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LFT_3/LFT357
Jean de LA FONTAINE
ŒUVRES DIVERSES I
1658-1694
ÉLÉGIES
ÉLÉGIE V
A CLYMÈNE
J'avois cru jusqu'ici bien connoître l'amour. 12
Je me trompois, Clymène ; et ce n'est que d'un jour 12
Que je sais à quel point peuvent monter ses peines. 12
Non pas qu'ayant brûlé pour beaucoup d'inhumaines, 12
5 Un esclavage dur ne m'ait assujetti ; 12
Mais je compte pour rien tout ce que j'ai senti. 12
Des douleurs qu'on endure en servant une belle 12
Je n'avois pas encor souffert la plus cruelle. 12
La jalousie aux yeux incessamment ouverts, 12
10 Monstre toujours fécond en fantômes divers, 12
Jusque-là, grâce aux dieux, n'en avoit pu produire 12
Que mon cœur eût trouvés capables de lui nuire. 12
Pour les autres tourments, ils m'étoient fort communs : 12
Je nourrissois chez moi les soucis importuns, 12
15 La folle inquiétude en ses plaisirs légère, 12
Des lieux où l'on la porte hôtesse passagère ; 12
J'y nourrissois encor les désirs sans espoir, 12
Les soins toujours veillants, le chagrin toujours noir, 12
Les peines que nous cause une éternelle absence. 12
20 Tous ces poisons mêlés composoient ma souffrance ; 12
La jalousie y joint à présent son ennui. 12
Hélas ! je ne connois l'amour que d'aujourd'hui. 12
Un mal qui m'est nouveau s'est glissé dans mon âme ; 12
Je meurs. Ah ! si c'étoit seulement de ma flamme ! 12
25 Si je ne périssois que par mon seul tourment ! 12
Mais le vôtre me perd : Clymène, un autre amant, 12
Même après son trépas, vit dans votre mémoire. 12
Il y vivra longtemps ; vos pleurs me le font croire. 12
Un mort a dans la tombe emporté votre foi ! 12
30 Peut-être que ce mort sut mieux aimer que moi. 12
Certes ! il en donna des marques bien certaines, 12
Quand pour le soulager de l'excès de ses peines, 12
Vous lui voulûtes bien conseiller, par pitié, 12
De réduire l'amour aux termes d'amitié. 12
35 Il vous crut ; et pour moi, je n'ai d'obéissance 12
Que quand on veut que j'aime avecque violence. 12
Tant d'ardeur semblera condamnable à vos yeux ; 12
Mais n'aimez plus ce mort, et vous jugerez mieux. 12
Comment ne l'aimer plus ? on y songe à toute heure, 12
40 On en parle sans cesse, on le plaint, on le pleure ; 12
Son bonheur avec lui ne saurait plus vieillir : 12
Je puis vous offenser ; il ne peut plus faillir. 12
O trop heureux amant ! ton sort me fait envie. 12
Vous l'appelez ami : je crois qu'en votre vie 12
45 Vous n'en fîtes un seul qui le fût à ce point. 12
J'en sais qui vous sont chers, vous ne m'en parlez point : 12
Pour celui-ci, sans cesse il est dans votre bouche. 12
Clymène, je veux bien que sa perte vous touche ; 12
Pleurez-la, j'y consens : ce regret est permis ; 12
50 Mais ne confondez point l'amant et les amis. 12
Votre cœur juge mal du motif de sa peine ; 12
Ces pleurs sont pleurs d'amour : je m'y connois, Clymène. 12
Des amis si bien faits méritent, entre nous, 12
Que sous le nom d'amants ils soient pleures par vous. 12
55 Ne déguisez donc plus la cause de vos larmes ; 12
Avouez que ce mort eut pour vous quelques charmes. 12
Il joignoit les beautés de l'esprit et du corps : 12
Ce n'étoient cependant que ses moindres trésors ; 12
Son âme l'emportoit. Quoiqu'on prise la mienne, 12
60 Je la réformerais de bon cœur sur la sienne. 12
Exceptez-en un point qui fait seul tous mes biens : 12
Je ne changerois pas mes feux contre les siens. 12
Puisqu'il n'étoit qu'ami, je le surpasse en zèle ; 12
Et mon amour vaut bien l'amitié la plus belle. 12
65 Je n'en puis relâcher. N'engagez point mon cœur 12
A tenter les moyens d'en être le vainqueur : 12
Je me l'arracherais ; et vous en seriez cause. 12
Moi cesser d'être amant ! et puis-je être autre chose ? 12
Puis-je trouver en vous ce que j'ai tant loué. 12
70 Et vouloir pour ami sans plus être avoué ? 12
Non, Clymène, ce bien, encor qu'inestimable, 12
N'a rien de votre part qui me soit agréable : 12
D'une autre que de vous je pourrais l'accepter ; 12
Mais quand vous me l'offrez, je dois le rejeter. 12
75 Il ne m'importe pas que d'autres en jouissent ; 12
Gardez votre présent à ceux qui me haïssent : 12
Aussi bien ne m'est-il réservé qu'à demi. 12
Dites, me traitez-vous encor comme un ami ? 12
Tâchez-vous de guérir mon cœur de sa blessure ? 12
80 On dirait que ma mort vous semble trop peu sûre. 12
Depuis que je vous vois, vous m'offrez tous les jours 12
Quelque nouveau poison forgé par les Amours. 12
C'est tantôt un clin d'œil, un mot, un vain sourire, 12
Un rien ; et pour ce rien nuit et jour je soupire ! 12
85 L'ai-je à peine obtenu, vous y joignez un mal 12
Qu'après moi l'on peut dire à tous amants fatal. 12
Vous me rendez jaloux ; et de qui ? Quand j'y songe, 12
Il n'est excès d'ennuis où mon cœur ne se plonge. 12
J'envie un rival mort ! M'ajoutera-t-on foi, 12
90 Quand je dirai qu'un mort est plus heureux que moi ? 12
Cependant il est vrai. Si mes tristes pensées 12
Vous sont avec quelque art sur le papier tracées, 12
Cléandre, dites-vous, avoit cet art aussi. 12
Si par de petits soins j'exprime mon souci, 12
95 Il en faisoit autant, mais avec plus de. grace. 12
Enfin, si l'on vous croit, en rien je ne le passe. 12
Vous vous représentez tout ce qui vient de lui, 12
Tandis que dans mes yeux vous lisez mon ennui. 12
Ce n'est pas tout encor ; vous voulez que je voie 12
100 Son portrait, où votre âme a renfermé sa joie. 12
Remarquez, me dit-on, cet air rempli d'attraits : 12
J'en remarque après vous jusques aux moindres traits. 12
Je fais plus : je les loue, et souffre que vos larmes 12
Arrosent à mes yeux ce portrait plein de charmes. 12
105 Quelquefois je vous dis : C'est trop parler d'un mort. 12
A peine on s'en est tu, qu'on en reparle encor. 12
Je porte, dites-vous, malheur à ceux que j'aime : 12
Le ciel, dont la rigueur me fut toujours extrême, 12
Leur fait, à tous la guerre, et sa haine pour moi 12
110 S'étendra sur quiconque engagera ma foi. 12
Mon amitié n'est pas un sort cligne d'envie : 12
Cléandre, tu le sais, il t'en coûte la vie. 12
Hélas ! il m'a long-temps aimée éperdument : 12
En présence des dieux il en faisoit serment. 12
115 Je n'ai réduit son feu qu'avec beaucoup de peine. 12
Si vous l'avez réduit, avouez-moi, Clymène, 12
Que le mien, dont l'ardeur augmente tous les jours, 12
Mieux que celui d'un mort mérite vos amours. 12
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