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LFT_3/LFT352
Jean de LA FONTAINE
ŒUVRES DIVERSES I
1658-1694
POÈME DU QUINQUINA
A MADAME LA DUCHESSE DE BOUILLON
CHANT PREMIER
Je ne voulois chanter que les héros d'Ésope : 12
Pour eux seuls en mes vers j'invoquois Calliope ; 12
Même j'allois cesser, et regardois le port. 12
La raison me disoit que mes mains étoient lasses : 12
5 Mais un ordre est venu plus puissant et plus fort 12
Que la raison ; cet ordre accompagné de grâces, 12
Ne laissant rien de libre au cœur ni dans l'esprit, 12
M'a fait passer le but que je m'étais prescrit. 12
Vous vous reconnoissez à ces traits, Uranie : 12
10 C'est pour vous obéir, et non point par mon choix, 12
Qu'à des sujets profonds j'occupe mon génie, 12
Disciple de Lucrèce une seconde fois. 12
Favorisez cet œuvre ; empêchez qu'on ne die 12
Que mes vers sous le poids languiront abattus 12
15 Protégez les enfants d'une muse hardie ; 12
Inspirez-moi ; je veux qu'ici l'on étudie 12
D'un présent d'Apollon la force et les vertus. 12
Après que les humains, œuvre de Prométhée, 12
Furent participants du feu qu'au sein des dieux 12
20 Il déroba pour nous d'une audace effrontée, 12
Jupiter assembla les habitants des cieux. 12
Cette engeance, dit-il, est donc notre rivale ! 12
Punissons des humains l'infidèle artisan : 12
Tâchons par tout moyen d'altérer son présent. 12
25 Sa main du feu divin leur fut trop libérale : 12
Désormais nos égaux, et tout fiers de nos biens, 12
Ils ne fréquenteront vos temples ni les miens. 12
Envoyons-leur de maux une troupe fatale, 12
Une source de vœux, un fonds pour nos autels. 12
30 Tout l'Olympe applaudit : aussitôt les mortels 12
Virent courir sur eux avecque violence 12
Pestes, fièvres, poisons répandus dans les airs. 12
Pandore ouvrit sa boîte ; et mille maux divers 12
S'en vinrent au secours de notre intempérance. 12
35 Un des dieux fut touché du malheur des humains ; 12
C'est celui qui pour nous sans cesse ouvre les mains ; 12
C'est Phébus Apollon. De lui vient, la lumière, 12
La chaleur qui descend au sein de notre mère, 12
Les simples, leur emploi, la musique, les vers, 12
40 Et l'or, si c'est un bien que l'or pour l'univers. 12
Ce dieu, dis-je, touché de l'humaine misère, 12
Produisit un remède au plus grand de nos maux : 12
C'est l'écorce du kin, seconde panacée. 12
Loin des peuples connus Apollon l'a placée. 12
45 Entre elle et nous s'étend tout l'empire des flots. 12
Peut-être il a voulu la vendre à nos travaux ; 12
Peut-être il la devoit donner pour récompense 12
Aux hôtes d'un climat où règne l'innocence. 12
O toi qui produisis ce trésor sans pareil, 12
50 Cet arbre ainsi que l'or cligne fils du soleil, 12
Prince du double mont, commande aux neuf pucelles 12
Que leur chœur pour m'aider députe deux d'entre elles. 12
J'ai besoin aujourd'hui de deux talents divers : 12
L'un est l'art de ton fils ; et l'autre, les beaux vers. 12
55 Le mal le plus commun, et quelqu'un même assure 12
Que seul on le peut dire un mal, à bien parler, 12
C'est la fièvre, autrefois espérance trop sûre 12
A Cloton, quand ses mains se lassoient de filer. 12
Nous en avions en vain l'origine cherchée. 12
60 On prédisoit son cours, on savoit son progrès, 12
On déterminoit ses effets ; 8
Mais la cause en étoit cachée. 8
La fièvre, disoit-on, a son siége aux humeurs. 12
Il se fait un foyer qui pousse ses vapeurs 12
65 Jusqu'au cœur, qui les distribue 8
Dans le sang dont la masse en est bientôt imbue. 12
Ces amas enflammés, pernicieux trésors, 12
Sur l'aile des esprits aux familles errantes, 12
S'en vont infecter tout le corps, 8
70 Sources de fièvres différentes. 8
Si l'humeur bilieuse a causé ces transports, 12
Le sang, véhicule fluide 8
Des esprits ainsi corrompus, 8
Par des accès de tierce à peine interrompus, 12
75 Va d'artère en artère attaquer le solide. 12
Toutes nos actions souffrent un changement. 12
Le test et le cerveau piqués violemment 12
Joignent à la douleur les songes, les chimères, 12
L'appétit de parler, effets trop ordinaires. 12
80 Que si le venin dominant 8
Se puise en la mélancolie, 8
J'ai deux jours de repos, puis le mal survenant 12
Jette un long ennui sur ma vie. 8
Ainsi parle l'école et tous ses sectateurs. 12
85 Leurs malades debout après force lenteurs 12
Donnoient cours à cette doctrine : 8
La nature, ou la médecine, 8
Ou l'union des deux, sur le mal agissoit. 12
Qu'importe qui ? l'on guérissoit. 8
90 On n'exterminent pas la fièvre, on la lassoit. 12
Le bon tempérament, le séné, la saignée ; 12
Celle-ci, disoient-ils, ôtant le sang impur, 12
Et non comme aujourd'hui des mortels dédaignée ; 12
Celui-là, purgatif innocent et très-sûr 12
95 (Ils l'ont toujours cru tel) ; et le plus nécessaire, 12
J'entends le bon tempérament, 8
Rendu meilleur encor par le bon aliment, 12
Remettoient le malade en son train ordinaire. 12
On se rétablissoit, mais toujours lentement. 12
100 Une cure plus prompte étoit une merveille. 12
Cependant, la longueur minoit nos facultés. 12
S'il restoit des impuretés, 8
Les remèdes alors de nouveau répétés, 12
Casse, rhubarbe, enfin mainte chose pareille, 12
105 Et surtout la diète, achevoient le surplus, 12
Chassoient ces restes superflus, 8
Relâchoient, resserraient, faisoient un nouvel homme : 12
Un nouvel homme ! un homme usé. 8
Lorsqu'avec tant d'apprêts cet œuvre se consomme, 12
110 Le trésor de la vie est bientôt épuisé. 12
Je ne veux pour témoins de ces expériences 12
Que les peuples sans lois, sans arts, et sans sciences 12
Les remèdes fréquents n'abrégent point leurs jours, 12
Rien n'en hâte le long et le paisible cours. 12
115 Telle est des Iroquois la gent presque immortelle : 12
La vie après cent ans chez eux est encor belle. 12
Ils lavent leurs enfants aux ruisseaux les plus froids. 12
La mère au tronc d'un arbre, avecque son carquois, 12
Attache la nouvelle et tendre créature ; 12
120 Va sans art apprêter un mets non acheté. 12
Ils ne trafiquent point des dons de la nature : 12
Nous vendons cher les biens qui nous ont peu coûté. 12
L'âge où nous sommes vieux est leur adolescence. 12
Enfin il faut mourir ; car sans ce commun sort 12
125 Peut-être ils se mettraient à l'abri de la mort 12
Par le secours de l'ignorance. 8
Pour nous, fils du savoir, ou, pour en parler mieux. 12
Esclaves de ce don que nous ont fait les dieux, 12
Nous nous sommes prescrit une étude infinie. 12
130 L'art est long, et trop courts les termes de la vie. 12
Un seul point négligé fait errer aisément. 12
Je prendrai de plus haut tout cet enchaînement, 12
Matière non encor par les Muses traitée, 12
Route qu'aucun mortel en ses vers n'a tentée : 12
135 Le dessein en est grand, le succès malaisé ; 12
Si je m'y perds, au moins j'aurai beaucoup osé. 12
Deux portes sont au cœur, chacune a sa valvule. 12
Le sang, source de vie, est par l'une introduit ; 12
L'autre huissière permet qu'il sorte et qu'il circule, 12
140 Des veines sans cesser aux artères conduit. 12
Quand le cœur l'a reçu, la chaleur naturelle 12
En forme ces esprits qu'animaux on appelle. 12
Ainsi qu'en un creuset il est raréfié. 12
Le plus pur, le plus vif, le mieux qualifié, 12
145 En atomes extrait quitte la masse entière, 12
S'exhale, et sort enfin par le reste attiré. 12
Ce reste rentre encore, est encore épuré ; 12
Le chyle y joint toujours matière sur matière. 12
Ces atomes font tout ; par les uns nous croissons ; 12
150 Les autres, des objets touchés en cent façons, 12
Vont porter au cerveau les traits dont ils s'empreignent, 12
Produisent la sensation. 8
Nulles prisons ne les contraignent : 8
Ils sont toujours en action. 8
155 Du cerveau dans les nerfs ils entrent, les remuent ; 12
C'est l'état de la veille ; et réciproquement, 12
Sitôt que moins nombreux en force ils diminuent, 12
Les fils des nerfs lâchés font l'assoupissement. 12
Le sang s'acquitte encor chez nous d'un autre office. 12
160 En passant par le cœur il cause un battement ; 12
C'est ce qu'on nomme pouls, sûr et fidèle indice 12
Des degrés du fiévreux tourment. 8
Autant de coups qu'il réitère, 8
Autant et de pareils vont d'artère en artère 12
165 Jusqu'aux extrémités porter ce sentiment. 12
Notre santé n'a point de plus certaine marque 12
Qu'un pouls égal et modéré ; 8
Le contraire fait voir que l'être est altéré ; 12
Le foible et l'étouffé confine avec la Parque, 12
170 Et tout est alors déploré. 8
Que l'on ait perdu la parole, 8
Ce truchement pour nous dit assez notre mal, 12
Assez il fait trembler pour le moment fatal 12
Esculape en fait sa boussole. 8
175 Si toujours le pilote a l'œil sur son aimant, 12
Toujours le médecin s'attache au battement, 12
C'est sa guide ; ce point l'assure et. le console 12
En cette mer d'obscurités 8
Que son art dans nos corps trouve de tous côtés. 12
180 Ayant parlé du pouls, le frisson se présente. 12
Un froid avant-coureur s'en vient nous annoncer 12
Que le chaud de la fièvre aux membres va passer. 12
Le cœur le fomentoit, c'est au cœur qu'il s'augmente, 12
Et qu'enfin parvenant jusqu'à certain excès 12
185 Il acquiert un degré qui forme les accès. 12
Si j'excellois en l'art où je m'applique, 10
Et que l'on pût tout réduire à nos sons, 10
J'expliquerais par raison mécanique 10
Le mouvement convulsif des frissons : 10
190 Mais le talent des doctes nourrissons 10
Sur ce sujet veut une autre manière. 10
Il semble alors que la machine entière 10
Soit le jouet d'un démon furieux. 10
Muse, aide-moi ; viens sur cette matière 10
195 Philosopher en langage des dieux. 10
Des portions d'humeur grossière, 8
Quelquefois compagnes du sang, 8
Le suivent dans le cœur, sans pouvoir, en passant, 12
Se subtiliser de manière 8
200 Qu'il naisse des esprits en même quantité 12
Que dans le cours de la santé. 8
Un sang plus pur s'échauffe avec plus de vitesse 12
L'autre reçoit plus tard la chaleur pour hôtesse ; 12
Le temps l'y sait, aussi beaucoup mieux imprimer. 12
205 Le bois vert, plein d'humeurs, est long à s'allumer : 12
Quand il brûle, l'ardeur en est plus véhémente. 12
Ainsi ce sang chargé repassant, par le cœur 12
S'embrase d'autant plus que c'est avec lenteur, 12
Et regagne au degré ce qu'il perd par l'attente. 12
210 Ce degré, c'est la fièvre. A l'égard des retours 12
A certaine heure, en certains jours, 8
C'est un point, inscrutable, à moins qu'on ne le fonde 12
Sur les moments prescrits à cuire ou consumer 12
L'aliment ou l'humeur qui s'en est pu former. 12
215 Il n'est merveille qui confonde 8
Notre raison aveugle en mille autres effets 12
Comme ces temps marqués où nos maux sont sujets. 12
Vous qui cherchez dans tout une cause sensible, 12
Dites-nous comme il est possible 8
220 Qu'un corps dans le désordre amène réglément 12
L'accès, ou le redoublement. 8
Pour moi, je n'oserais entrer dans ce dédale ; 12
Ainsi de ces retours je laisse l'intervalle : 12
Je reviens au frisson, qui du défaut d'esprits 12
225 Tient sans doute son origine. 8
Les muscles moins tendus, comme étant moins remplis, 12
Ne peuvent lors dans la machine 8
Tirer leurs opposés de même qu'autrefois, 12
Ni ceux-ci succéder à de pareils emplois. 12
230 Tout le peuple mutin, léger, et téméraire, 12
Des vaisseaux mal fermés en tumulte sortant, 12
Cause chez nous dans cet instant 8
Un mouvement involontaire. 8
Le peu qui s'en produit sort du lieu non gonflé, 12
235 Comme on voit l'air sortir d'un ballon mal enflé. 12
La valvule en la veine, au ballon la languette. 12
Geôlière peu soigneuse à fermer la prison, 12
Laisse enfin échapper la matière inquiète : 12
Aussitôt les esprits agitent sans raison, 12
240 Deçà, delà, partout où le hasard les pousse, 12
Notre corps qui frémit à leur moindre secousse. 12
Le malade ressemble alors à ces vaisseaux 12
Que des vents opposés et de contraires eaux 12
Ont pour but du débris que leurs fureurs méditent ; 12
245 Les ministres d'Éole et le flot les agitent ; 12
Maint coup, maint tourbillon les pousse à tous moments, 12
Frêle et triste jouet de la vague et des vents. 12
En tel et pire état le frisson vient réduire 12
Ceux qu'un chaud véhément menace de détruire. 12
250 Il n'est muscle ni membre en l'assemblage entier 12
Qui ne semble être près du naufrage dernier. 12
De divers ennemis à l'envi nous traversent, 12
Malheureuse carrière où ces démons s'exercent. 12
Si le mal continue, et que d'aucun repos 12
255 La fièvre n'ait borné ses funestes complots, 12
Dans les fébricitants il n'est rien qui ne pèche 12
Le palais se noircit, et la langue se sèche ; 12
On respire avec peine, et d'un fréquent effort : 12
Tout s'altère ; et bientôt la raison prend l'essort. 12
260 Le médecin confus redouble ses alarmes. 12
Une famille tout en larmes 8
Consulte ses regards : il a beau déguiser, 12
Aucun des assistants ne s'y laisse abuser ». 12
Le malade lui-même a l'œil sur leur visage. 12
265 Tout ce qui l'environne est d'un triste présage ; 12
Sa moitié, des enfants, l'un appui de ses jours, 12
Un autre entre les bras de ses chastes amours, 12
Une fille pleurante, et déjà destinée 12
Aux prochaines douceurs d'un heureux hyménée. 12
270 Alors, alors, il faut oublier ces plaisirs. 12
L'âme en soi se ramène, encor que nos désirs 12
Renoncent à regret à des restes de vie. 12
Douce lumière, hélas ! me seras-tu ravie ? 12
Âme, où t'envoles-tu sans espoir de retour ? 12
275 Le malade arrivé près de son dernier jour, 12
Rappelle ces moments où personne ne songe 12
Aux remords trop tardifs où cet instant nous plonge. 12
Sur ce qu'il a commis il tâche à repasser : 12
En vain ; car le transport à ce foible penser 12
280 Fait bientôt succéder les folles rêveries, 12
Le délire, et souvent le poison des furies. 12
On tente l'émétique alors infructueux, 12
Puis l'art nous abandonne au remède des vœux. 12
Pandore, que ta boîte en maux étoit féconde ! 12
285 Que tu sus tempérer les douceurs de ce monde ! 12
A peine en sommes-nous devenus habitants, 12
Qu'entourés d'ennemis dès les premiers instants, 12
Il nous faut par des pleurs ouvrir notre carrière. 12
On n'a pas le loisir de goûter la lumière. 12
290 Misérables humains, combien possédez-vous 12
Un présent si cher et si doux ? 8
Retranchez-en le temps dont Morphée est le maître ; 12
Retranchez ces jours superflus 8
Où notre âme ignorant son être 8
295 Ne se sent pas encore, ou bien ne se sent plus : 12
Otez le temps des soins, celui des maladies, 12
Intermède fatal qui partage nos vies. 12
La fièvre quelquefois fait que dans nos maisons 12
Nous passons sans soleil trois retours de saisons. 12
300 Ce mal a le pouvoir d'étendre 8
Autant et plus encor son long et triste cours ; 12
Un de ces trois cercles de jours 8
Se passe à le souffrir, deux autres à l'attendre. 12
Mais c'est trop s'arrêter à des sujets de pleurs : 12
305 Allons quelques moments dormir sur le Parnasse ; 12
Nous en célébrerons avecque plus de grâce 12
Le présent qu'Apollon oppose à ces malheurs. 12
CHANT SECOND
Enfin, grâce au démon qui conduit mes ouvrages, 12
Je vais offrir aux yeux de moins tristes images ; 12
310 Par lui j'ai peint le mal, et j'ai lieu d'espérer 12
Qu'en parlant, du remède il viendra m'inspirer. 12
On ne craint, plus cette hydre aux têtes renaissantes, 12
La fièvre exerce en vain ses fureurs impuissantes : 12
D'autres temps sont venus, Louis règne ; et les dieux 12
315 Réservoient à son siècle un bien si précieux ; 12
A son siècle ils gardoient l'heureuse découverte 12
D'un bois qui tous les jours cause au Styx quelque perte. 12
Nous n'avons pas toujours triomphé de nos maux : 12
Le ciel nous a souvent envoyé des travaux. 12
320 D'autres temps sont venus : Louis règne ; et la Parque 12
Sera lente à trancher nos jours sous ce monarque. 12
Son mérite a gagné les arbitres du sort ; 12
Les destins avec lui semblent, être d'accord. 12
Durez, bienheureux temps ; et que sous ses auspices 12
325 Nous portions chez les morts plus tard nos sacrifices. 12
J'en conjure le dieu qui m'inspire ces vers ; 12
Je t'en conjure aussi, père de l'univers. 12
Et vous, divinités aux hommes bienfaisantes, 12
Qui tempérez les airs, qui régnez sur les plantes, 12
330 Concourez pour lui plaire, empêchez les humains 12
D'avancer leur tribut au roi des peuples vains. 12
J'enseigne là-dessus une nouvelle route : 12
C'est le bien des mortels ; que tout mortel m'écoute. 12
J'ai fait voir ce que croit l'école et ses suppôts : 12
335 On a laissé longtemps leur erreur en repos. 12
Le quina l'a détruite, on suit des lois nouvelles. 12
Arrière les humeurs ; qu'elles pèchent ou non, 12
La fièvre est un levain qui subsiste sans elles : 12
Ce mal si craint n'a pour raison 8
340 Qu'un sang qui se dilate, et bout dans sa prison. 12
On s'est formé jadis une semblable idée 12
Des eaux dont tous les ans Memphis est inondée. 12
Plus d'un naturaliste a cru 8
Que les esprits nitreux d'un ferment, prétendu 12
345 Faisoient croître le Nil, quand toute eau se renferme 12
Et n'ose outre-passer le terme 8
Que d'invisibles mains sur ses bords ont écrit. 12
Celle-ci seule échappe, et dédaigne son lit : 12
Les nymphes de ce fleuve errent dans les campagnes 12
350 Sous les signes brûlants, et pendant plusieurs jours. 12
D'où vient, dit un auteur, qu'il enfle alors son cours ? 12
Le climat est sans pluie ; on n'entend aux montagnes 12
Bruire en ces lieux aucuns torrents : 8
En ces lieux nuls ruisseaux courants 8
355 N'augmentent le tribut dont, s'arrosent les plaines. 12
Si l'on croit cet auteur, certain bouillonnement 12
Par le nitre causé fait ce débordement. 12
C'est ainsi que le sang fermente dans nos veines, 12
Qu'il y bout, qu'il s'y meut, dilaté par le cœur. 12
360 Les esprits alors en fureur 8
Tâchent par tous moyens d'ébranler la machine. 12
On frissonne, on a chaud. J'ai déduit ces effets 12
Selon leur ordre et leur progrès. 8
Dès qu'un certain acide en notre corps domine, 12
365 Tout fermente, tout bout, les esprits, les liqueurs ; 12
Et la fièvre de là tire son origine 12
Sans autre vice des humeurs. 8
Que faisoient nos aïeux pour rendre plus tranquille 12
Ce sang ainsi bouillant ? ils saignoient, mais en vain 12
370 L'eau qui reste en l'éolipyle 8
Ne se refroidit, pas quand il devient moins plein. 12
L'airain soufflant fait voir que la liqueur enclose 12
Augmente de chaleur, déchue en quantité : 12
Le souffle alors redouble, et cet air irrité 12
375 Ne trouve du repos qu'en consumant sa cause. 12
Du sentiment fiévreux on tranche ainsi le cours ; 12
Il cesse avec le sang, le sang avec nos jours. 12
Tout mal a son remède au sein de la nature. 12
Nous n'avons qu'à chercher : de là nous sont venus 12
380 L'antimoine avec le mercure, 8
Trésors autrefois inconnus. 8
Le quin règne aujourd'hui : nos habiles s'en servent. 12
Quelques-uns encore conservent, 8
Comme un point de religion. 8
385 L'intérêt de l'école et leur opinion. 12
Ceux-là même y viendront ; et désormais ma veine 12
Ne plaindra plus des maux dont l'art fait son domaine. 12
Peu de gens, je l'avoue, ont part à ce discours : 12
Ce peu c'est encor trop. Je reviens à l'usage 12
390 D'une écorce fameuse, et qui va tous les jours 12
Rappeler des mortels jusqu'au sombre rivage. 12
Un arbre en est couvert, plein d'esprits odorants. 12
Gros de tige, étendu, protecteur de l'ombrage : 12
Apollon a doué de cent dons différents 12
395 Son bois, son fruit et son feuillage. 8
Le premier sert à maint ouvrage ; 8
Il est onde d'aurore ; on en pourrait orner 12
Les maisons où le luxe a droit de dominer. 12
Le fruit a pour pépins une graine onctueuse, 12
400 D'ample volume, et précieuse : 8
Elle a l'effet du baume, et fournit aux humains, 12
Sans le secours du temps, sans l'adresse des mains, 12
Un remède à mainte blessure. 8
Sa feuille est semblable en figure 8
405 Aux trésors toujours verts que mettent sur leur front 12
Les héros de la Thrace et ceux du double mont. 12
Cet arbre ainsi formé se couvre d'une écorce 12
Qu'au cinnamome on peut comparer en couleur. 12
Quant à ses qualités, principes de sa force, 12
410 C'est l'âpre, c'est l'amer, c'est aussi la chaleur. 12
Celle-ci cuit les sucs de qualité louable, 12
Dissipe ce qui nuit ou n'est point favorable ; 12
Mais la principale vertu 8
Par qui soit ce ferment dans nos corps combattu, 12
415 C'est cet amer, cet âpre, ennemis de l'acide, 12
Double frein qui, domptant sa fureur homicide, 12
Apaise les esprits de colère agités. 12
Non qu'enfin toutes âpretés 8
Causent le même effet, ni toutes amertumes : 12
420 La nature, toujours diverse en ses coutumes, 12
Ne fait point dans l'absinthe un miracle pareil ; 12
Il n'est dû qu'à ce bois, digne fils du Soleil. 12
De lui dépend tout l'effet du remède ; 10
Seul il commande aux ferments ennemis, 10
425 Bien que souvent on lui donne pour aide 10
La centaurée, en qui le ciel a mis 10
Quelque âpreté, quelque force astringente, 10
Non d'un tel prix, ni de l'autre approchante, 10
Mais quelquefois fébrifuge certain. 10
430 C'est une fleur digne aussi qu'on la chante ; 10
J'ai dit sa force, et voici son destin : 10
Fille jadis, maintenant elle est plante. 10
Aide-moi, Muse, à rappeler 8
Ces fastes qu'aux humains tu daignas révéler. 12
435 On dit, et je le crois, qu'une nymphe savante 12
L'eut du sage Chiron, et qu'ils lui firent part 12
Des plus beaux secrets de leur art. 8
Si, quelque fièvre ardente attaquoit ses compagnes, 12
Si, courant parmi les campagnes, 8
440 Un levain trop bouillant en vouloit à leurs jours, 12
La belle à ses secrets avoit alors recours. 12
Il ne s'en trouva point qui pût guérir son âme 12
Du ferment obstiné de l'amoureuse flamme. 12
Elle aimoit un berger qui causa son trépas. 12
445 Il la vit expirer, et ne la plaignit pas. 12
Les dieux pour le punir en marbre le changèrent. 12
L'ingrat devint statue ; elle fleur, et son sort 12
Fut d'être bienfaisante encore après sa mort ; 12
Son talent et son nom toujours lui demeurèrent. 12
450 Heureuse si quelque herbe eût su calmer ses feux ! 12
Car de forcer un cœur il est bien moins possible : 12
Hélas ! aucun secret ne peut rendre sensible, 12
Nul simple n'adoucit un objet rigoureux ; 12
Il n'est bois, ni fleur, ni racine, 8
455 Qui dans les tourments amoureux 8
Puisse servir de médecine. 8
La base du remède étant ce divin bois, 12
Outre la centaurée on y joint le genièvre ; 12
Foible secours, et secours toutefois. 10
460 De prescrire à chacun le mélange et le poids, 12
Un plus savant l'a fait : examinez la fièvre, 12
Regardez le tempérament ; 8
Doublez, s'il est besoin, l'usage de l'écorce ; 12
Selon que le malade a plus ou moins de force, 12
465 Il demande un quina plus ou moins véhément. 12
Laissez un peu de temps agir la maladie : 12
Cela fait, tranchez court ; quelquefois un moment 12
Est maître de toute une vie. 8
Ce détail est écrit ; il en court un traité. 12
470 Je louerais l'auteur et l'ouvrage : 8
L'amitié le défend, et retient, mon suffrage ; 12
C'est assez à l'auteur de l'avoir mérité. 12
Je lui dois seulement rendre cette justice, 12
Qu'en nous découvrant l'art il laisse l'artifice, 12
475 Le mystère, et tous ces chemins 8
Que suivent aujourd'hui la plupart des humains. 12
Nulle liqueur au quina n'est contraire : 10
L'onde insipide et la cervoise amère, 10
Tout s'en imbibe ; il nous permet d'user 10
480 D'une boisson en tisane apprêtée. 10
Diverses gens l'ayant su déguiser. 10
Leur intérêt en a fait un Protée. 10
Même on pourrait ne le pas infuser. 10
L'extrait suffit : préférez l'autre voie, 10
485 C'est la plus sûre ; et Bacchus vous envoie 10
De pleins vaisseaux d'un jus délicieux. 10
Autre antidote, autre bienfait des deux. 10
Le moût surtout, lorsque le bon Silène, 10
Bouillant encor le puise à tasse pleine, 10
490 Sait au remède ajouter quelque prix ; 10
Soit qu'étant plein de chaleur et d'esprits 10
Il le sublime, et donne à sa nature 10
D'autres degrés qu'une simple teinture ; 10
Soit que le vin par ce chaud véhément. 10
495 S'imprègne alors beaucoup plus aisément, 10
Ou que bouillant il rejette avec force 10
Tout l'inutile et l'impur de l'écorce : 10
Ce jus enfin pour plus d'une raison 10
Partagera les honneurs d'Apollon. 10
500 Nés l'un pour l'autre ils joindront leur puissance 10
Entre Bacchus et le sacré vallon 10
Toujours on vit une étroite alliance. 10
Mais, comme il faut au quina quelque choix. 10
Le vin en veut aussi bien que ce bois : 10
505 Le plus léger convient mieux au remède ; 10
Il porte au sang un baume précieux : 10
C'est le nectar que verse Ganimède 10
Dans les festins du monarque des dieux. 10
Ne nous engageons point dans un détail immense ; 12
510 Les longs travaux pour moi ne sont plus de saison ; 12
Il me suffit ici de joindre à la raison 12
Les succès de l'expérience. 8
Je ne m'arrête point à chercher dans ces vers 12
Qui des deux amena les arts dans l'univers ; 12
515 Nos besoins proprement en font leur apanage : 12
Les arts sont les enfants de la nécessité ; 12
Elle aiguise le soin, qui, par elle excité, 12
Met aussitôt tout en usage. 8
Et qui sait si dans maint ouvrage 8
520 L'instinct des animaux, précepteurs des humains, 12
N'a point d'abord guidé notre esprit et nos mains ? 12
Rendons grâce au hasard. Cent machines sur l'onde 12
Promenoient l'avarice en tous les coins du monde : 12
L'or entouré d'écueils avoit des poursuivants ; 12
525 Nos mains l'alloient chercher au sein de sa patrie : 12
Le quina vint s'offrir à nous en même temps, 12
Plus digne mille fois de notre idolâtrie. 12
Cependant près d'un siècle on l'a vu sans honneurs. 12
Depuis quelques étés qu'on brigue ses faveurs, 12
530 Quel bruit n'a-t-il point fait ! de quoi fument nos temples 12
Que de l'encens promis au succès de ses dons ? 12
Sans me charger ici d'une foule d'exemples, 12
Je me veux seulement attacher aux grands noms. 12
Combien a-t-il sauvé de précieuses têtes ! 12
535 Nous lui devons Condé, prince dont les travaux, 12
L'esprit, le profond sens, la valeur, les conquêtes, 12
Serviroient de matière à former cent héros. 12
Le quin fera longtemps durer ses destinées. 12
Son fils, digne héritier d'un nom si glorieux, 12
540 Eut aussi sans ce bois langui maintes journées. 12
J'ai pour garants deux demi-dieux. 8
Arbitres de nos jours, prolongez les années 12
De ce couple vaillant et né pour les hasards, 12
De ces chers nourrissons de Minerve et de Mars. 12
545 Puisse mon ouvrage leur plaire ! 8
Je toucherai du front les bords du firmament. 12
Et toi que le quina guérit si promptement, 12
Golbert, je ne dois point te taire ; 8
Je laisse tes travaux, ta prudence, et le choix 12
550 D'un prince que le ciel prendra pour exemplaire 12
Quand il voudra former de grands et sages rois. 12
D'autres que moi diront ton zèle et ta conduite, 12
Monument éternel aux ministres suivants ; 12
Ce sujet est trop vaste, et ma muse est réduite 12
555 A dire les faveurs que tu fais aux savants. 12
Un jour j'entreprendrai cette digne matière ; 12
Car pour fournir encore une telle carrière 12
Il faut reprendre haleine : aussi bien aujourd'hui 12
Dans nos chants les plus courts on trouve un long ennui. 12
560 J'ajouterai sans plus que le quina dispense 12
De ce régime exact dont on suivoit la loi : 12
Sa chaleur contre nous agit faute d'emploi ; 12
Non qu'il faille trop loin porter cette indulgence. 12
Si le quina servoit à nourrir nos défauts, 12
565 Je tiendrais un tel bien pour le plus grand des maux. 12
Les muses m'ont appris que l'enfance du monde. 12
Simple, sans passions, en désirs inféconde, 12
Vivant de peu, sans luxe, évitoit les douleurs : 12
Nous n'avions pas en nous la source des malheurs 12
570 Qui nous font aujourd'hui la guerre : 8
Le ciel n'exigeoit lors nuls tributs de la terre : 12
L'homme ignorait les dieux, qu'il n'apprend qu'au besoin. 12
De nous les enseigner Pandore prit le soin : 12
Sa boîte se trouva de poisons trop remplie. 12
575 Pour dispenser les biens et les maux de la vie, 12
En deux tonneaux à part l'un et l'autre fut mis. 12
Ceux de nous que Jupin regarde comme amis 12
Puisent à leur naissance en ces tonnes fatales 12
Un mélange des deux, par portions égales : 12
580 Le reste des humains abonde dans les maux. 12
Au seuil de son palais Jupin mit ces tonneaux. 12
Ce ne fut ici-bas que plainte et que murmure ; 12
On accusa des maux l'excessive mesure. 12
Fatigué de nos cris, le monarque des dieux 12
585 Vint lui-même éclaircir la chose en ces bas lieux. 12
La Renommée en fit aussitôt le message. 12
Pour lui représenter nos maux et nos langueurs, 12
On députa deux harangueurs, 8
De tout le genre humain le couple le moins sage, 12
590 Avec un discours ampoulé 8
Exagérant nos maladies : 8
Jupiter en fut ébranlé : 8
Ils firent un portrait si hideux de nos vies, 12
Qu'il inclina d'abord à réformer le tout. 12
595 Momus alors présent reprit de bout en bout 12
De nos deux envoyés les harangues frivoles : 12
N'écoutez point, dit-il, ces diseurs de paroles ; 12
Qu'ils imputent leurs maux à leur dérèglement, 12
Et non point aux auteurs de leur tempérament : 12
600 Cette race pourrait avec quelque sagesse 12
Se faire de nos biens à soi-même largesse. 12
Jupiter crut Momus ; il fronça les sourcils : 12
Tout l'Olympe en trembla sur ses pôles assis. 12
Il dit aux orateurs : Va, malheureuse engeance, 12
605 C'est toi seule qui rends ce partage inégal ; 12
En abusant du bien, tu fais qu'il devient mal, 12
Et ce mal est accru par ton impatience. 12
Jupiter eut raison, nous nous plaignons à tort : 12
La faute vient de nous aussi bien que du sort. 12
610 Les dieux nous ont jadis deux vertus députées, 12
La constance aux douleurs, et la sobriété : 12
C'étoit rectifier cette inégalité. 12
Comment les avons-nous traitées ? 8
Loin de loger en nos maisons 8
615 Ces deux filles du ciel, ces sages conseillères, 12
Nous fuyons leur commerce, elles n'habitent guères 12
Qu'en des lieux que nous méprisons. 8
L'homme se porte en tout avecque violence, 12
A l'exemple des animaux, 8
620 Aveugle jusqu'au point de mettre entre les maux 12
Les conseils de la tempérance. 8
Corrigez-vous, humains ; que le fruit de mes vers. 12
Soit l'usagé réglé des dons de la nature. 12
Que si l'excès vous jette en ces ferments divers, 12
625 Ne vous figurez pas que quelqu'humeur impure 12
Se doive avec le sang épuiser dans nos corps. 12
Le quina s'offre à vous, usez de ses trésors. 12
Éternisez mon nom : qu'un jour on puisse dire : 12
Le chantre de ce bois sut choisir ses sujets ; 12
630 Phébus, ami des grands projets, 8
Lui prêta son savoir aussi bien que sa lyre. 12
J'accepte cet augure à mes vers glorieux : 12
Tout concourt à flatter là-dessus mon génie ; 12
Je les ai mis au jour sous Louis, et les dieux 12
635 N'oseraient s'opposer au vouloir d'Uranie. 12
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