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LOR_1/LOR19
Jean LORRAIN
LE SANG DES DIEUX
1882
I
LÉGENDES DORÉES
LORELEY
A LECONTE DE LISLE
La pertuisane au poing et la culotte à braies 12
Bien bouffante au genou, tous sont là sur deux haies, 12
Fiers et le nez au vent, reîtres et brabançons, 12
Tandis que la canaille et les mauvais garçons 12
5 De la ville font rage, huant la belle gouge 12
Dont la porte est dorée et dont le seuil est rouge. 12
Sur un brancard, au fond, sont entassés les morts 12
De la nuit ; l'un d'entre eux a dans son justaucorps 12
Jusqu'à vingt grands trous noirs,du noir saignant des mûres. 12
10 La grande place au loin est pleine de murmures 12
Et de voix ; d'heure en heure un gros de chevaliers 12
Vient se ranger dans l'ombre auprès des étaliers 12
Et, tout autour, au bord des lourdes balustrades. 12
Des visages bouffis de bourgeoises maussades 12
15 Se penchent sur la foule en se montrant de loin 12
Le logis de la belle… et ce ne sont que poing 12
Tendu vers la poterne et voix accusatrice, 12
Maudissant la lenteur des gens de la Justice, 12
Quand chacun tout à coup ôte son chaperon 12
20 Et se tait… Car voici qu'au milieu du perron 12
Tous les yeux ont vu poindre et resplendir l'Aurore, 12
L'Aurore en pleine vespre… et c'est la belle Lore, 12
Qui descend l'escalier, un nimbe de rayon 12
Autour d'elle et les yeux sous un clair escoffion, 12
25 D'où coule eu ruisseaux d'or la fine orfèvrerie 12
De ses longs cheveux roux.
Dans sa robe fleurie
De gros rinceaux d'or vert sur un fond couleur ciel, 12
Lore descend : sa lèvre a la douceur du miel 12
Et tous ont oublié l'orgie et le massacre ; 12
30 Car Lore a de grands yeux bleu-vert, des chairs de nacre 12
Et Lore dans sa robe a gardé ses bras nus. 12
Tous ont le cœur serré, tant ses yeux ingénus 12
S'ouvrent purs, le bourreau s'ennuie et les gens d'arme 12
Sous leurs sourcils pleins d'ombre ont l'éclair d'une larme. 12
35 A la suite de Lore ils marchent le front bas. 12
La foule, elle, est autour ; on emboîte le pas, 12
On s'écrase le coude et le cortège arrive 12
A la maison de ville, où l'on baille censive 12
Et charges aux marchands.
Le Conseil est dehors
40 Et tout le grand portail est tendu de drap d'ors, 12
Comme au jour où le roi vint loger dans sa ville. 12
Sur le haut des degrés un vieillard immobile, 12
Le sire gouverneur, attend, les yeux rougis. 12
Ce vieillard est un père… Il n'avait qu'un seul fils 12
45 Qui pour l'amour de Lore est mort dans la tuerie 12
De la nuit ; tout à l'heure une mère en furie 12
L'adjurait de venger leur fils et les aïeux 12
En lui morts, et la femme est là devant ses yeux. 12
« Seigneur punissez-moi. dit la belle. Un abîme 12
50 « Est ouvert sous mes pas, où je roule, victime, 12
« Entraînant avec moi dans l'opprobre et l'affront 12
« Tous ceux qui m'ont aimée… et ceux qui m'aimeront. 12
« Les cadavres saignants sont encore à la porte… 12
« Comme mes amis morts faites que je sois morte… 12
55 « Je le sais… mon trépas ne saurait les guérir ;' 12
« Mais au moins verront-ils que j'ai voulu mourir 12
« Pour les suivre… Pourtant, sire, ayez remembrance 12
« Que je suis femme, jeune et molle à la souffrance. 12
« Mon bon sire et seigneur, qu'on me fasse périr… 12
60 « Mais, au nom de l'Amour, sans me faire souffrir ! » 12
Et la fille à genoux se traînait sur les dalles. 12
Alors lui, dégageant ses mains froides et pâles 12
Des bras nus de la belle, entre ses cheveux roux 12
L'implorant, prit un siège et dit : « Quelqu'un de vous 12
65 « Bourgeois, noble ou amant, assistait-il au crime ? 12
« Qu'il avance hardiment et cite la victime, 12
« L'heure, le lieu : j'écoute, » et nul ne répondit. 12
Et le vieillard pensait : « Peuple idiot et maudit, 12
« Dont la bestialité s'attendrit à la vue 12
70 « D'un escoffion de perle et d'une gorge nue ! » 12
Et par trois fois il fit trois appels différents 12
A la foule.
Un vieux reître enfin sortit des rangs
Et s'avança, l'air gauche et la mine effarée : 12
« J'assistais de l'office à leur échauffourée, 12
75 « Monsieur le gouverneur… les brocs étaient vidés 12
« Et l'on allait partir… un maudit coup de dés, 12
« Qui devait décider de la nuit de la belle 12
« Et de qui resterait, amena la querelle, 12
« Car la fille est tournée à faire des jaloux. 12
80 « De propos en propos, comme on en vint aux coups, 12
« Monseigneur le conçoit… or, comme la bourelle 12
« S'épeurait, on sortit pour causer sans chandelle. 12
« Ils vinrent tous les dix au pied de l'escalier 12
« Et chargèrent… Mort Dieu!… quel cliquetis d'acier! 12
85 « J'en avais chaud au cœur… la fille à demi-morte 12
« Elle, clamait à l'aide, au meurtre, à moi, main-forte… 12
« Beaux cris… page et valets, léchant en haut les plats 12
« N'avaient cure en effet de courir au trépas ! 12
« Et voilà… qu'aujourd'hui la pauvre enfant s'accuse ! 12
90 « Je m'y perds, ses galants la tenaient fort recluse : 12
« Elle vivait à l'ombre et ne sortait qu'aux jours 12
« De fêtes… on la croit sujette au mal d'amours 12
« Ou du moins les bourgeois le disent par la ville. 12
« Pour moi, je la crois folle et de mœurs incivile, 12
95 « Mais incapable, hélas ! de chagriner autrui, 12
« Bien au contraire… enfin qu'on l'accuse aujourd'hui, 12
« Moi je l'ai toujours plainte et je la plains encore. » 12
Et la place éclata de rire autour de Lore ; 12
Le peuple applaudissait au récit du soldat. 12
100 Le sire entre ses dents grommela : « Renégat. » 12
Puis, se tournant enfin vers la femme accroupie 12
A ses pieds : « Tu l'entends, fille d'ignominie, 12
Cracha-t-il au visage effaré de l'enfant, 12
« Ce peuple idiot t'absout ; retourne où l'on t'attend. 12
105 « Tes crimes ne sont pas de ceux qu'un honnête homme 12
« Peut juger ; hors d'ici, sorcière ! c'est à Rome, 12
« Au fond des in-pace, sur un bûcher bénit 12
« Qu'il faut aller pieds nus purger ton cas maudit ! 12
« Va-t-en, ne croupis pas plus longtemps sur ces dalles. » 12
110 Et, l'œil étincelant, il rentra dans les salles 12
Du Conseil, et l'enfant resta seule en dehors. 12
Alors, s'étant levée avec de longs efforts, 12
Les trabans dispersés, sans escorte, atterrée, 12
Lore se trouva seule et la foule altérée 12
115 Faisait cercle autour d'elle… Alors l'enfant eut peur. 12
Les yeux fixes, sans voix, béante de stupeur 12
Elle écouta monter les cris et les blasphèmes, 12
Les menaces de mort et les mille anathèmes 12
Que clame autour des rois un peuple de bourreaux, 12
120 Et, saisie, entraînée à travers les carreaux 12
Des marchés en plein vent, des places et des rues, 12
Rapides visions dans un rêve apparues, 12
Comme un fétu de paille, emporté par les flots, 12
Elle ne prit haleine et n'ouvrit ses yeux clos 12
125 Que debout sous un porche obscur de cathédrale. 12
Là, dans un chœur immense, où traînait comme un râle 12
L'attristant et profond sanglot des orgues sourds, 12
Un homme était assis sous un dais de velours, 12
Un évêque ; à ses pieds des encensoirs d'ivoire 12
130 Voltigeaient en cadence et la nef était noire 12
De peuple… Aux grilles d'or, où dorment les tombeaux, 12
Des femmes se pressaient dans l'ombre et cinq tréteaux 12
S'y dressaient, pleins de vague et de choses funèbres. 12
Alors s'étant penchée au milieu des ténèbres 12
135 Au-dessus de la grille et des femmes en deuils, 12
Lore, blanche d'horreur, aperçut dix cercueils, 12
Ceux de ses dix amants pour elle occis la veille. 12
Alors, claquant des dents sous sa toison vermeille 12
Dénouée, au milieu des prêtres, de l'encens, 12
140 Lore, l'œil ébloui, Lore soûle de sangs 12
Vint avec un grand cri, qui fit trembler la vitre, 12
S'abattre aux pieds du prêtre interdit sous sa mitre : 12
« Seigneur, condamnez-moi, frappez-moi, j'ai péché ! 12
« Le crime de ma vie à tous les yeux caché 12
145 « Éclate au jour, mon œuvre est criminelle, atroce. 12
« Tous vos fils ont saigné sous mon baiser féroce. 12
« Braves gens, j'ai comblé les bières que voici. 12
« Frappez-moi, mais de grâce emmenez-moi d'ici ! 12
« J'étouffe… ces piliers drapés de noir, ces bières, 12
150 « Ces cierges flamboyants, ces femmes en prières 12
« M'épouvantent. J'ai peur… vos cantiques sacrés 12
« Me font mal : j'ouvre en vain mes bras désespérés 12
« Et veux prier encor ; mais non je suis sorcière. 12
« Je suis maudite, hélas !… le ciel et sa lumière 12
155 « M'exaspèrent et j'ai la même horreur de moi 12
« Que ce peuple affolé, qui me conduit vers toi. 12
« Évêque, écoute-moi, sauve la race humaine ! 12
« Frappe-moi, mais de grâce ordonne qu'on m'emmène. 12
« Le sang me monte aux yeux, j'ai honte de parler. » 12
160 Et l'évêque effrayé de l'entendre râler 12
A pas précipités descendit de son trône, 12
Penché sur ce beau corps et ces cheveux d'or jaune. 12
Les diacres autour d'eux, lâchant leur encensoir, 12
Sur les stalles du chœur étaient montés pour voir. 12
165 Et l'évêque alors dit : « C'est une visionnaire ! 12
« A-t-elle des parents ? — Seigneur, elle est sans mère. 12
— Et sans frère ? Elle est seule et vit à l'abandon 12
« C'est Lore ! » Et le prélat en entendant ce nom 12
Tressaillit, car jamais la blanche courtisane 12
N'avait frappé ses yeux.
170 « Qu'un autre te condamne
« Dit-il, je ne saurai te faire mettre à mort. 12
« Va-t-en dans un couvent, rase ces cheveux d'or, 12
« Enfouis à tout jamais ce visage de neige 12
« Et l'éclat de ces yeux, où règne un sortilège, 12
175 « Car j'y sens malgré moi la douceur d'un baiser. 12
« C'est le seul châtiment que je puis t' imposer, 12
« Le silence et la nuit sur la beauté fameuse, 12
« L'oubli sur le scandale. » Et dans l'ombre fumeuse 12
Des cierges flamboyants autour du maître-autel, 12
180 L'évêque s'enfonça rêveur et solennel. 12
II
Au pied des vieux remparts vides de sentinelles, 12
Où flotte au vent des soirs l'or brun des ravenelles, 12
Quelle est donc cette femme au front humilié, 12
Qui rampe et se dérobe aux yeux ?
Le cou plié,
185 Trois grands estafiers roux, le dos rond sous leur pique, 12
La suivent en silence et font un groupe épique 12
Au pied de ces grands murs de cloître et de couvent 12
Où les lierres en arbre ont seuls l'aspect vivant. 12
Le ciel frémit au loin de vagues sonneries 12
190 D' Angélus, et le long des murailles fleuries, 12
Les trois hommes muets se traînent, accablés. 12
Parfois par une brèche on voit au loin des blés, 12
Des cultures en friche et le Rhin dans la plaine. 12
Et les hommes font halte et reprennent haleine, 12
195 Car la descente est raide et le pavé brûlant 12
Et le soleil d'août calcine et chauffe à blanc 12
La ruelle poudreuse au creux de la ravine. 12
La femme, elle, en silence et morne, s'achemine. 12
Parfois son manteau s'ouvre et, comme un ruisseau clair, 12
200 On voit frémir sa robe à grands rinceaux d'or vert, 12
Sa robe d'azur pâle et ses cheveux d'aurore, 12
Et le cœur des bourreaux se serre ; car c'est Lore, 12
Lore, la blonde fille au pur et doux regard, 12
Qui par l'âpre sentier, qui longe le rempart, 12
205 Descend sous bonne escorte, au milieu des gens d'armes 12
Le chemin de l'exil.
Ses yeux n'ont plus de larmes,
Fixés droit devant elle et sur l'abîme ouvert. 12
Le monde inexorable aux innocents qu'il perd 12
La repousse et bannit : ni pardon ni justice. 12
210 Tous et le gouverneur et l'évêque complice, 12
Tous, jusqu'au cloître obscur qui s'ouvre à l'assassin 12
L'ont, comme un fruit pourri, jetée hors leur sein, 11
Et, le front écrasé sous son ignominie, 12
Lore qu'un prêtre épargne et qu'un peuple renie, 12
215 Sous le soleil de plomb descend, lasse de tout. 12
Le cœur plein de rancune ancienne et de dégoût, 12
Savez-vous où s'en va dans sa robe fleurie 12
Loreley ? — Dans l'enclos d'une léproserie ; 12
Et c'est là l'avenir atroce et douloureux 12
220 De cette enfant : vieillir au milieu des lépreux, 12
Panser des corps saignants et nettoyer des plaies. 12
Autour d'elle les nids gazouillent dans les haies 12
Et les coquelicots flambent dans le blé mûr ; 12
Car la ville est déjà loin derrière, son mur 12
225 D'enceinte au loin s'efface… une brise plus forte 12
Emplit les champs d'avoine ; et la petite escorte, 12
Dont l'ombre noire au loin grandit sur un ciel d'or, 12
Voit déjà, comme un pâle et fabuleux décor, 12
La ville avec ses toits et ses clochers d'or grêles 12
230 Pareille à ces châteaux hérissés de tourelles, 12
Qu'au fond des vieux missels on voit peints sur vélin. 12
Le front pâle, arrêtée au tournant du chemin, 12
L'enfant alors fit halte… Avec effroi, comme ivre, 12
Son regard embrassa sous le grand ciel de cuivre 12
235 La ville et ses clochers d'ardoise, ses remparts 12
Croulants ; soudain reprise aux souvenirs épars 12
De son enfance, au charme attendrissant des choses, 12
Le passé, ce poème inoublié des roses 12
Qu'on effeuille et des dieux à jamais envolés, 12
240 L'envahit et, debout dans le sentier des blés, 12
Lore revit au fond de ses rêves sans nombre 12
Le logis paternel, un vieux logis plein d'ombre, 12
Perdu dans un faubourg bruyant et populeux, 12
L'aïeul, un grand vieillard au front chauve et frileux, 12
245 Toujours blotti dans l'âtre entre les deux gorgones 12
Des chenets, puis la chambre aux vitraux hexagones, 12
Tout fleuris de lys pourpre, autant de feux vermeils, 12
Dont l'aube en se levant égayait ses réveils, 12
Le pot de basilic au coin de la fenêtre, 12
250 Puis le premier amant… après le jeune reître, 12
Un capitaine et puis maint riche et beau seigneur ! 12
Où gisaient maintenant les lys de son honneur, 12
Fille de tous maudite et par tous reniée ? 12
Alors, tournant ses yeux ardents de suppliciée 12
255 Vers ses trois compagnons, las de tous ces retards, 12
Lore eut la force encor d'implorer ces soudards 12
Et, calme, détachant de sa blanche poitrine 12
Ses lourds colliers d'or fin, dont un d'aigue-marine : 12
« Laissez-moi, leur dit-elle avec sa douce voix, 12
260 « Laissez-moi contempler une dernière fois 12
« Les murs de ma Cité, de ma chère patrie. 12
« Ces quelques joyaux d'or et cette orfèvrerie 12
« Vous dédommageront du retard apporté. 12
« C'est un dernier adieu, l'extrême volonté 12
265 « D'une exilée… Avant que le soleil décline, 12
« Je voudrais m'arrêter, là-bas, sur la colline 12
« Qui surplombe le fleuve et là dans mes regards 12
« Emporter avec moi le pays dont je pars, 12
« Mon enfance, ma vie… un caprice de folle, 12
270 « Qui, vous, vous fait sourire et dont l'âme frivole 12
« Des femmes se nourrit ou meurt ! le voulez-vous ? » 12
Et ses yeux en parlant étaient devenus doux, 12
Attirants et vainqueurs comme au temps où, maîtresse 12
Des ducs et des barons, elle versait l'ivresse 12
275 De sa beauté divine à l'empire ébloui, 12
Et les trois estafiers lui répondirent : « Oui 12
Elle alors, sur la roche énorme étant montée, 12
Sourit à ses bourreaux et, de gloire exaltée, 12
Plus blanche qu'une perle à travers l'or vermeil 12
280 Du couchant, ses cheveux répandus au soleil : 12
« Puisqu'il n'est plus pour moi ni pardon ni justice, 12
« Je te quitte et t'absous, monde infâme et complice 12
« Et je m'en viens à toi, refuge souverain 12
« Des malheureux, dit-elle, à toi, vieux fleuve Rhin ! » 12
285 Et, croisant sur son cœur ses bras nus de victime, 12
La belle se pencha, rêveuse, sur l'abîme 12
Et s'y laissa couler le front extasié. 12
Les trois estafiers roux, eux, accroupis au pied 12
De la roche, estimaient les joyaux de la belle, 12
290 Et le fleuve emportait au loin la criminelle. 12
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