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LFT_3/LFT341
Jean de LA FONTAINE
ŒUVRES DIVERSES I
1658-1694
ADONIS
1669
ADONIS
Je n'ai pas entrepris de chanter dans ces vers 12
Rome ni ses enfants vainqueurs de l'univers, 12
Ni les fameuses tours qu'Hector ne put défendre, 12
Ni les combats des dieux aux rives du Scamandre : 12
5 Ces sujets sont trop hauts, et je manque de voix ; 12
Je n'ai jamais chanté que l'ombrage des bois, 12
Flore, Écho, les zéphyrs, et leurs molles haleines, 12
Le vert tapis des prés et l'argent des fontaines. 12
C'est parmi les forêts qu'a vécu mon héros 12
10 C'est dans les bois qu'Amour a troublé son repos. 12
Ma muse en sa faveur de myrte s'est parée ; 12
J'ai voulu célébrer l'amant de Cythérée, 12
Adonis, dont la vie eut des termes si courts, 12
Qui fut pleuré des Ris, qui fut plaint des Amours. 12
15 Aminte, c'est à vous que j'offre cet ouvrage ; 12
Mes chansons et mes vœux, tout vous doit rendre hommage : 12
Trop heureux si j'osois conter à l'univers 12
Les tourments infinis que pour vous j'ai soufferts ! 12
Quand vous me permettrez de chanter votre gloire, 12
20 Quand vos yeux, renommés par plus d'une victoire, 12
Me laisseront vanter le pouvoir de leurs traits, 12
Et l'empire d'Amour accru par vos attraits, 12
Je vous peindrai si belle et si pleine de charmes. 12
Que chacun bénira le sujet de mes larmes. 12
25 Voilà l'unique but où tendent mes souhaits. 12
Cependant recevez le don que je vous fais ; 12
Ne le dédaignez pas : lisez cette aventure, 12
Dont, pour vous divertir, j'ai tracé la peinture. 12
Aux monts idaliens un bois délicieux 12
30 De ses arbres chenus semble toucher les cieux. 12
Sous ces ombrages verts loge la Solitude. 12
Là le jeune Adonis, exempt d'inquiétude, 12
Loin du bruit des cités, s'exerçoit à chasser, 12
Ne croyant pas qu'Amour pût jamais l'y blesser. 12
35 A peine son menton d'un mol duvet s'ombrage, 12
Qu'aux plus fiers animaux il montre son courage. 12
Ce n'est pas le seul don qu'il ait reçu des cieux : 12
Il semble être formé pour le plaisir des yeux. 12
Qu'on ne nous vante point le ravisseur d'Hélène, 12
40 Ni celui qui jadis aimoit une ombre vaine, 12
Ni tant d'autres héros fameux par leurs appas ; 12
Tous ont cédé le prix au fils de Cyniras. 12
Déjà la Renommée, en naissant inconnue, 12
Nymphe qui cache enfin sa tête dans la nue, 12
45 Par un charmant récit amusant l'univers, 12
Va parler d'Adonis à cent peuples divers, 12
A ceux qui sont sous l'Ourse, aux voisins de l'Aurore, 12
Aux filles du Sarmate, aux pucelles du More. 12
Paphos sur ses autels le voit presque élever, 12
50 Et le cœur de Vénus ne sait où se sauver. 12
L'image du héros, qu'elle a toujours présente, 12
Verse au fond de son âme une ardeur violente : 12
Elle invoque son fils, elle implore ses traits, 12
Et tâche d'assembler tout ce qu'elle a d'attraits. 12
55 Jamais on ne lui vit un tel dessein de plaire ; 12
Rien ne lui semble bien, les Grâces ont beau faire. 12
Enfin, s'accompagnant des plus discrets Amours, 12
Aux monts idaliens elle dresse son cours. 12
Son char, qui trace en l'air de longs traits de lumière, 12
60 A bientôt achevé l'amoureuse carrière. 12
Elle trouve Adonis près des bords d'un ruisseau ; 12
Couché sur des gazons, il rêve, au bruit de l'eau. 12
Il ne voit presque pas l'onde qu'il considère : 12
Mais l'éclat des beaux yeux qu'on adore en Cythère 12
65 L'a bientôt retiré d'un penser si profond. 12
Cet objet le surprend, l'étonne, et le confond ; 12
Il admire les traits de la fille de l'onde. 12
Un long tissu de fleurs, ornant sa tresse blonde, 12
Avoit abandonné ses cheveux aux zéphyrs ; 12
70 Son écharpe, qui vole au gré de leurs soupirs, 12
Laisse voir les trésors de sa gorge d'albâtre. 12
Jadis en cet état Mars en fut idolâtre. 12
Quand aux champs de l'Olympe on célébra des jeux 12
Pour les Titans défaits par son bras valeureux. 12
75 Rien ne manque à Vénus, ni les lis, ni les roses, 12
Ni le mélange exquis des plus aimables choses, 12
Ni ce charme secret dont l'œil est enchanté, 12
Ni la grâce, plus belle encor que la beauté. 12
Telle on vous voit, Aminte : une glace fidèle 12
80 Vous peut de tous ces traits présenter un modèle ; 12
Et, s'il falloit juger de l'objet le plus doux, 12
Le sort seroit douteux entre Vénus et vous. 12
Tandis que le héros admire Cythérée, 12
Elle rend par ces mots son âme rassurée : 12
85 Trop aimable mortel, ne crains point mon aspect ; 12
Que de la part d'Amour rien ne te soit suspect : 12
En ces lieux écartés c'est lui seul qui m'amène. 12
Le ciel est ma patrie, et Paphos mon domaine. 12
Je les quitte pour toi ; vois si tu veux m'aimer. 12
90 Le transport d'Adonis ne se peut exprimer. 12
O dieux ! s'écria-t-il, n'est-ce point quelque songe ? 12
Puis-je embrasser l'erreur où ce discours me plonge ? 12
Charmante déité, vous dois-je ajouter foi ? 12
Quoi ! vous quittez les cieux, et les quittez pour moi ! 12
95 Il me seroit permis d'aimer une immortelle ! 12
Amour rend ses sujets tous égaux, lui dit-elle ; 12
La beauté, dont les traits même aux dieux sont si doux. 12
Est quelque chose encor de plus divin que nous. 12
Nous aimons, nous aimons, ainsi que toute chose : 12
100 Le pouvoir de mon fils de moi-même dispose : 12
Tout est né pour aimer. Ainsi parle Vénus ; 12
Et ses yeux éloquents en disent beaucoup plus ; 12
Ils persuadent mieux que ce qu'a dit sa bouche. 12
Ses regards, truchements de l'ardeur qui la touche, 12
105 Sa beauté souveraine, et les traits de son fils, 12
Ont contraint Mars d'aimer : que peut faire Adonis ? 12
Il aime, il sent couler un brasier dans ses veines : 12
Les plaisirs qu'il attend sont accrus par ses peines : 12
Il désire, il espère, il craint, il sent un mal 12
110 A qui les plus grands biens n'ont rien qui soit égal. 12
Vénus s'en aperçoit, et feint qu'elle l'ignore : 12
Tous deux de leur amour semblent douter encore ; 12
Et, pour s'en assurer, chacun de ces amants 12
Mille fois en un jour fait les mêmes serments. 12
115 Quelles sont les douceurs qu'en ces bois ils goûtèrent ! 12
O vous de qui les voix jusqu'aux astres montèrent, 12
Lorsque par vos chansons tout l'univers charmé 12
Vous ouït célébrer ce couple bien-aimé, 12
Grands et nobles esprits, chantres incomparables, 12
120 Mêlez parmi ces sons vos accords admirables. 12
Écho, qui ne tait rien, vous conta ces amours ; 12
Vous les vîtes gravés au fond des antres sourds : 12
Faites que j'en retrouve au temple de mémoire 12
Les monuments sacrés, source de votre gloire, 12
125 Et que, m'étant formé sur vos savantes mains, 12
Ces vers puissent passer aux derniers des humains ! 12
Tout ce qui naît de doux en l'amoureux empire, 12
Quand d'une égale ardeur l'un pour l'autre on soupire, 12
Et que, de la contrainte ayant banni les lois, 12
130 On se peut assurer au silence des bois, 12
Jours devenus moments, moments filés de soie, 12
Agréables soupirs, pleurs enfants de la joie, 12
Vœux, serments et regards , transports, ravissements, 12
Mélange dont se fait le bonheur des amants ; 12
135 Tout par ce couple heureux fut lors mis en usage. 12
Tantôt ils choisissoient l'épaisseur d'un ombrage ; 12
Là, sous des chênes vieux où leurs chiffres gravés 12
Se sont avec les troncs accrus et conservés, 12
Mollement étendus ils consumoient les heures, 12
140 Sans avoir pour témoins, en ces sombres demeures, 12
Que les chantres des bois, pour confidents qu'Amour, 12
Qui seul guidoit leurs pas en cet heureux séjour. 12
Tantôt sur des tapis d'herbe tendre et sacrée 12
Adonis s'endormoit auprès de Cythérée, 12
145 Dont les yeux, enivrés par des charmes puissants, 12
Attachoient au héros leurs regards languissants. 12
Bien souvent ils chantoient les douceurs de leurs peines : 12
Et quelquefois assis sur le bord des fontaines, 12
Tandis que cent cailloux, luttant à chaque bond, 12
150 Suivoient les longs replis du cristal vagabond : 12
Voyez, disoit Vénus, ces ruisseaux et leur course ; 12
Ainsi jamais le temps ne remonte à sa source : 12
Vainement pour les dieux il fuit d'un pas léger ; 12
Mais vous autres mortels le devez ménager, 12
155 Consacrant à l'Amour la saison la plus belle. 12
Souvent, pour divertir leur ardeur mutuelle, 12
Ils dansoient aux chansons, de nymphes entourés. 12
Combien de fois la lune a leurs pas éclairés, 12
Et, couvrant, de ses rais l'émail d'une prairie, 12
160 Les a vus à l'envi fouler l'herbe fleurie ! 12
Combien de fois le jour a vu les antres creux 12
Complice des larcins de ce couple amoureux ! 12
Mais n'entreprenons pas d'ôter le voile sombre 12
De ces plaisirs amis du silence et de l'ombre. 12
165 Il est temps de passer au funeste moment 12
Où la triste Vénus doit quitter son amant. 12
Du bruit de ses amours Paphos est alarmée ; 12
On dit qu'au fond d'un bois la déesse charmée, 12
Inutile aux mortels, et sans soin de leurs vœux, 12
170 Renonce au culte vain de ses temples fameux. 12
Pour dissiper ce bruit, la reine de Cythère 12
Veut quitter pour un temps ce séjour solitaire. 12
Que ce cruel dessein lui donne de douleurs 12
Un jour que son amant la voyoit toute en pleurs, 12
175 Déesse, lui dit-il, qui causez mes alarmes, 12
Quel ennui si profond vous oblige à ces larmes ? 12
Vous aurois-je offensée, ou ne m'aimez-vous plus ? 12
Ah dit-elle, quittez ces soupçons superflus ; 12
Adonis tâcheroit en vain de me déplaire : 12
180 Ces pleurs naissent d'amour, et non pas de colère. 12
D'un déplaisir secret mon cœur se sent atteint : 12
Il faut que je vous quitte, et le sort m'y contraint : 12
Il le faut. Vous pleurez Du moins, en mon absence, 12
Conservez-moi toujours un cœur plein de constance : 12
185 Ne pensez qu'à moi seule, et qu'un indigne choix 12
Ne vous attache point aux nymphes de ces bois : 12
Leurs fers après les miens ont pour vous de la honte. 12
Surtout de votre sang il faut me rendre compte. 12
Ne chassez point aux ours aux sangliers, aux lions ; 12
190 Gardez-vous d'irriter tous ces monstres félons : 12
Laissez les animaux qui, fiers et pleins de rage, 12
Ne cherchent leur salut qu'en montrant leur courage : 12
Les daims et les chevreuils, en fuyant devant vous, 12
Donneront à vos sens des plaisirs bien plus doux. 12
195 Je vous aime, et ma crainte a d'assez justes causes. 12
Il sied bien en amour de craindre toutes choses. 12
Que deviendrois-je, hélas ! si le sort rigoureux 12
Me privoit pour jamais de l'objet de mes vœux !… 12
Là, se fondant en pleurs, on voit croître ses charmes. 12
200 Adonis lui répond seulement par des larmes. 12
Elle ne peut partir de ces aimables lieux ; 12
Cent humides baisers achèvent ses adieux. 12
O vous, tristes plaisirs où leur âme se noie, 12
Vains et derniers efforts d'une imparfaite joie, 12
205 Moments pour qui le sort rend leurs vœux superflus, 12
Délicieux moments, vous ne reviendrez plus ! 12
Adonis voit un char descendre de la nue : 12
Cythérée y montant disparoît à sa vue. 12
C'est en vain que des yeux il la suit dans les airs. 12
210 Rien ne s'offre à ses sens que l'horreur des déserts. 12
Les vents, sourds à ses cris, renforcent leur haleine : 12
Tout ce qu'il vient de voir lui semble une ombre vaine. 12
Il appelle Vénus, fait retentir les bois, 12
Et n'entend qu'un écho qui répond à sa voix. 12
215 C'est lors que, repassant dans sa triste mémoire 12
Ce que naguère il eut de plaisir et de gloire. 12
Il tâche à rappeler ce bonheur sans pareil : 12
Semblable à ces amants trompés par le sommeil, 12
Qui rappellent en vain pendant la nuit obscure 12
220 Le souvenir confus d'une douce imposture. 12
Tel Adonis repense à l'heur qu'il a perdu ; 12
Il le conte aux forêts, et n'est point entendu : 12
Tout ce qui l'environne est privé de tendresse ; 12
Et, soit que des douleurs la nuit enchanteresse 12
225 Plonge les malheureux au suc de ses pavots, 12
Soit que l'astre du jour ramène leurs travaux, 12
Adonis sans relâche aux plaintes s'abandonne, 12
De sanglots redoublés sa demeure résonne. 12
Cet amant toujours pleure, et toujours les zéphyrs 12
230 En volant vers Paphos sont chargés de soupirs.' 12
La molle oisiveté, la triste solitude, 12
Poisons dont il nourrit sa noire inquiétude, 12
Le livrent tout entier au vain ressouvenir 12
Qui le vient malgré lui sans cesse entretenir. 12
235 Enfin, pour divertir l'ennui qui le possède, 12
On lui dit que la chasse est un puissant remède. 12
Dans ces lieux pleins dé paix, seul avecque l'amour, 12
Ce plaisir occupoit les héros d'alentour. 12
Adonis les assemble, et se plaint de l'outrage 12
240 Que ces champs ont reçu d'un sanglier plein de rage. 12
Ce tyran des forêts porte partout l'effroi ; 12
Il ne peut rien souffrir de sûr autour de soi : 12
L'avare laboureur se plaint à sa famille 12
Que sa dent a détruit l'espoir de la faucille : 12
245 L'un craint pour ses vergers, l'autre pour ses guérets ; 12
Il foule aux pieds les dons de Flore et de Gérés : 12
Monstre énorme et cruel, qui souille les fontaines, 12
Qui fait bruire les monts, qui désole les plaines, 12
Et, sans craindre l'effort des voisins alarmés, 12
250 S'apprête à recueillir les grains qu'ils ont semés. 12
Tâcher de le surprendre est tenter l'impossible ; 12
Il habite en un fort épais, inaccessible. 12
Tel on voit qu'un brigand fameux et redouté 12
Se cache après ses vols en un antre écarté. 12
255 Fait des champs d'alentour de vastes cimetières, 12
Ravage impunément des provinces entières, 12
Laisse gronder les lois, se rit de leur courroux, 12
Et ne craint point la mort, qu'il porte au sein de tous 12
L'épaisseur des forêts le dérobe aux supplices. 12
260 C'est ainsi que le monstre a ces bois pour complices. 12
Mais le moment fatal est enfin, arrivé 12
Où, malgré sa fureur, en son sang abreuvé, 12
Des dégâts qu'il a faits il va payer l'usure. 12
Hélas ! qu'il vendra cher sa mortelle blessure ! 12
265 Un matin que l'Aurore au teint frais et riant 12
A peine avoit ouvert, les portes d'orient, 12
La jeunesse voisine autour du bois s'assemble ; 12
Jamais tant de héros ne s'étoient vus ensemble. 12
Anténor le premier sort des bras du sommeil, 12
270 Et vient au rendez-vous attendre le soleil ; 12
La déesse des bois n'est point si matinale ; 12
Cent fois il a surpris l'amante de Céphale ; 12
Et sa plaintive épouse a maudit mille fois 12
Les veneurs et les chiens, le gibier et les bois. 12
275 Il est bientôt suivi du satrape Alcamène, 12
Dont le long attirail couvre toute la plaine. 12
C'est en vain que ses gens se sont chargés de rets ; 12
Leur nombre est assez grand pour ceindre les forêts. 12
On y voit arriver Bronte au cœur indomptable, 12
280 Et le vieillard Capis, chasseur infatigable, 12
Qui, depuis son jeune âge ayant aimé les bois, 12
Rend et chiens et veneurs attentifs à sa voix. 12
Si le jeune Adonis l'eût aussi voulu croire, 12
Il n'auroit pas sitôt traversé l'onde noire. 12
285 Comment l'auroit-il cru, puisqu'en vain ses amours 12
L'avoient sollicité d'avoir soin de ses jours ? 12
Par le beau Callion la troupe est augmentée. 12
Gilippe vient après, fils du riche Acantée. 12
Le premier, pour tous biens, n'a que les dons du corps ; 12
290 L'autre, pour tous appas, possède des trésors. 12
Tous deux aiment Chloris, et Chloris n'aime qu'elle : 12
Ils sont pourtant parés des faveurs de la belle. 12
Phlégre accourt, et Mimas, Palmire aux blonds cheveux, 12
Le robuste Crantor aux bras durs et nerveux, 12
295 Le Lycien Télame Agénor de Carie, 12
Le vaillant Triptolème, honneur de la Syrie, 12
Paphe expert à lutter, Mopse à lancer le dard, 12
Lycaste, Palémon, Glauque, Hilus, Amilcar ; 12
Cent autres que je tais, troupe épaisse et confuse : 12
300 Mais peut-on oublier la charmante Aréthuse, 12
Aréthuse au teint vif, aux yeux doux et perçants, 12
Qui pour le blond Palmire a des feux innocents ? 12
On ne l'instruisit point à manier la laine ; 12
Courir dans les forêts, suivre un cerf dans la plaine, 12
305 Ce sont tous ses plaisirs : heureuse si son cœur 12
Eût pu se garantir d'amour comme de peur ! 12
On la voit arriver sur un cheval superbe 12
Dont à peine les pas sont imprimés sur l'herbe ; 12
D'une charge si belle il semble glorieux : 12
310 Et, comme elle, Adonis attire tous les yeux : 12
D'une fatale ardeur déjà son front s'allume ; 12
Il marche avec un air plus fier que de coutume. 12
Tel Apollon marchoit quand l'énorme Python 12
L'obligea de quitter l'ombre de l'Hélicon. 12
315 Par l'ordre de Capis la troupe se partage. 12
De tant de gens épars le nombreux équipage, 12
Leurs cris, l'aboi des chiens, les cors mêlés de voix, 12
Annoncent l'épouvante aux hôtes de ces bois. 12
Le ciel en retentit, les échos se confondent, 12
320 De leurs palais voûtés tous ensemble ils répondent. 12
Les cerfs, au moindre bruit à se sauver si prompts, 12
Les timides troupeaux des daims aux larges fronts, 12
Sont contraints de quitter leurs demeures secrètes :. 12
Le bois n'a plus pour eux d'assez sombres retraites. 12
325 On court dans les sentiers, on traverse les forts ; 12
Chacun, pour les percer, redouble ses efforts. 12
Au fond du bois croupit une eau dormante et sale : 12
Là le monstre se plaît aux vapeurs qu'elle exhale ; 12
Il s'y vautre sans cesse, et chérit un séjour 12
330 Jusqu'alors ignoré des mortels et du jour. 12
On ne l'en peut chasser ; du souci de sa vie 12
Bien plus à sa valeur qu'à sa fuite il se fie. 12
Les cors ont beau sonner, l'air a beau retentir ; 12
Rien ne sauroit encor l'obliger à partir. 12
335 Cependant les destins hâtent sa dernière heure. 12
Dryope la première évente sa demeure : 12
Les autres chiens, par elle aussitôt avertis, 12
Répondent à sa voix, frappent l'air, de leurs cris, 12
Entraînent les chasseurs, abandonnent leur quête ; 12
340 Toute la meute accourt, et vient lancer la bête, 12
S'anime en la voyant, redouble son ardeur : 12
Mais le fier animal n'a point encor de peur. 12
Le coursier d'Adonis né sur les bords du Xanthe, 12
Ne peut plus retenir son ardeur violente : 12
345 Une jument d'Ida l'engendra d'un des Vents ; 12
Les forêts l'ont nourri pendant ses premiers ans. 12
Il ne craint point des monts les puissantes barrières, 12
Ni l'aspect étonnant des profondes rivières, 12
Ni le penchant affreux des rocs et des vallons ; 12
350 D'haleine en le suivant manquent les aquilons. 12
Adonis le retient pour mieux suivre la chasse. 12
Enfin le monstre est joint par deux chiens dont la race 12
Vient du vite Lélaps, qui fut l'unique prix 12
Des larmes dont Céphale apaisa sa Procris : 12
355 Ces deux chiens sont Mélampe et l'ardente Sylvage. 12
Leur sort fut différent, mais non pas leur courage : 12
Par l'homicide dent Mélampe est mis à mort : 12
Sylvage au poil de tigre attendoit même sort, 12
Lorsque l'un des chasseurs se présente à la bête. 12
360 Sur lui tourne aussitôt l'effort de la tempête : 12
Il commît, mais trop tard, qu'il s'est trop avancé ; 12
Son visage pâlit, son sang devient glacé ; 12
L'image du trépas en ses yeux est empreinte : 12
Sur le teint des mourants la mort n'est pas mieux peinte. 12
365 Sa peur est pourtant vaine, et, sans être blessé, 12
Du monstre qui le heurte il se sent terrassé. 12
Nisus, ayant cherché son salut sur un arbre, 12
Rit de voir ce chasseur plus froid que n'est un marbre : 12
Mais lui-même a sujet de trembler à son tour. 12
370 Le sanglier coupe l'arbre ; et les lieux d'alentour 12
Résonnent du fracas dont sa chute est suivie : 12
Nisus encore en l'air fait des vœux pour sa vie. 12
Conterai-je en détail tant de puissants efforts, 12
Des chiens et des chasseurs les différentes morts, 12
375 Leurs exploits avec eux cachés sous l'ombre noire ? 12
Seules vous les savez, ô filles de Mémoire : 12
Venez donc m'inspirer ; et, conduisant ma voix, 12
Faites-moi dignement célébrer ces exploits. 12
Deux lices d'Anténor, Lycoris et Niphale, 12
380 Veulent qu'aux yeux de tous leur ardeur se signale. 12
Le vieux Capis lui-même eut soin de les dresser : 12
Au sanglier l'une et l'autre est prête à se lancer. 12
Un mâtin les devance, et se jette en leur place ; 12
C'est Phlégon, qui souvent aux loups donne la chasse. 12
385 Armé d'un fort collier qu'on a semé de clous, 12
A l'oreille du monstre il s'attache en courroux : 12
Mais il sent aussitôt le redoutable ivoire ; 12
Ses flancs sont décousus ; et, pour comble de gloire, 12
Il combat en mourant, et ne veut point lâcher 12
390 L'endroit où sur le monstre il vient de s'attacher. 12
Cependant le sanglier passe à d'autres trophées : 12
Combien voit-on sous lui de trames étouffées ! 12
Combien en coupe-t-il ! Que d'hommes terrassés ! 12
Que de chiens abattus, mourants, morts et blessés 12
395 Chevaux, arbres, chasseurs, tout éprouve sa rage. 12
Tel passe un tourbillon messager de l'orage ; 12
Telle descend la foudre, et d'un soudain fracas 12
Brise, brûle, détruit, met les rochers à bas. 12
Crantor d'un bras nerveux lance un dard à la bête 12
400 Elle en frémit de rage, écume, et tourne tête. 12
Et son poil hérissé semble de toutes parts 12
Présenter au chasseur une forêt de dards. 12
Il n'en a point pourtant le cœur touché de crainte. 12
Par deux fois du sanglier il évite l'atteinte ; 12
405 Deux fois le monstre passe, et ne brise en passant 12
Que l'épieu dont Crantor se couvre en cet instant. 12
Il revient au chasseur : la fuite est inutile ; 12
Crantor aux environs n'aperçoit point d'asile : 12
En vain du coup fatal il veut se détourner ; 12
410 Ne pouvant que mourir, il meurt sans s'étonner. 12
Pour punir son vainqueur toute la troupe approche : 12
L'un lui présente un dard, l'autre un trait lui décoche : 12
Le fer ou se rebouche, ou ne fait qu'entamer 12
Sa peau, que d'un poil dur le ciel voulut armer. 12
415 Il se lance aux épieux, il prévient leur atteinte ; 12
Plus le péril est grand, moins il montre de crainte. 12
C'est ainsi qu'un guerrier pressé de toutes parts 12
Ne songe qu'à périr au milieu des hasards : 12
De soldats entassés son bras jonche la terre ; 12
420 Il semble qu'en lui seul se termine la guerre 12
Certain de succomber, il fait pourtant effort, 12
Non pour ne point mourir, mais pour venger sa mort. 12
Tel et plus valeureux le monstre se présente. 12
Plus le nombre s'accroît, plus sa fureur s'augmente : 12
425 L'un a les flancs ouverts, l'autre les reins rompus ; 12
Il mâche et foule aux pieds ceux qui sont abattus. 12
La troupe des chasseurs en devient moins hardie ; 12
L'ardeur qu'ils témoignoient est bientôt refroidie. 12
Palmire toutefois s'avance malgré tous : 12
430 Ce n'est pas du sanglier que son cœur craint les coups, 12
Aréthuse lui fut jadis plus redoutable ; 12
Jadis sourde à ses vœux, mais alors favorable, 12
Elle voit son amant poussé d'un beau désir, 12
Et le voit avec crainte autant qu'avec plaisir. 12
435 Quoi ! mes bras, lui dit-il, sont conduits par les vôtres, 12
Et vous me verriez fuir aussi bien que les autres ! 12
Non, non ; pour redouter le monstre et son effort, 12
Vos yeux m'ont trop appris à mépriser la mort. 12
Il dit, et ce fut tout : l'effet suit la parole ; 12
440 Il ne va pas au monstre, il y court, il y vole, 12
Tourne de tous côtés, esquive en l'approchant, 12
Hausse le bras vengeur, et d'un glaive tranchant 12
S'efforce de punir le monstre de ses crimes. 12
Sa dent alloit d'un coup s'immoler deux victimes : 12
445 L'une eût senti le mal que l'autre en eût reçu, 12
Si son cruel espoir n'eût point été déçu. 12
Entre Palmire et lui l'amazone se lance : 12
Palmire craint pour elle, et court à sa défense. 12
Le sanglier ne sait plus sur qui d'eux se venger ; 12
450 Toutefois à Palmire il porte un coup léger ; 12
Léger pour le héros, profond pour son amante. 12
On l'emporte ; elle suit, inquiète et tremblante. 12
Le coup est sans danger : cependant les esprits, 12
En foule avec le sang de leurs prisons sortis, 12
455 Laissent faire à Palmire un effort inutile. 12
Il devient aussitôt pâle, froid, immobile ; 12
Sa raison n'agit plus, son œil se sent voiler : 12
Heureux s'il pouvoit voir les pleurs qu'il fait couler ! 12
La moitié des chasseurs, à le plaindre employée, 12
460 Suit la triste Aréthuse en ses larmes noyée. 12
Non loin de cet endroit un ruisseau fait son cours, 12
Adonis s'y repose après mille détours. 12
Les nymphes, de qui l'œil voit les choses futures, 12
L'avoient fait égarer en des routes obscures. 12
465 Le son des cors se perd par un charme inconnu ; 12
C'est en vain que leur bruit à ses sens est venu. 12
Ne sachant où porter sa course vagabonde, 12
Il s'arrête en passant au cristal de cette onde. 12
Mais les nymphes ont beau s'opposer aux destins, 12
470 Contre un ordre fatal tous leurs charmes sont vains. 12
Adonis en ce lieu voit apporter Palmire ; 12
Ce spectacle l'émeut, et redouble son ire : 12
A tarder plus longtemps on ne peut l'obliger ; 12
Il regarde la gloire, et non pas le danger. 12
475 Il part, se fait guider, rencontre le carnage. 12
Cependant le sanglier s'étoit fait un passage : 12
Et, courant vers son fort, il se lançoit parfois 12
Aux chiens, qui dans le ciel poussoient de vains abois. 12
On ne l'ose approcher ; tous les traits qu'on lui lance, 12
480 Étant poussés de loin, perdent leur violence. 12
Le héros seul s'avance, et craint peu son courroux : 12
Mais Capis l'arrêtant s'écrie : Où courez-vous ? 12
Quelle bouillante ardeur au péril vous engage ? 12
Il est besoin de ruse, et non pas de courage. 12
485 N'avancez pas, fuyez ; il vient à vous, ô dieux ! 12
Adonis, sans répondre, au ciel lève les yeux. 12
Déesse, ce dit-il, qu'adore ma pensée, 12
Si je cours au péril, n'en sois point offensée ; 12
Guide plutôt mon bras, redouble son effort ; 12
490 Fais que ce trait lancé donne au monstre la mort. 12
A ces mots dans les airs le trait se fait entendre : 12
A l'endroit où le monstre a la peau la plus tendre 12
Il en reçoit le coup, se sent ouvrir les flancs, 12
De rage et de douleur frémit, grince les dents, 12
495 Rappelle sa fureur, et court à la vengeance. 12
Plein d'ardeur et léger, Adonis le devance. 12
On craint pour le héros mais il sait éviter 12
Les coups qu'à cet abord la dent lui veut porter. 12
Tout ce que peut l'adresse étant jointe au courage, 12
500 Ce que pour se venger tente l'aveugle rage, 12
Se fit lors remarquer par les chasseurs épars. 12
Tous ensemble au sanglier voudroient lancer leurs dards, 12
Mais peut-être Adonis en recevroit l'atteinte. 12
Du cruel animal ayant chassé la crainte, 12
505 En foule ils courent tous droit aux fiers assaillants. 12
Courez, courez, chasseurs un peu trop tard vaillants ; 12
Détournez de vos noms un éternel reproche : 12
Vos efforts sont trop lents, déjà le coup approche. 12
Que n'en ai-je oublié les funestes moments ! 12
510 Pourquoi n'ont pas péri ces tristes monuments ! 12
Faut-il qu'à nos neveux j'en raconte l'histoire ! 12
Enfin de ces forêts l'ornement et la gloire, 12
Le plus beau des mortels, l'amour de tous les yeux, 12
Par le vouloir du sort ensanglante ces lieux. 12
515 Le cruel animal s'enferre dans ses armes, 12
Et d'un coup aussitôt il détruit mille charmes. 12
Ses derniers attentats ne sont pas impunis ; 12
Il sent son cœur percé de l'épieu d'Adonis, 12
Et, lui poussant au flanc sa défense cruelle, 12
520 Meurt, et porte en mourant une atteinte mortelle. 12
D'un sang impur et noir il purge l'univers : 12
Ses yeux d'un somme dur sont pressés et couverts : 12
Il demeure plongé dans la nuit la plus noire ; 12
Et le vainqueur à peine a connu sa victoire, 12
525 Joui de la vengeance et goûté ses transports, 12
Qu'il sent un froid démon s'emparer de son corps. 12
De ses yeux si brillants la lumière est éteinte ; 12
On ne voit plus l'éclat dont sa bouche et oit peinte, 12
On n'en voit que les traits ; et l'aveugle trépas 12
530 Parcourt tous les endroits où régnoient tant d'appas. 12
Ainsi l'honneur des prés, les fleurs, présents de Flore, 12
Filles du blond Soleil, et des pleurs de l'Aurore, 12
Si la faux les atteint, perdent en un moment 12
De leurs vives couleurs le plus rare ornement. 12
535 La troupe des chasseurs, au héros accourue. 12
Par des cris redoublés lui fait ouvrir la vue : 12
Il cherche encore un coup la lumière des cieux : 12
Il pousse un long soupir, il referme les yeux, 12
Et le dernier moment qui retient sa belle âme 12
540 S'emploie au souvenir de l'objet qui l'enflamme. 12
On fait pour l'arrêter des efforts superflus ; 12
Elle s'envole aux airs, le corps ne la sent plus. 12
Prêtez-moi des soupirs, ô vents, qui sur vos ailes 12
Portâtes à Vénus de si tristes nouvelles. 12
545 Elle accourt aussitôt, et, voyant son amant. 12
Remplit les environs d'un vain gémissement. 12
Telle sur un ormeau se plaint la tourterelle, 12
Quand l'adroit giboyeur a, d'une main cruelle, 12
Fait mourir à ses yeux l'objet de ses amours ; 12
550 Elle passe à gémir et les nuits et les jours, 12
De moment en moment renouvelant sa plainte, 12
Sans que d'aucun remords la Parque soit atteinte. 12
Tout ce bruit, quoique juste, au vent est répandu ; 12
L'enfer ne lui rend point le bien qu'elle a perdu : 12
555 On ne le peut fléchir ; les cris dont il est cause 12
Ne font point qu'à nos vœux il rende quelque chose. 12
Vénus l'implore en vain par de tristes accents ; 12
Son désespoir éclate en regrets impuissants ; 12
Ses cheveux sont épars, ses yeux noyés de larmes ; 12
560 Sous d'humides torrents ils resserrent leurs charmes. 12
Comme on voit au printemps les beautés du soleil 12
Cacher sous des vapeurs leur éclat sans pareil. 12
Après mille sanglots enfin elle s'écrie : 12
Mon amour n'a donc pu te faire aimer la vie ! 12
565 Tu me quittes, cruel ! Au moins ouvre les yeux, 12
Montre-toi plus sensible à mes tristes adieux ; 12
Vois de quelles douleurs ton amante est atteinte ! 12
Hélas ! j'ai beau crier, il est sourd à ma plainte : 12
Une éternelle nuit l'oblige à me quitter ; 12
570 Mes pleurs ni mes soupirs ne peuvent l'arrêter. 12
Encor si je pouvois le suivre en ces lieux sombres ! 12
Que ne m'est-il permis d'errer parmi les ombres ! 12
Destins, si vous vouliez le voir sitôt périr, 12
Falloit-il m'obliger à ne jamais mourir ? 12
575 Malheureuse Vénus, que te servent ces larmes ? 12
Vante-toi maintenant du pouvoir de tes charmes : 12
Ils n'ont pu du trépas exempter tes amours ; 12
Tu vois qu'ils n'ont pu même en prolonger les jours. 12
Je ne demandois pas que la Parque cruelle 12
580 Prît à filer leur trame une peine éternelle ; 12
Bien loin que mon pouvoir l'empêchât de finir, 12
Je demande un moment, et ne puis l'obtenir. 12
Noires divinités du ténébreux empire, 12
Dont le pouvoir s'étend sur tout ce qui respire, 12
585 Rois des peuples légers, souffrez que mon amant 12
De son triste départ me console un moment. 12
Vous ne le perdrez point ; le trésor que je pleure 12
Ornera tôt ou tard votre sombre demeure. 12
Quoi ! vous me refusez un présent si léger ! 12
590 Cruels, souvenez-vous qu'Amour m'en peut venger. 12
Et vous, antres cachés, favorables retraites, 12
Où nos cœurs ont goûté des douceurs si secrètes ; 12
Grottes, qui tant de fois avez vu mon amant 12
Me raconter des yeux son fidèle tourment, 12
595 Lieux amis du repos, demeures solitaires, 12
Qui d'un trésor si rare étiez dépositaires, 12
Déserts, rendez-le-moi : deviez-vous avec lui 12
Nourrir chez vous le monstre auteur de mon ennui ? 12
Vous ne répondez point. Adieu donc, ô belle âme ; 12
600 Emporte chez les morts ce baiser tout de flamme : 12
Je ne te verrai plus ; adieu, cher Adonis ! 12
Ainsi Vénus cessa. Les rochers, à ses cris, 12
Quittant leur dureté, répandirent des larmes : 12
Zéphyre en soupira : le Jour voila ses charmes ; 12
605 D'un pas précipité sous les eaux il s'enfuit, 12
Et laissa dans ces lieux une profonde nuit. 12
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