8
45 « Les nuits d'Avril dans la clairière, 8
« Où, sous la lune aux bleus frissons, 8
« Les nymphes, en ronds de lumière, 8
« Dansaient au bruit de tes chansons. 8
« Moi le dieu songeur et maussade, 8
50 « On m'aimait à cause de toi. 8
« Quand tu résonnais, la naïade 8
« Osait lever les yeux sur moi. 8
« Toi seule avais su me comprendre, 8
« Tu ne raillais pas ma laideur 8
55 « Et je n'ai pas su te défendre 8
« Contre l'infâme maraudeur. 8
« Près de moi, dans l'herbe mouillée 8
« Tu reposais, prête à causer 8
« Et l'on t'a prise ensommeillée, 8
60 « Chaude encore de mon baiser. 8
« Quelque dieu jaloux par envie 8
« T'aura brisée ! o sort cruel ; 8
« La vie avec toi m'est ravie, 8
« Je n'avais que toi sous le ciel. » 8
65 Il pleura longtemps en silence, 8
Les larmes filtraient dans ses doigts, 8
Puis, quand revint le soir immense 8
Le dieu s'enfonça dans les bois. 8
Pendant trois nuits, au clair de lune, 8
70 Il erra sur les monts connus, 8
Interrogeant la forêt brune 8
Et l'écho des rochers émus. 8
Ses larmes tombaient sur la route 8
Et dans l'ombre du bois sacré 8
75 Des sources pleuraient goutte à goutte 8
Où le dieu Pan avait pleuré. 8
Le sommet neigeux de l'Hymette 8
Fut le dernier, où retentit 8
Sa plainte et, pleurant sa défaite, 8
80 Le satyre au loin se perdit. 8
Le bois devint tragique, austère ; 8
L'Amour de sa fuite attristé 8
Vida tout son carquois à terre 8
Et quitta le bois déserté. 8
85 Plus de surprises, d'embuscades, 8
Embûches en fleurs du printemps, 8
Pudiques effrois des naïades. 8
Sourires de l'ombre irritants ! 8
Les nuits, au bord de la fontaine 8
90 Plus de flûte au son grave et pur, 8
Montant sous la lune sereine 8
Comme un vol d'oiseau dans l'azur ! 8
Les autres faunes s'en allèrent, 8
Le bois tomba dans l'abandon, 8
95 Les nymphes seules demeurèrent, 8
Tristes, implorant Cupidon. 8
Le bois païen devint mystique. 8
Le temps, cet autre dieu menteur, 8
Fit du faune une fable antique… 8
100 L'ombre avait perdu son chanteur. 8
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