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Jean de LA FONTAINE
CONTES ET NOUVELLES
1668-1694
LIVRE CINQUIÈME 1682 ‒ 1685
VI
LA MATRONE D’ÉPHÈSE
S’il est un conte usé, commun et rebattu, 12
C’est celui qu’en mes vers j’accommode à ma guise. 12
« Et pourquoi donc le choisis-tu ? 8
Qui t’engage à celle entreprise ? 8
5 N’a-t-elle point déjà produit assez d’écrits ? 12
Quelle grâce aura la Matrone 8
Au prix de celle de Pétrone ? 8
Comment la rendras-tu nouvelle à nos esprits ? » 12
Sans répondre aux censeurs, car c’est chose infinie, 12
10 Voyons si clans mes vers je l’aurai rajeunie. 12
Dans Ephèse il fut autrefois 8
Une dame, en sagesse et vertu sans égale, 12
Et, selon la commune voix, 8
Ayant su raffiner sur l’amour conjugale. 12
15 Il n’étoit bruit que d’elle et de sa chasteté ; 12
On l’alloit voir par rareté ; 8
C’étoit l’honneur du sexe : heureuse sa patrie ! 12
Chaque mère, à sa bru, Talléguoit pour patron ; 12
Chaque époux la prônoit à sa femme chérie : 12
20 D’elle descendent ceux de la Prudoterie, 12
Antique et célèbre maison. 8
Son mari l'aimoit d’amour folle 8
Il mourut. De dire comment, 8
Ce seroit un détail frivole. 8
25 Il mourut ; et son testament 8
N’était plein que de legs qui l’auroient consolée, 12
Si les biens réparaient la perle d’un mari 12
Amoureux autant que chéri. 8
Mainte veuve pourtant fait la déchevelée, 12
30 Qui n’abandonne pas le soin du demeurant, 12
Et, du bien qu’elle aura, fait le compte en pleurant ; 12
Celle-ci, par ses cris, mettait tout en alarme ; 12
Celle-ci faisoit un vacarme, 8
Un bruit, et des regrets à percer tous les cœurs ; 12
35 Bien qu’on sache qu’en ces malheurs, 8
De quelque désespoir qu’une âme soit atteinte, 12
La douleur est toujours moins forte que la plainte : 12
Toujours un peu de faste entre parmi les pleurs. 12
Chacun fit son devoir de dire à l’affligée, 12
40 Que tout a sa mesure, et que de tels regrets 12
Pourroient pécher par leur excès : 8
Chacun rendit par là sa douleur rengrégée. 12
Enfin, ne voulant plus jouir de la clarté 12
Que son époux avoit perdue, 8
45 Elle entre dans sa tombe, en ferme volonté 12
D’accompagner cette ombre aux enfers descendue. 12
Et voyez ce que peut l’excessive amitié ! 12
(Ce mouvement aussi va jusqu’à la folie) 12
Une esclave en ce lieu la suivit par pitié, 12
50 Prête à mourir de compagnie ; 8
Prête, je m’entends bien, c’est-à-dire, en un mot, 12
N’ayant examiné qu’à demi ce complot, 12
Et, jusques à l’effet, courageuse et hardie. 12
L’esclave avec la dame avoit été nourrie ; 12
55 Toutes deux s’entr’aimoient, et cette passion 12
Était crue avec l’âge au cœurs des deux femelles : 12
Le monde entier à peine eût fourni deux modèles 12
D’une telle inclination. 8
Comme l’esclave avoit plus de sens que la dame, 12
60 Elle laissa passer les premiers mouvements ; 12
Puis tâcha, mais en vain, de remettre cette âme 12
Dans l’ordinaire train des communs sentiments. 12
Aux consolations la veuve inaccessible 12
S’appliquoit seulement à tout moyen possible 12
65 De suivre le défunt aux noirs et tristes lieux. 12
Le fer auroit été le plus court et le mieux ; 12
Mais la dame vouloit paître encore ses yeux 12
Du trésor qu’enfermoit la bière, 8
Froide dépouille, et pourtant chère : 8
70 C’étoit là le seul aliment 8
Qu’elle prît en ce monument. 8
La faim donc fut celle des portes 8
Qu’entre d’autres de tant de sortes 8
Notre veuve choisit pour sortir d’ici-bas. 12
75 Un jour se passe, et deux, sans autre nourriture 12
Que ses profonds soupirs, que ses fréquents hélas, 12
Qu’un inutile et long murmure 8
Contre les dieux, le sort et toute la nature. 12
Enfin, sa douleur n’omit rien, 8
80 Si la douleur doit s’exprimer si bien. 10
Encore un autre mort faisoit sa résidence 12
Non loin de ce tombeau, mais bien différemment, 12
Car il n’avoit pour monument 8
Que le dessous d’une potence : 8
85 Pour exemple aux voleurs, on l’avoit là laissé. 12
Un soldat, bien récompensé, 8
Le gardoit avec vigilance. 8
Il étoit dit, par ordonnance, 8
Que, si d’autres voleurs, un parent, un ami, 12
90 L’enlevoient, le soldat, nonchalant, endormi, 12
Remplirait aussitôt sa place. 8
C’étoit trop de sévérité : 8
Mais la publique utilité 8
Défendoit que l’on fit au garde aucune grâce. 12
95 Pendant la nuit, il vit, aux fentes du tombeau, 12
Briller quelque clarté, spectacle assez nouveau. 12
Curieux, il y court, entend de loin la dame 12
Remplissant l’air de ses clameurs. 8
Il entre, est étonné, demande à cette femme 12
100 Pourquoi ces cris, pourquoi ces pleurs, 8
Pourquoi cette triste musique, 8
Pourquoi cette maison noire et mélancolique. 12
Occupée à ses pleurs, à peine elle entendit 12
Toutes ces demandes frivoles. 8
105 Le mort pour elle y répondit : 8
Cet objet, sans autres paroles, 8
Disoit assez par quel malheur 8
La dame s’enterroit ainsi toute vivante. 12
« Nous avons fait serment, ajouta la suivante, 12
110 De nous laisser mourir de faim et de douleur. » 12
Encor que le soldat lût mauvais orateur, 12
Il leur lit concevoir ce que c’est que la vie. 12
La dame, cette fois, eut de l’attention ; 12
Et déjà l’autre passion 8
115 Se trouvoit un peu ralentie : 8
Le temps avoit agi. « Si la foi du serment, 12
Poursuivit le soldat, vous défend l’aliment, 12
Voyez-moi manger seulement ? 8
Vous n’en mourrez pas moins. Un tel tempérament 12
120 Ne déplut pas aux deux femelles. 8
Conclusion, qu’il obtint d’elles 8
Une permission d’apporter son soupé : 12
Ce qu’il fit. Et l’esclave eut le cœur fort tenté 12
De renoncer dès lors à la cruelle envie 12
125 De tenir au mort compagnie. 8
Madame, ce dit-elle, un penser m’est venu ; 12
Qu’importe à votre époux, que vous cessiez de vivre ? 12
Croyez-vous que lui-même il fût homme à vous suivre, 12
Si par votre trépas vous l’aviez prévenu ? 12
130 Non, madame, il voudrait achever sa carrière. 12
La nôtre sera longue encor, si nous voulons. 12
Se faut-il à vingt ans enfermer dans la bière ? 12
Nous aurons tout loisir d’habiter ces maisons. 12
On ne meurt que trop tôt ! Qui nous presse ? Attendons ! 12
135 Quant à moi, je voudrois ne mourir que ridée. 12
Voulez-vous emporter vos appas chez les morts ? 12
Que vous servira-t-il d’en être regardée ? 12
Tantôt, en voyant les trésors 8
Dont le ciel prit plaisir d’orner votre visage, 12
140 Je disois : Hélas ! c’est dommage ! 8
Nous-mêmes nous allons enterrer tout cela. » 12
À ce discours flatteur, la dame s’éveilla. 12
Le dieu, qui fait aimer, prit son temps ; il tira 12
Deux traits de son carquois : de l’un, il entama 12
145 Le soldat jusqu’au vif ; l’autre effleura la dame. 12
Jeune et belle, elle avoit, sous ses pleurs, de l’éclat ; 12
Et des gens de goût délicat 8
Auroient bien pu l’aimer, et même étant leur femme. 12
Le garde en fut épris : les pleurs et la pitié, 12
150 Sorte d’amour ayant ses charmes, 8
Tout y fit : une belle, alors qu’elle est en larmes, 12
En est plus belle de moitié. 8
Voilà donc notre veuve écoutant la louange, 12
Poison qui de l’amour est le premier degré ; 12
155 La voilà qui trouve à son gré 8
Celui qui le lui donne. Il fait tant, qu’elle mange ; 12
Il fait tant, que de plaire, et se rend, en effet, 12
Plus digne d’être aimé, que le mort le mieux fait ; 12
Il fait tant enfin, qu’elle change ; 8
160 Et toujours par degrés, comme l’on peut penser, 12
De l’un à l’autre, il fait cette femme passer. 12
Je ne le trouve pas étrange. 8
Elle écoute un amant, elle en fait un mari, 12
Le tout au nez du mort qu’elle avoit tant chéri. 12
165 Pendant cet hyménée, un voleur se hasarde 12
D’enlever le dépôt commis au soin du garde. 12
Il en entend le bruit, il y court à grands pas, 12
Mais en vain, la chose étoit faite. 8
Il revient au tombeau conter son embarras, 12
170 Ne sachant où trouver retraite. 8
L’esclave alors lui dit, le voyant éperdu : 12
« L’on vous a pris votre pendu ? 8
Les lois ne vous feront, dites-vous, nulle grâce ? 12
Si madame y consent, j’y remédierai bien. 12
175 Mettons notre mort en la place ; 8
Les passants n’y connoîtront rien, » 8
La dame y consentit. O volages femelles ! 12
La femme est toujours femme.Il en est qui sont belles ; 12
Il en est qui ne le sont pas : 8
180 S’il en étoit d’assez fidèles, 8
Elles auraient assez d’appas. 8
Prudes, vous vous devez défier de vos forces : 12
Ne vous vantez de rien. Si votre intention 12
Est de résister aux amorces, 8
185 La nôtre est bonne aussi ; mais l’exécution 12
Nous trompe également ; témoin cette matrone. 12
Et, n’en déplaise au bon Pétrone, 8
Ce n’étoit pas un fait tellement merveilleux, 12
Qu’il en dût proposer l’exemple à nos neveux.’ 12
190 Cette veuve n’eut tort, qu’au bruit qu’on lui vit faire, 12
Qu’au dessein de mourir, mal conçu, mal formé : 12
Car de mettre au patibulaire 8
Le corps d’un mari tant aimé, 8
Ce n’étoit pas peut-être une si grande affaire ; 12
195 Cela lui sauvoit l’autre : et, tout considéré, 12
Mieux vaut goujat debout qu’empereur enterré. 12
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