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Jean LORRAIN
LE SANG DES DIEUX
1882
II
PARFUMS ANCIENS
LE DROIT DU SEIGNEUR
A MON AMI ROBERT DUGLÉ
Le seigneur est beau, brun, jeune et d'humeur galante 12
La mariée a vingt ans, sa robe est très collante, 12
Son juste très étroit et son voile de lin 12
Est en points d' Alençon, au reste le hennin 12
5 Très haut, à coins d'argent selon l'us et coutume, 12
L'aumônière en drap blanc, comme tout le costume, 12
Parfilée en or mat… minois à l'avenant, 12
Petit air chaste et doux, cheveux d'or frissonnant 12
Sur la tempe en bandeaux, main blanche et délicate, 12
10 Grand œil bleu, sein de neige et sourire écarlate, 12
Le tout rose et friand, un vrai morceau de roi. 12
Aussi le brun seigneur a l'air tendre, ma foi ! 12
Il a déjà surpris les deux mains sous leur manche, 12
Et l'une sous son bras, l'autre dans sa main blanche, 12
15 Il se penche, sourit et lui parle tout bas. 12
Guillemette… après tout… ne refuserait pas… 12
Mais devant tous ces gens… oh fi, monsieur le comte ! 12
Tout le village est là qui contemple sa honte… 12
Pas aujourd'hui… plus tard. Aux rampes d'escaliers 12
20 Ce ne sont que varlets, brabançons, écuyers, 12
Beaux pages emportant sur le plat d'or qui fume 12
Gelinotte et faisan empanachés de plume, 12
Gros reîtres attablés, buvant, la dague au poing, 12
Débraillés, la chemise émergeant du pourpoint ; 12
25 Et puis, sur les fossés, le peuple, la canaille. 12
Tout cela mange, boit, se vautre et fait ripaille, 12
Lançant propos grivois, lazzis et quolibets 12
D'un équivoque… et dame ! au milieu des valets 12
Guillemette ma mie entend dire des choses… 12
30 Le creux de son corsage est plein de frissons roses. 12
C'est très mal… On a beau, sire, être un grand seigneur, 12
L'honneur d'une vilaine est toujours son honneur, 12
Que diable!… elle en veut gros au comte et le repousse, 12
Mais comment repousser une barbe si douce, 12
35 Si soyeuse et deux mains plus blanches que le lait, 12
Quand le mari qu'on a se trouve noir et laid, 12
Et que les blanches mains ont les doigts pleins de bagues ? 12
Rouge, elle sent déjà nager ses yeux plus vagues. 12
A chaque pas, son front semble pencher plus lourd. 12
40 Le comte a des regards de flamme et de velours 12
En lui parlant tout bas et dans l'ombre des porches 12
Le beau couple s'enfonce à la clarté des torches, 12
Et bonsoir au mari.
La porte du manoir
Se referme sans bruit et dans l'air bleu du soir, 12
45 Entrevus au reflet tremblant des hallebardes, 12
D'un côté le mari tout pâle, entre les gardes, 12
Tournant entre ses doigts son feutre enrubanné, 12
Et de l'autre, debout près du mari berné, 12
Un grand flandrin de moine à l'étroit scapulaire 12
50 Qui, le doigt vers le ciel, grave, tragique, austère 12
L'invite à se soumettre aux volontés du lieu, 12
Le corps étant de droit au prince, et l'âme à Dieu. 12
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