Métrique en Ligne
LOR_2/LOR102
Jean LORRAIN
LA FORÊT BLEUE
1883
LA FORÊT BLEUE
LA HALTE
IL PASSE UN BOHÉMIEN
A VICTOR HUGO
Les doux propos d'amour et les heures pensives 12
Le soir, dans la tour ronde aux gothiques ogives, 12
Qui donne sur les bois, et le lit nuptial 12
Dans l'ombre et le secret du burg seigneurial. 12
5 C'est la nuit, il fait doux ; l'immense forêt brune, 12
Qu'emplit le rêve bleu d'un pâle clair de lune, 12
Se tait ; un grand silence, où sont comme des voix 12
Qui s'éteindraient au loin, fait palpiter les bois, 12
Et dans l'air étoilé, le cou tendu, hagarde, 12
10 La guivre de granit est là, montant sa garde 12
Éternelle et farouche aux créneaux du manoir. 12
Blottis dans une chaire à stalles de bois noir, 12
Pour coussins sous nos pieds deux grands chiens de Norwège, 12
Qui dorment allongeant leurs fins museaux de neige, 12
15 Nous rêvons ; un missel est là sur nos genoux 12
Entr'ouvert, et la salle étend au loin sur nous 12
Ses poutrelles de chêne aux figures massives. 12
Ce grand plafond d'or mat, tout sculpté de solives, 12
Que mordent aux deux bouts des griffons peints d'azur, 12
20 A l'air tragique et noir, et dans le clair obscur 12
Ses grands yeux inquiets ont des éclairs de fièvre ; 12
Mais j'ai pris ses deux mains et fermé sous ma lèvre 12
Ses grands yeux bleus d'enfant, par la peur agrandis, 12
Si bleus qu'on les dirait ouverts en Paradis… 12
25 Douce comtesse Élaine… un grand rayon lunaire 12
La sculpte en traits d'argent dans le fond de la chaire 12
Et lui fait un profil irisé de Willis. 12
Ses deux mains au repos ont la blancheur des lys 12
Et ses fins cheveux d'or semblent poudrés de givre… 12
30 Un pâle éclat de lune aux lourds fermoirs du livre 12
Étincelle ; on n'entend que le bruit des feuillets 12
Que l'on tourne et, les pieds posés sur les chenets, 12
A l'angle de la haute et vieille cheminée, 12
On songe, la journée à peine terminée 12
35 Reparaît tout entière, on rêve, on se souvient 12
Des plaisirs envolés ; le nocturne entretien 12
Se prolonge et, penchés sur les fermoirs du livre, 12
Pâles, les yeux fermés nous nous écoutons vivre. 12
Les naïves terreurs… on songe qu'il est tard, 12
40 Que les guivres de grès sont là sur le rempart, 12
Témoins silencieux des nuits évanouïes, 12
Se racontant tout bas des choses inouïes 12
Sur les temps disparus et les crimes passés, 12
Aveux d'ombre et de sang que l'oubli des fossés 12
45 Engloutit à jamais… sans arrêter sa course 12
La lune les entend et les dit à la source ; 12
Et là bas dans les bois, où tremble le muguet, 12
La biche est là qui boit craintive, l'œil au guet. 12
Droite, l'oreille au vent, elle tremble… elle écoute… 12
50 Est-ce une source en pleurs qui filtre goutte à goutte ? 12
Un cerf en rut bramant au fond du Grinderwal, 12
Ou le chasseur maudit et son cor infernal… ? 12
On dirait une voix… c'est quelque gai bohème, 12
Allant au vent nocturne égrenant son poème. 12
55 Écoutez… le bois vibre et ce léger frisson, 12
Se rapprochant dans l'ombre, est devenu chanson 12
L'Amour rôde par les haies 7
Et ses désirs empourprés 7
Font rougir le sang des baies 7
60 Et les pavots dans les prés. 7
Sous la lune qui voyage, 7
Partons tous deux par les bois. 7
Suivons le vent, le nuage 7
Et l'écho de notre voix. 7
65 L'étoile rit dans les branches, 7
Mon cœur frémit dans ta main 7
Et les marguerites blanches 7
Nous indiquent le chemin. 7
Viens, aux gais pays bohèmes, 7
70 Viens, nous surprendrons l'essor 7
Des joyeux nids de poèmes, 7
Gazouillants de rimes d'or. 7
Si les bois dans la nuit brune 7
Déchirent tes voiles bleus, 7
75 Nous prendrons un rai de lune 7
Pour en coiffer tes cheveux. 7
Ta beauté cruelle et douce 7
Met en fête les ravins. 7
Vois-tu danser sur la mousse 7
80 Le chœur ailé des lutins ? 7
Vois, leurs vœux te font cortège 7
Et dans le calme des soirs 7
Les aubépines de neige 7
Fument, vagues encensoirs. 7
85 Les vers luisants, joyaux rares, 7
S'allument, et les grelots 7
Des muguets et des guitares 7
S'étouffent en chauds sanglots, 7
Sanglots de désespérance, 7
90 Car tes yeux aimés, haïs 7
Ont la sauvage attirance 7
Des divins baisers trahis ; 7
Et, seul aux pays bohèmes 7
Je reviens, fidèle encor 7
95 Aux anciens nids de poèmes, 7
Où sonnaient les rimes d'or. 7
Et dans le fond des bois se perd la mélodie… 12
Élaine s'est levée, un rayon l'a suivie. 12
Toute pâle, accoudée au balcon de granit 12
100 Elle songe, pensive, et sur le bois jauni 12
La lune, errante au ciel, marque en ronds de lumières 12
La place des vallons et le creux des clairières. 12
Il est plus de minuit et l'odeur des sapins 12
Monte, enivrante et forte, au milieu des ravins… 12
105 Alors, tournant vers moi ses yeux pleins de pensée, 12
Sa taille entre mes bras plie et, comme brisée, 12
Tout à coup s'abandonne et tend à mon baiser 12
Sa bouche un peu sévère, où je viens me poser. 12
O nocturne passant de la forêt bleuâtre, 12
110 Qui que tu sois, bandit, jongleur, bohème ou pâtre, 12
Pour ta douce chanson, perle de l'infini, 12
Pour ce baiser divin, sois à jamais béni. 12
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