Métrique en Ligne
LFT_2/LFT338
Jean de LA FONTAINE
CONTES ET NOUVELLES
1668-1694
CONTES ET NOUVELLES ATTRIBUÉS A LA FONTAINE
XVIII
LES EFFETS DE LA NATURE
Quel est l’époux exempt de cocuage ? 10
Il n’en est point, ou très-peu, je le gage. 10
Ainsi tranchons des discours superflus : 10
Quoique l’on ait une femme fort sage, 10
5 Par elle on se voit mis au rang des fronts cornus. 12
La chair, sur la sagesse, eut toujours le dessus. 12
Dans un canton de la Champagne, 8
Était un jeune gars habitant de campagne. 12
Un Champenois ou cruche, on dit que c’est tout un. 12
10 Celui-ci, du pays, étoit tout le plus bête. 12
Jamais marque d’esprit ne sortit de sa tête ; 12
Mais, de tout l’univers, c’étoit le plus beau brun. 12
À peine notre aimable rustre 8
Entroit sur son cinquième lustre, 8
15 Qu’il éprouva des mouvements d’amour, 10
Qu’il prit pour une maladie 8
Qui pourrait lui coûter la vie. 8
Il ne dormoit ni nuit ni jour. 8
Il se met dans la fantaisie 8
20 De consulter un médecin 8
Sur son douloureux mal, que mainte belle dame 12
Aurait voulu guérir, du meilleur de son âme. 12
Il prend son essor, un matin ; 8
Il va chez un docteur et lui conte sa peine. 12
25 Pargué ! monsieur, dit-il, daignez me secourir. 12
J’ai certain mal qu’il vous faut me guarir. 10
Mal pis cent fois que la fièvre quartaine, 10
Et dont je tremblois de mourir. 8
— Donnez-moi votre pouls ?… Grande est la maladie ? 12
30 — Morgue ! ce n’est pas là… Mon bras n’a point de mal. 12
Mais j’ons dans cet endroit un çartain animal 12
Qui me fait enrager ma vie ; 8
Il s’anime avec tant d’ardeur, 8
Qu’il me fait à moi-même peur. 8
35 Tenez, guarissez-moi cela, je vous en prie ? » 12
Le médecin, riant, lui dit : Eh bien ! 10
Je vous guérirai cette enflure ; 8
Mais payez-moi ? Sinon, je ne commence rien. 12
— Combien vous faut-il d’aventure ? 8
40 — Dix écus ! Je ne puis pas à moins, je vous jure ; 12
Peut-être encore y mettrai-je du mien. 10
— Notre monsieur, prendrez-vous bien, 8
Pour vous nantir, ces deux écus à compte ? 10
— Donnez ! Mais dès demain apportez le restant. » 12
45 Il mouille dans l’eau froide un grand linge à l’instant, 12
Dont il couvre le mal, et l’enflure fut prompte 12
À déguerpir. « Que vous êtes savant ! 10
S’écria le pauvre ignorant. 8
Grand médecin, Dieu vous bénisse ! 8
50 Vartigué, l’excellent onguent ! 8
— Allez, mon bon ami, le Seigneur vous guérisse ! 12
Venez encor domain, qu’on vous en fasse autant. 12
Surtout, n’oubliez pas le reste de l’argent ? » 12
Le médecin, le cœur plein d’aise, 8
55 Courut conter à sa moitié 8
L’innocence du pauvre Blaise : 8
Pas un mot ne fut oublié. 8
L’Hippocrate, pour elle, avoit de l’amitié, 12
Même jusqu’à la jalousie, 8
60 Mal qu’à l’hymen on voit toujours lié, 10
Lorsqu’on a femme jolie. 7
La belle avoit été sage toute sa vie : 12
De nul amant jamais elle n’eut de pitié, 12
Mais il lui vint en fantaisie 8
65 De guérir du beau gars la tendre maladie. 12
On eût vu notre médecin 8
S’en aller trouver maint voisin, 8
Et de conter à tous l’histoire de l’enflure, 12
Et la croustilleuse façon 8
70 De sa subite guérison. 8
Il fut bien ri de l’aventure. 8
La femme cependant rouloit dans son esprit, 12
Du garçon la grande innocence, 8
Et de son mal la corpulence. 8
75 Voici ce que la dame fit, 8
Pour en avoir la jouissance. 8
Le soir, son époux de retour, 8
Elle lui dit : « Mon cher amour, 8
Pour un malade d’importance, 8
80 On est venu tantôt implorer ta science ; 12
Cours-y demain, d’abord qu’il sera jour ? 10
On te promet très-grande récompense. » 10
Elle lui dit des noms en l’air, 8
Et mit à bien grande distance 8
85 L’endroit où le mari ne manquerait d’aller : 12
Pas n’y faudrai, ma bonne, ma chère âme, 10
Quoique ce soit bien loin d’ici. 8
Mais si notre nigaud alloit venir aussi, 12
Qu’y ferois-tu, petite femme ? 8
90 — Allez, mon poulet de mari ! 8
Sur moi, j’en prends tout le souci, 8
Le dieu qui répand la lumière 8
À peine commençoit sa brillante carrière, 12
Que voilà notre médecin, 8
95 Bien botté, la bride à la main, 8
Qui, sur sa jument poulinière, 8
Enfile au trot le grand chemin. 8
Sitôt qu’il fut parti, notre amoureuse dame 12
Sortit du lit, toute de flamme, 8
100 Mit aussitôt du linge blanc. 8
La propreté sied beaucoup à la femme. 10
Dès qu’elle fut coiffée, arrive le manant. 12
La belle tressaillit de joie, en le voyant. 12
Serviteur, lui dit-il, madame ! 8
105 Je voudrions parler au médecin, 10
Qui me médicinit si bien hier au matin. 12
La dame, qui sentoit tout Paphos dans son âme, 12
Trouva ce rustre jouvenceau 8
Mille fois encore plus beau 8
110 Que n’étoit la belle peinture, 8
Dont son époux lui fit le dangereux tableau ; 12
J’entends pour lui, non pour la créature. 10
Elle fit faire au gars le récit de nouveau 12
De son épouvantable enflure. 8
115 Il le lui fil, Dieu sait comment, 8
Sans garder nulle modestie. 8
La belle, à son discours, brûloit d’un feu charmant. 12
Que je plains votre maladie ! 8
Dit-elle au gars, le flattant doucement ; 10
120 Je vous aime, et je veux vous guérir promptement. » 12
Là-dessus, on eût vu la belle 8
Le conduire dans sa ruelle ; 8
Et là, sans aucun compliment, 8
Elle l’embrasse tendrement ; 8
125 Elle caresse son enflure, 8
Qui grossissoit même à mesure 8
Qu’elle y touchoit légèrement. 8
Bornons ici cette peinture, 8
Il faut garder en fout quelque ménagement. 12
130 Notre rustre n’eut pas, sur si douce monture, 12
Fait trois voyages seulement, 8
Qu’il sentit du soulagement. 8
Quand madame fut satisfaite… 8
Que dis-je ! satisfaite ? En a-t-on satisfait ? 12
135 Quand le gars ne put plus fournir aucune traite, 12
Elle le renvoya, le priant du secret. 12
Mais en a-t-on dans l’amoureux mystère ? 10
On risque tout, plutôt que de se taire ; 10
Même j’en connois sur ce point, 8
140 Qui disent bien souvent ce qu’ils ne savent point. 12
Le gars, s’en allant plein de joie, 8
Rencontra dans sa même voie 8
Le médecin fort en courroux 8
De n’avoir point trouvé sa proie. 8
145 Il n’avoit pas tort, entre nous. 8
« Monsieur, dit le paysan, je reviens de chez vous, 12
Où votre femme, sur ma vie, 8
A d’un remède des plus doux 8
Mis bon ordre à ma maladie ? 8
150 Je pensons bien que de longtemps 8
Je n’aurons pas besoin de vos vilains onguents. 12
Votre femme a pensé nous faire mourir d’aise, 12
Quatre ou cinq fois ; elle est, morgue, toute amiquié. » 12
De dépit, le cornard alloit assommer Blaise, 12
155 Mais le gaillard leva le pié. 8
Que d’hommes sont cocus d’un rustre, d’un Nicaise ! 12
Mais qu’importe de qui, dès le moment qu’on l’est ! 12
An cocuage encor je n’ai point d’intérêt. 12
Que j’y vienne, voici ma thèse : 8
160 Que le sot en murmure et le sage se taise ! 12
Le médecin, de retour au logis, 10
Fit, dit-on, d’effroyables bruits. 8
Les voisins surent l’aventure, 8
Et maint conte fut fait au sujet de l’enflure. 12
165 Vous qui tremblez pour votre front, 8
Maris jaloux, cessez de tourmenter vos âmes : 12
Que vous importe tant que l’on aime vos femmes ? 12
Un mal commun n’est pas affront. 8
logo du CRISCO logo de l'université