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« Et le soir nous montions ensemble sur les tours. |
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« Là, le long des créneaux, tous deux pâles d'amours, |
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« Nous regardions au loin s'éclairer dans la brume |
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« Les deux camps, les signaux et les feux qu'on allume, |
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« Ulysse avec les chefs assemblés en dehors |
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« De leurs tentes ou bien Achille au casque d'ors, |
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« Qui conduisait un char armé le long des sables. » |
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Et le roi franc songeait qu'un soir autour des tables |
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Deux poètes latins, chanteurs, musiciens, |
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Étaient venus rôder, disant des vers anciens, |
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Dont le texte parlait vaguement de ces choses. |
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Même entre les drageoirs pleins de sauge et de roses |
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Les leudes en riant les avaient fait assoir |
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Et manger jusqu'à l'aube. |
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Et manger jusqu'à l'aube. « Ils m'ont frottée un soir, |
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« D'onguents, murmura-t-elle, et puis ils m'ont vendue |
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« Pour amuser le peuple… Alors je fus perdue |
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« A jamais et chacun me prit dans le chemin. |
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« Une nuit que, debout, je faisais, cistre en main, |
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« Danser des matelots au fond d'une taverne, |
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« Une averse éclata sur le toit, la lanterne |
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« Du bouge s'éteignit et moi parmi les coups |
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« Les jurons et les cris de tous ces hommes soûls |
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« Je pleurais, quand un homme entra dans la mêlée |
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« Et me prit par la main. » |
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« Et me prit par la main. » — « C'est moi ; je l'ai trouvée |
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« Buvant avec la lie et l'écume des ports, |
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« Et l'ai prise avec moi, dit l'homme. Depuis lors |
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« Elle me suit, pauvre être arraché de l'abîme. |
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« Tour à tour adultère, innocente et victime, |
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« Elle fut Ennoïa, Barbelo, Prounikos. |
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« Elle est de tous les temps ; l'ancien dieu grec Éros, |
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« L'Astarté de Sidon, parfois la chasse encore. |
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« Hélène au temps de Troie, Homère et Stésichore |
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« Ont maudit sa mémoire et le héros païen |
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« L'avait pour concubine… A Rome un plébéien. |
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« Qui l'aimait, l'égorgea vivante, échevelée ; |
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« Et les rois sous Tarquin l'ont prise et violée |
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« Dans le corps de Lucrèce… Elle fut Dalila |
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« Qui coupait les cheveux de Samson… Attila |
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« Fut par elle égorgé dans la chambre de noces. |
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« Sous les tentes de cuir, où veillent les molosses, |
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« Son ombre avec Judith errait dans Israël |
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« Et bien des cous tranchés ont sur son bras cruel |
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« Saigné. |
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« Saigné. Fausse, idolâtre, à tous prostituée, |
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« Elle a traîné partout, de joie exténuée, |
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« Chanté dans chaque bouge, au coin de tous les bourgs, |
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« Baisé tous les passants, usé tous les amours. |
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« Les voleurs ont connu sa grâce charmeresse. |
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« A Sidon, en Syrie, elle était leur maîtresse |
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« Et buvait avec eux l'âpre gain de sa nuit. |
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« Le jour elle cachait un prêtre dans son lit, |
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« Dans son lit tiède encor des passants de la veille. |
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« Alors moi, la voyant toujours grasse et vermeille. |
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« Moi je l'ai rachetée à prix d'or aux voleurs |
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« Et si bien rétablie et mise en ses splendeurs, |
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« Que les beaux jeunes gens et les vieillards avares, |
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« Dont les bras sont serrés au poignet d'anneaux rares, |
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« Quand nous passions ensemble auprès de leur logis, |
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« Me suivaient par la ville avec des yeux rougis |
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« Et de l'or plein les mains. |
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« Et de l'or plein les mains. Néron fut épris d'elle |
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« Et la fit mettre à mort : il la trouvait trop belle |
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« Et craignait de l'aimer ; Caüs Caligula |
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« La fit empoisonner ; Titus, lui, l'exila ; |
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« Et le peuple affolé la prenait pour la lune, |
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« Tant son front était pâle. |
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« Tant son front était pâle. Et c'est là ma fortune. |
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« Je l'emmène avec moi chez les rois, les puissants, |
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« Et les crimes de fange et les crimes de sangs, |
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« Toutes les trahisons d'un passé de folie |
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« Débordent sur le trône et la pourpre avilie, |
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« Et c'est là mon triomphe et tout ce que je veux : |
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« Tout dissoudre. » |
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« Tout dissoudre. » Et le franc, troublé par ces aveux, |
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Sentait poindre et monter, comme un feu dans son âme, |
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Le désir fou d'avoir à son tour cette femme. |
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Ce corps livide et blême entrevu par les trous |
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De sa robe, ces bras mordus et bleus de coups, |
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Ces yeux blancs l'attiraient : désir infâme, étrange |
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De se vautrer enfin tout un jour dans la fange, |
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De toucher cette boue et de goûter ce fiel. |
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Or, ayant fait remettre au vieillard solennel |
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Ses anneaux d'or massif et sa bourse pesante, |
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Le roi, la gorge sèche et l'oreille luisante, |
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Lui fit dire à voix basse : « Amène-là ce soir |
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« Au palais. Un valet viendra la recevoir |
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« Au seuil. » Et les chevaux, qui mangeaient en silence, |
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Ayant repris leur pas de rêve et d'indolence, |
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Le cortège harassé du roi franc disparut |
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Par le sentier des blés. |
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Par le sentier des blés. Vers le soir, ayant bu |
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Trois cruches d'hydromel et deux de vin du Rhône. |
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Le roi franc fit venir Hildebert près du trône |
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Et lui transmit un ordre aimable assurément. |
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Car le valet sourit dans l'ombre. |
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Car le valet sourit dans l'ombre. A ce moment |
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Un homme, conduisant une femme très pâle, |
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Ayant heurté trois fois du plat de sa sandale |
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Sur le seuil en dehors, la porte aux clous de fer |
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Céda sans bruit et l'homme avec un rire amer |
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Ayant poussé la femme en avant dans la salle, |
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La serve Frédégonde entra, sinistre et pâle, |
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Dans la chambre à coucher des rois Mérowingiens. |
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Et la guerre, la haine entre les rois chrétiens |
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Égorgés, le poison, le meurtre, l'adultère |
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Entrèrent avec elle et sous la voûte austère |
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Frédégonde, attentive aux pas du roi des Francs, |
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Écoutait, les bras nus croisés sur ses seins blancs, |
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Se presser et monter du lointain encor sombre |
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Les désastres futurs et les crimes sans nombre, |
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Tous maux nés de la femme et laissés aux neveux |
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Par l'aïeul, et la joie éclatait dans ses yeux. |
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