Métrique en Ligne
LOR_1/LOR39
Jean LORRAIN
LE SANG DES DIEUX
1882
II
PARFUMS ANCIENS
LE GYNÉCÉE
A MON AMI JEAN GOUNOD
AU fond d'un grand fauteuil de brocart à blason, 12
Rose comme une fille, un tout jeune garçon ; 12
Derrière, les bras nus surchargés d'anneaux rares 12
Et traînant des rubis sur de longues simarres, 12
5 Deux femmes ; tout autour une salle en bois noir 12
Très haute, un grand parquet luisant comme un miroir, 12
Des saints de bois sculpté, des armes, une orgie 12
De soie et de couleurs, au fond, vaste incendie, 12
Un vitrail où l'on voit des nains sonnant du cor. 12
10 L'enfant est délicat avec des cheveux d'or. 12
Mince il rappelle un peu dans sa pose et sa grâce 12
Les souples mouvements d'un lévrier de race, 12
Au reste plein d'un mièvre et touchant abandon. 12
Il est à demi-nu, ses grands cheveux d'or blond 12
15 Sont nattés et poudrés, le col de sa chemise 12
Entr' ouvert, et devant un miroir de Venise 12
Les deux femmes debout le parent en riant. 12
Rien qu'à voir leur sourire et leur regard brillant, 12
Leurs gestes inquiets pleins de pudeurs craintives, 12
20 On devine, on comprend que ces femmes pensives 12
Au front pâle, aux grands yeux de flamme et de velours, 12
Et dont les noirs cheveux semblent peser, trop lourds, 12
Se traînent, de désir et de rêve épuisées, 12
Dans le palais claustral, que l'air des gynécées 12
25 Les tue, et qu'un désir hystérique et prévu, 12
Leur fait déshabiller cet enfant demi-nu. 12
Ces femmes ont pourtant pour gardien un vieux prêtre, 12
Et pour geôle un palais, où le roi seul pénètre ; 12
Et des travaux d'aiguille occupent leur longs doigts, 12
30 Mais leurs rêves sont pleins d'amours et de tournois. 12
Oh ! les soucis cuisants et les heures d'angoisse ! 12
Les soirs, le front courbé sur le métier qu'on froisse ; 12
L'ardeur des nuits d'été, l'ennui des jours d'hiver : 12
Mais de quels cris s'emplit le vieux palais désert ? 12
35 Quand, escorté du docte et révérend Pacôme, 12
Iehan, leur beau cousin, seigneur d'Este et de Côme, 12
Deux fois tous les trois mois arrête son cheval 12
Sous le balcon doré du vieux palais ducal. 12
Or, ce jeune garçon trop joli pour un homme, 12
40 Et qu'on habille en fille, est notre gentilhomme. 12
Il est là depuis l'aube : on vous laisse à penser 12
Ce qu'on a déjà pris d'acompte et de baiser, 12
Doux jeux, menus propos, galantes mignardises. 12
Sans parler des drageoirs chargés de friandises 12
45 Et des missels d'or peints ouverts et feuilletés, 12
Hochets aussitôt pris, aussitôt rejetés. 12
On a dansé, chanté sirventes et ballade, 12
Taquiné le vieux chien qui s'est enfui, maussade, 12
Dans un coin de la salle et dort sur un coussin. 12
50 Enfin, pour divertir le bien-aimé cousin, 12
Les deux femmes, prenant leur dé et leur aiguille, 12
N'ont trouvé rien de mieux que de le mettre en fille. 12
Lui rougissait d'abord, l'enfant, et n'osait pas… 12
Mais on eut bientôt fait de lui baiser les bras 12
55 Et de le décider… Étrange fantaisie ! 12
On l'a tout affublé d'étoffe cramoisie. 12
C'est merveilleux de voir ce frêle petit corps 12
Noyé dans le brocart… le front tout poudré d'ors. 12
Sa tête émerge droite entre les valenciennes. 12
60 On dirait un portrait des écoles anciennes 12
Tout raide, peint sur cuivre… et de là mille cris. 12
C'est un baiser rendu, c'est un regard surpris ; 12
Puis les débats sans fin d'Isaurette et de Paule 12
Au sujet de Iehan ; l'une admire l'épaule, 12
65 L'autre baise le bras et puis, autre souci, 12
Le nom à lui donner… est-ce Odette ou Nancy ? 12
Isaure est pour Nancy, Paule en tient pour Odette. 12
C'est un galant tournois, où chacune s'entête 12
A soutenir son droit avant qu'un nouveau rien 12
70 Ne vienne tout changer en changeant l'entretien. 12
Un bracelet qui tombe, un flot de perles fines 12
Qui s'égrène et, riant aux pieds de ses cousines, 12
En féal chevalier qui sait ce qu'il leur doit, 12
Iehan qui les ramasse et leur baise le doigt. 12
75 C'est charmant, on dirait un nid de tourterelles. 12
D'instinct on se retourne et l'on cherche leurs ailes. 12
Les rayons du couchant, frappant sur le vitrail, 12
Donnent à leurs teints mats des tons roses d'émail, 12
Et chacun, à les voir légères, haut coiffées 12
80 Rire dans ce reflet, les prendrait pour deux fées 12
Baignant pour le sabbat dans un rayon vermeil 12
Quelque lutin captif aux cheveux de soleil. 12
C'est charmant, cependant le jour va disparaître. 12
A travers les vitraux de la haute fenêtre 12
85 Pise s'estompe en noir sur un ciel d'or bruni. 12
Toute pâle accoudée au balcon de granit 12
Mahaut, leur sœur aînée et des trois la plus belle, 12
Rêve les yeux perdus dans l'espace ; auprès d'elle 12
Un prêtre, beau parleur et discret confident, 12
90 La regarde fixer au ciel son œil ardent ; 12
Et dans le même instant, comme un point dans les nues, 12
Bien au-dessus des toits passe un troupeau de grues. 12
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