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LFT_2/LFT326
Jean de LA FONTAINE
CONTES ET NOUVELLES
1668-1694
CONTES ET NOUVELLES ATTRIBUÉS A LA FONTAINE
VI
LES DEUX COMPÈRES
CONTE TIRÉ DES CENT NOUVELLES NOUVELLES
L’amitié, de tous temps, fut le lien des hommes ; 12
De tous temps, on a vu des illustres amis 12
Se tenir plus qu’ils ne s’étoient promis, 10
Et pour de petits prêts rendre de grosses sommes. 12
5 Mais l’on n’est pas toujours heureux, 8
Lorsque l’on est si généreux : 8
Car celui qui, par pure offrande, 8
Donne plus qu’on ne lui demande, 8
Est fort sujet à recevoir 8
10 Bien plus qu’il ne vouloit avoir : 8
Témoin compère George et le compère Blaise, 12
Qui n’eurent pas sujet d’être fort aise 10
Des avis qu’ils s’étoient donnés, 8
Dont ils furent fort étonnés 8
15 Et dont ils eurent de la honte. 8
Je vais vous en faire le conte. 8
Les filles bien souvent se dérangent un peu, 12
Surtout à certain âge où le sang leur petille, 12
Où dans le front les yeux leur brille, 8
20 Enfin lorsque l’amour leur fait sentir son feu. 12
Compère Blaise en avoit une, 8
Qui cherchoit déjà sa fortune, 8
Et qui mangeoit des yeux les venants et allants, 12
Pour se procurer des galants, 8
25 Non pas de ceux desquels on joue à la toupie, 12
Mais dont l’on joue à d’autres jeux 8
Que savent bien les amoureux. 8
Elle s’acquit enfin un drôle vigoureux 12
Et qui n’avoit pas la roupie. 8
30 George s’en aperçut, et les vit plusieurs fois 12
Qui s’entre-chatouilloient les doigts. 8
Il crut devoir en avertir le père : 10
« Je suis trop votre ami, lui dit-il, mon compère, 12
Pour ne pas vous donner avis 8
35 De tout ce qui vous touche et qui peut avoir suite : 12
Votre fille a plusieurs amis ; 8
Mais surtout un, qu’il faudra qu’elle évite : 10
Richard est riche ; il n’est que trop bien fait ; 10
Mais ce n’est pas là votre fait, 8
40 Car vous savez bien que ce drille 8
N’est pas dans le dessein d’épouser votre fille : 12
Elle n’est pas de sa condition ; 10
Vous devriez empêcher la conversation. 12
J’ai pourtant aperçu qu’elle en étoit coiffée : 12
45 Richard pourrait avoir été trouver la fée 12
Pour un philtre amoureux, pour un sort, que sait-on ? 12
Il est bon d’écouter le vieux Qu’en dira-t-on ; 12
Votre fille est coquette un peu, ne vous déplaise. 12
— Grand merci de l’avis, répond compère Blaise, 12
50 Je suivrai vos conseils. » A quelques jours de là, 12
Blaise rencontra George, et ainsi lui parla : 12
« Vous m’avez averti des amours de ma fille ; 12
Je vous suis obligé des soins de ma famille ; 12
Et je serois ingrat, en ne vous disant pas 12
55 Un certain cas Qui grandement vous touche ; 10
Mais je crains bien qu’aussi vous ne preniez la mouche ; 12
Car, en effet, 4
Il n’est plus de remède, et le mal est tout fait. 12
— Non, parlez hardiment, dit le compère George ; 12
60 Je n’en sonnerai mot, ou le diable m’égorge ! 12
— Puisque vous me le permettez, 8
Dit Blaise, et que vous me promettez 9
De n’en avoir jamais contre moi de rancune, 12
Je vous dirai, sans fourbe aucune, 8
65 Que Jeanne vous a fait gros oiseau du printemps. 12
Chez la grosse Cateau, souvent, à la maraude, 12
Elle s’en va prendre ses passe-temps. 10
Vous connoissez bien la ribaude ? 8
Mettez-y l’ordre, ou bien vous vous déshonorez, 12
70 Je vous en avertis, compère. 8
— Vous en avez menti, répond George en colère, 12
Et vous me prouverez 6
Que ma femme a hanté chez une maquerelle, 12
Ou vous éprouverez 6
75 La vigueur de mon bras ! — Vous me cherchez querelle, 12
Dit Blaise, et vous fâchez, contre votre serment ? 12
Si je la vis moi-même avecque son amant, 12
Que direz-vous ? 4
GEORGE
Pour un époux, 4
80 Cela passe le mot pour rire. 8
Il faut me le prouver et me le faire dire ; 12
Autrement, point d’amis. 6
BLAISE
Je suis d’un autre avis, 6
Et si vous voulez faire 6
85 Ce que je vous dirai, dès celte même nuit, 12
Elle-même fera le détail de l’affaire, 12
Et nous éviterons, le bruit. 8
— Je le veux, » répond George. Et s’étant bien instruit 12
Du personnage qu’il doit faire, 8
90 Ils attendent la nuit 6
Pour découvrir tout le mystère. 8
Blaise se cache sous le lit, 8
Avant que Jeanne fût couchée ; 8
Jeanne vient et se couche, et son époux, aussi ; 12
95 Mais d’une posture fâchée, 8
Comme un homme plein de souci : 8
Il lui tourne le dos, soupire, crache, tousse ; 12
Elle veut l’embrasser, il la repousse. 10
JEANNE
Qu’avez-vous donc, mon cher époux ? 8
100 Vous trouveriez-vous mal ? Vous prenez des airs mornes ! 12
GEORGE
Va, n’augmente pas mon courroux, 8
Ou je pourrois passer les bornes, 8
Et te rouer de mille coups ! 8
JEANNE
Eh ! quoi donc ? Êtes-vous jaloux ? 8
GEORGE
105 Je suis bien pis, car j’ai des cornes, 8
Puisque tu cours le guilledou. 8
JEANNE
Quoi ! mon époux, êtes-vous fou ? 8
GEORGE
C’est toi, mordieu ! sur ma parole, 8
Qui n’es qu’une impudique folle ! 8
110 Chez la grosse Cateau, vas-tu pas au bocan ? 12
JEANNE
Ah ! comment ? Quoi ? Avec qui ? Quand ? 8
Je n’y fus jamais de ma rie. 8
Je suis une femme d’honneur… 8
Je vous défie 4
115 De me nommer le rapporteur ? 8
GEORGE
Jures-en donc, mais de la bonne sorte ? 10
JEANNE
Non, je n’y fus jamais, ou le diable m’emporte ! 12
GEORGE
Menteuse ! Après un tel serment, 8
Oserois-tu tant seulement 8
120 Aller d’ici jusqu’à la porte. 8
JEANNE
Oui-da, j’y vais, tout de ce pas. » 8
Cela dit, elle met un de ses pieds à bas, 12
D’une effronterie incroyable ; 8
Blaise saisit la jambe, et l’empoigne bien fort ; 12
125 Elle, plus pâle que la mort, 8
Se croit entre les mains du diable, 8
Saule au cou du mari, lui demande pardon, 12
S’accroche à lui, le mouille de ses larmes, 10
Car c’étoient là les seules armes 8
130 Qu’elle avoit pour sortir des griffes du démon 12
Et de ses cruelles alarmes. 8
« Hélas ! dit-elle en rehaussant sa voix, 10
Je n’y fus jamais qu’une fois ; 8
EncoreEncor, n’y fus-je pas trop aise ! 8
135 J’y pris peu de contentement ; 8
Et j’y allois tant seulement 8
Pour tenir compagnie à la femme de Blaise, 12
Qui tous les jours y va pour y voir son amant. » 12
Jugez un peu de la surprise 8
140 Du pauvre Blaise sous le lit, 8
Quand clairement il entendit 8
Ce que la commère avoit dit ! 8
Le cœur lui faut : il lâche prise ; 8
Lors, Jeanne délivrée approche son époux, 12
145 Le caresse, le baise, et tendrement l’embrasse : 12
« Mon mari, raccommodons-nous ? 8
Une première faute est digne d’une grâce ; 12
Je n’aimerai jamais que vous 8
Dans tout le reste de ma vie. 8
150 Pardonnez-moi, je vous en prie ! » 8
Cependant George est toujours sourd, 8
Et dès le matin qu’il fit jour, 8
L’on vit l’un et l’autre compère 8
S’accoster de grande colère : 8
155 George dit : « Qu’aviez-vous sur ma femme à chercher ? 12
— Et vous, répondit Blaise, à rechercher 10
Sur la conduite de mes filles ? 8
Laissons les secrets des familles ; 8
J’en tiens bien plus que vous ! 6
160 Cependant vengeons-nous 6
Sur la grosse Cateau, qui tient bordel infâme ; 12
Il faut couper le nez de cette sale dame ? 12
GEORGE
Allons, je le veux bien. 6
BLAISE
Mais attendez, n’en faisons rien : 8
165 Un procès, on nous pourrait faire. 8
Allons plutôt au commissaire ; 8
Nous lui conterons notre affaire ; 8
Il réparera notre honneur. 8
GEORGE
Allons chercher un procureur ; 8
Disons-lui nos raisons.
BLAISE
170 Oui-da, je vous en prie,
Faut-il à tant de gens dire notre infamie ? 12
Croyez-moi, nous ferons bien mieux 8
De laisser la vengeance aux dieux, 8
Pour ne pas apprêter au public à médire, 12
175 Et de nous à s’en rire : 6
Car vous savez bien qu’en tel cas 8
Le voisin ne s’épargne pas. 8
Il faut mettre en repos nos âmes 8
Sur la conduite de nos femmes. 8
180 Allons-nous-en, ne disons rien ; 8
Car j’ai lu d’autrefois, dans certaine sentence 12
Ou traité de l’art de prudence, 8
Qu’en tel cas le meilleur est de ne dire mot ; 12
Car qui de son malheur a pleine connaissance, 12
185 S’il se tait, est cocu ; s’il éclate, est un sot. » 12
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