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LFT_3/LFT374
Jean de LA FONTAINE
ŒUVRES DIVERSES I
1658-1694
POÉSIES DIVERSES
VIII
IDYLLE
L'AMOUR VENGÉ
A PHYLLIS
C'est un terrible enfant que l'Amour en colère. 12
Si vous le commissiez, Phyllis, 8
Peut-être seriez-vous plus tendre, ou moins sévère ; 12
Du moins m'écririez-vous lorsque je vous écris. 12
5 Écoutez. Un berger, je l'appelle Sylvandre, 12
Aima jadis une jeune beauté : 10
Jamais berger ne fut plus tendre : 8
Mais aussi, d'un autre côté, 8
Jamais bergère dans le monde 8
10 N'eut plus de sévérité. 7
Chloris, c'étoit son nom, comme vous, étoit blonde, 12
Peu grande ; attrait encor : car, Phyllis, entre nous, 12
Ces tailles riches que l'on vante 8
Ne sont pas si riches qu'on chante : 8
15 Quant à moi, franchement, car chacun a ses goûts, 12
Je n'aime pas une géante. 8
Chloris avoit enfin la taille comme vous, 12
Une démarche nonchalante. 8
De l'embonpoint passablement, 8
20 Mille attraits dans ses yeux, paroissoit complaisante, 12
Parloit peu, rioit aisément, 8
Faisoit des vers parfois, étoit insinuante, 12
Avoit.. la réponse présente, 8
Et railloit agréablement : 8
25 En un mot, comme vous, la bergère charmante 12
Avoit beaucoup d'esprit et beaucoup de beauté ; 12
Mais, comme vous aussi, beaucoup de cruauté ; 12
S'entend pour son amant, car pour les autres hommes 12
Elle s'humanisoit assez. 8
30 Cela se fait, Phyllis, dans le siècle où nous sommes : 12
Pourquoi l'eût-on pas fait dans les siècles passés ? 12
Qu'y faire ? du berger c'étoit la destinée. 12
Six mois se passent, une année, 8
Sans que de sa Chloris le berger obtînt rien. 12
35 Lorsqu'il lui disoit des tendresses, 8
L'ingrate changeoit d'entretien ; 8
Loin de répondre à ses caresses, 8
L'ingrate s'emportoit, lui faisoit cent rudesses ; 12
Le berger prenoit tout en bien. 8
40 Franchement, vous autres maîtresses, 8
Vous prenez certains airs que je ne sais comment 12
Nous.vous aimons un seul moment. 8
Qu'y faire encor ? c'est notre étoile ; 8
Nous avons sur les yeux un voile. 8
45 Sylvandre persista toujours, 8
L'ingrate fut toujours ingrate : 8
Mais comme tout amant se flatte, 8
Sylvandre se flatta, qu'à la fin ses amours 12
Prendraient peut-être un meilleur cours. 8
50 Il faut, s'écria-t-il, que, pour fléchir ma belle, 12
Je m'absente pour quelques jours ; 8
Si ma maîtresse m'est cruelle, 8
C'est qu'elle me voit trop souvent. 8
Il part, ce ne fut pas pourtant 8
55 Sans faire sur son cœur maint effort qui l'accable : 12
Le remède est parfois aussi grand que le mal ; 12
Mais, Phyllis, que peut faire un amant misérable ? 12
Qu'il soit près, qu'il soit loin, pour lui tout est égal 12
Quand sa bergère est inhumaine. 8
60 Revenons au berger. Cet amant malheureux 12
Ajouta d'un ton langoureux : 8
Si Chloris connoissoit ma peine, 8
Peut-être que son cœur répondrait à mes vœux ; 12
Apprenons-lui ce que j'endure, 8
65 Aussi ne le sait-elle point ; 8
Elle ne m'a jamais écouté sur ce point ; 12
Si l'ingrate le sait, seroit-elle si dure 12
De laisser mourir un amant ? 8
Écrivons. Le berger prend alors des tablettes, 12
70 En vers lugubres peint son amoureux tourment, 12
Les envoie à Chloris. Tel parti cependant, 12
De l'humeur dont vous êtes faites, 8
N'est pas toujours trop sûr, ingrate que vous êtes ; 12
J'en ai fait mille fois autant ; 8
75 Mais vous n'en êtes pas plus tendre ; 8
Autant en emporte le vent. 8
Autant en prit-il à Sylvandre. 8
La bergère toujours eut un cœur de rocher ; 12
Elle ne daigna point répondre à l'élégie, 12
80 Et l'amant malheureux (ceci doit vous toucher) 12
S'abandonna si fort à la mélancolie, 12
Que quelques jours après il en perdit la vie. 12
Ce n'est pas tout, Phyllis, 6
Il arriva bien pis, 6
85 Et la catastrophe est terrible. 8
Amour, dès ce moment, se vengea de Chloris : 12
Elle n'a pas plus tôt appris 8
Que le berger n'est plus, qu'elle devient sensible. 12
Tout éperdue, en ce moment, 8
90 Elle veut courir après l'ombre 8
De ce tendre et parfait amant, 8
Qu'elle a mis dans le monument. 8
Oui, j'irai dans le manoir sombre, 8
Dit-elle, où t'ont réduit mes injustes rigueurs. 12
95 Si je n'ai pu forcer les dures destinées, 12
Et t'aimer sur la terre, ah ! berger, si je meurs, 12
Du moins je t'aimerai dans les champs Élysées. 12
Et du moment, fondant en pleurs, 8
On s'aperçoit qu'elle se pâme, 8
100 Et qu'elle est prête à rendre l'âme. 8
Conclusion, Chloris mourut. 8
Caron lui passa l'onde noire. 8
Tout le Styx, pour la voir, dès l'instant accourut ; 12
Et dès que Sylvandre parut : 8
105 Cher Sylvandre, dit-elle, écoute mon histoire, 12
De toutes mes rigueurs oubliant la mémoire… 12
Elle alloit faire un long récit : 8
Mais Sylvandre l'interrompit. 8
Dans le fleuve d'oubli, dit-il, je viens de boire. 12
110 Si j'aimois avant mon trépas, 8
C'est ce que j'aurais peine à croire ; 8
Mais je sais bien, Chloris, qu'au moins je n'aime pas. 12
Maux et chagrins ici finissent : 8
Surtout du dieu d'amour nous ignorons les lois ; 12
115 Et si dans ces bas lieux nous aimons quelquefois, 12
C'est lorsque les dieux nous punissent. 8
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