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LFT_4/LFT457
Jean de LA FONTAINE
ŒUVRES DIVERSES II
1656-1696
ÉPITRES
XXII
À MONSEIGNEUR L'ÉVÊQUE DE SOISSONS
EN LUI DONNANT UN QUINTILIEN
DE LA TRADUCTION D'ORAZIO TOSCANELLA
Je vous fais un présent capable de me nuire. 12
Chez vous Quintilien s'en va tous nous détruire ; 12
Car enfin qui le suit ? qui de nous aujourd'hui 12
S'égale aux anciens tant estimés chez lui ? 12
5 Tel est mon sentiment, tel doit être le vôtre. 12
Mais si votre suffrage en entraîne quelque autre, 12
Il ne fait pas la foule ; et je vois des auteurs 12
Qui, plus savants que moi, sont moins admirateurs. 12
Si vous les en croyez, on ne peut, sans foiblesse, 12
10 Rendre hommage aux esprits de Rome et de la Grèce. 12
Craindre ces écrivains ! on écrit tant chez nous ! 12
La France excelle aux arts, ils y fleurissent tous ; 12
Notre prince avec art nous conduit aux alarmes ; 12
Et sans art nous louerions le succès de ses armes ! 12
15 Dieu n'aimeroit-il plus à former des talents ? 12
Les Romains et les Grecs sont-ils seuls excellents ? 12
Ces discours sont fort beaux, mais fort souvent frivoles 12
Je ne vois point l'effet répondre à ces paroles ; 12
Et, faute d'admirer les Grecs et les Romains, 12
20 On s'égare en voulant tenir d'autres chemins. 12
Quelques imitateurs, sot bétail, je l'avoue, 12
Suivent en vrais moutons le pasteur de Mantoue : 12
J'en use d'autre sorte ; et, me laissant guider, 12
Souvent à marcher seul j'ose me hasarder. 12
25 On me verra toujours pratiquer cet usage. 12
Mon imitation n'est point un esclavage : 12
Je ne prends que l'idée, et les tours, et les lois 12
Que nos maîtres suivoient eux-mêmes autrefois. 12
Si d'ailleurs quelque endroit plein chez eux d'excellence 12
30 Peut entrer dans mes vers sans nulle violence, 12
Je l'y transporte, et veux qu'il n'ait rien d'affecté, 12
Tâchant de rendre mien cet air d'antiquité. 12
Je vois avec douleur ces routes méprisées : 12
Art et guides, tout est dans les Champs-Élysées. 12
35 J'ai beau les évoquer, j'ai beau vanter leurs traits, 12
On me laisse tout seul admirer leurs attraits. 12
Térence est dans mes mains ; je m'instruis dans Horace ; 12
Homère et son rival sont mes dieux du Parnasse. 12
Je le dis aux rochers ; on veut d'autres discours : 12
40 Ne pas louer son siècle est parler à des sourds. 12
Je le loue, et je sais qu'il n'est pas sans mérite : 12
Mais, près de ces grands noms, notre gloire est petite : 12
Tel de nous, dépourvu de leur solidité, 12
N'a qu'un peu d'agrément, sans nul fonds de beauté. 12
45 Je ne nomme personne : on peut tous nous connaître. 12
Je pris certain auteur autrefois pour mon maître ; 12
Il pensa me gâter. À la fin, grâce aux dieux, 12
Horace, par bonheur, me dessilla les yeux. 12
L'auteur avoit du bon, du meilleur ; et la France 12
50 Estimoit dans ses vers le tour et la cadence.. 12
Qui ne les eût prisés ? J'en demeurai ravi ; 12
Mais ses traits ont perdu quiconque l'a suivi. 12
Son trop d'esprit s'épand en trop de belles choses : 12
Tous métaux y sont or, toutes fleurs y sont roses. 12
55 On me dit là-dessus : De quoi vous plaignez-vous ? 12
De quoi ? Voilà mes gens aussitôt en courroux ; 12
Ils se moquent de moi, qui, plein de ma lecture, 12
Vais partout prêchant l'art de la simple nature. 12
Ennemi de ma gloire et de mon propre bien, 12
60 Malheureux, je m'attache à ce goût ancien. 12
Qu'a-t-il sur nous, dit-on, soit en vers, soit en prose ? 12
L'antiquité des noms ne fait rien à la chose, 12
L'autorité non plus, ni tout Quintilien. 12
Confus à ces propos, j'écoute, et ne dis rien. 12
65 J'avouerai cependant qu'entre ceux qui les tiennent 12
J'en vois dont les écrits sont beaux et se soutiennent : 12
Je les prise, et prétends qu'ils me laissent aussi 12
Révérer les héros du livre que voici. 12
Recevez leur tribut des mains de Toscanelle. 12
70 Ne vous étonnez pas qu'il donne pour modèle 12
À des ultramontains un auteur sans brillants. 12
Tout peuple peut avoir du goût et du bon sens, 12
Ils sont de tout pays, du fond de l'Amérique ; 12
Qu'on y mène un rhéteur habile et bon critique, 12
75 Il fera des savants. Hélas ! qui sait encor 12
Si la science à l'homme est un si grand trésor ? 12
Je chéris l'Arioste, et j'estime le Tasse ; 12
Plein de Machiavel, entêté de Roccace, 12
J'en parle si souvent qu'on en est étourdi. 12
80 J'en lis qui sont du Nord, et qui sont du Midi. 12
Non qu'il ne faille un choix dans leurs plus beaux ouvrages. 12
Quand notre siècle auroit ses savants et ses sages, 12
En trouverai-je un seul approchant de Platon ? 12
La Grèce en fourmilloit dans son moindre canton. 12
85 La France a la satire et le double théâtre ; 12
Des bergères d'Urfé chacun est idolâtre ; 12
On nous promet l'histoire, et c'est un haut projet. 12
J'attends beaucoup de l'art, beaucoup plus du sujet : 12
Il est riche, il est vaste, il est plein de noblesse ; 12
90 Il me feroit trembler pour Rome et pour là Grèce. 12
Quant aux autres talents, l'ode, qui baisse un peu, 12
Veut de la patience ; et nos gens ont du feu. 12
Malherbe avec Racan, parmi les chœurs des anges, 12
Là-haut de l'Éternel célébrant les louanges, 12
95 Ont emporté leur lyre ; et j'espère qu'un jour 12
J'entendrai leur concert au céleste séjour. 12
Digne et savant prélat, vos soins et vos lumières 12
Me feront renoncer à mes erreurs premières : 12
Comme vous je dirai l'auteur de l'univers. 12
100 Cependant agréez mon rhéteur et mes vers. 12
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