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LFT_2/LFT337
Jean de LA FONTAINE
CONTES ET NOUVELLES
1668-1694
CONTES ET NOUVELLES ATTRIBUÉS A LA FONTAINE
XVII
LES DEUX TESTAMENTS
Une femme aimoit son mari : 8
Telles femmes ne vivent guères. 8
Celle-ci, qui n’avoit enfants, ni sœurs, ni frères, 12
Sur le point de mourir, fait venir un notaire : 12
5 Elle veut tout donner à son époux chéri, 12
Mais le moyen, la loi, la coutume est contraire. 12
On songe : il faut, dit-on, quelque ami généreux 12
Dont on fasse un dépositaire, 8
Sous le titre de légataire. 8
10 Moi, dit le mari, j’en ai deux : 8
L’un, d’une sagesse exemplaire, 8
D’une exemplaire piété ; 8
L’autre, moins dévot, moins sévère, 8
Mais fort homme de probité. 8
15 Le choix fait la difficulté. 8
— Faites mieux, dit quelqu’un ; pour plus de.sûreté 12
(On n’en saurait trop prendre en une telle affaire), 12
Faites deux testaments en fidéicommis : 12
Tous deux chargés du nom de vos amis ; 10
20 L’un fait dans la forme ordinaire ; 8
L’autre fait pour le révoquer, 8
envoieEn cas qu'on vînt à manquer ; 7
Car que sait-on’? Tout se peut faire. » 8
Ainsi dit, ainsi fait : Le mal, rendu plus fort, 12
25 Réduit en peu de temps la malade à la mort. 12
On scelle ; les parents, ardents à l’héritage, 12
Déjà par souche entre eux en régloient le partage. 12
Mais l’un des testaments, bien en forme produit, 12
De leur partage vain l’ait perdre tout le fruit. 12
30 On avoit déclaré pour légataire unique 12
Un homme de vertu, de sagesse authentique, 12
Un, grave magistrat, qui, nouvel héritier, 12
Bientôt d’habits de deuil noircit tout le quartier. 12
Le mari, cependant, après quelques journées, 12
35 À la cérémonie, à sa douleur données, 12
Va trouver son ami, pour tâcher à peu près 12
De savoir quel usage il veut faire du legs. 12
Dès qu’il en touche un mot, le magistrat, en garde : 12
« Dieu, dit-il, par sa grâce, en pitié me regarde. 12
40 J’étois chargé d’enfants, dans sa crainte élevés ; 12
Mais vous voyez, par moi, jusqu’où ses soins atteignent, 12
Et comme il est prodigue envers ceux qui le craignent ? 12
Il a, par sa bonté, prévenu mes besoins, 12
Et cela, du côté que j’espérois le moins. 12
45 C’est qu’il veille sur nous avec des yeux de père, 12
Et qu’il veut qu’en effet en lui seul on espère. 12
Attachons-nous à lui ; c’est l’unique moyen 12
D’être riche : avec Dieu, l’on ne manque de rien. » 12
Le sermon achevé, le mari, sans mot dire, 12
50 Mal content du prêcheur, se lève, se retire. 12
Puis, chez lui de retour, il cherche à profiter 12
Des leçons qu’on lui donne et qu’il vient d’écouter. 12
D’un second testament, il voit alors l’usage, 12
Et combien le conseil en fut prudent et sage. 12
55 Sous de fidèles clefs, il l’avoit enfermé. 12
Il l’en tire et le donne à l’héritier nommé, 12
Qui, sans avoir besoin d’une plus ample glose, 12
Entend à demi-mot et voit où va la chose ; 12
Qui, muni de la pièce, actif et diligent, 12
60 En charge à l’heure même un habile sergent. 12
Dans l’antique réduit d’un cabinet tranquille, 12
Dont souvent aux plaideurs l’accès est difficile, 12
Le jeton à la main, le grave magistrat, 12
Des biens de la défunte, examinoit l’état ; 12
65 Il a dessus sa table un ample et long mémoire, 12
Qu’il lit avec plaisir et qu’il a peine à croire : 12
Tant de biens différents, qu’il y voit contenus, 12
L’étonnent par le fonds et par les revenus : 12
Il en fait plusieurs parts en père de famille ; 12
70 Il en destinoit une à marier sa fille, 12
Il achète de l’autre une charge à son fils, 12
Et déjà, par avance, il se débat du prix. 12
De cent autres projets il flattoit sa pensée, 12
Et calculoit la somme à ses besoins laissée, 12
75 Lorsque, par un papier, sur la table apporté, 12
Les projets, le calcul, tout est déconcerté. 12
Il y voit, au moyen d’un dernier codicille, 12
Tout autre testament devenu inutile. 12
Le mal est sans remède : il cède à sa douleur, 12
80 Et le deuil désormais n’est plus que dans le cœur. 12
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