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Jean de LA FONTAINE
CONTES ET NOUVELLES
1668-1694
LIVRE CINQUIÈME 1682 ‒ 1685
III
LA CONFIDENTE SANS LE SAVOIR,
OU LE STRATAGÈME
Je ne connois rhéteur ni maître ès arts 10
Tel que l’Amour ; il excelle en bien dire : 10
Ses arguments, ce sont de doux regards, 10
De tendres pleurs, un gracieux sourire. 10
5 La guerre aussi s’exerce en son empire : 10
Tantôt il met aux champs ses étendards ; 10
Tantôt, couvrant sa marche et ses finesses, 10
Il prend (les cœurs entourés de remparts. 10
Je le soutiens : posez deux forteresses ; 10
10 Qu’il en batte une ; une autre, le dieu Mars : 10
Que celui-ci fasse agir tout un monde, 10
Qu’il soit armé, qu’il ne lui manque rien ; 10
Devant son fort, je veux qu’il se morfonde : 10
Amour, tout nu, fera rendre le sien. 10
15 C’est l’inventeur des tours et stratagèmes. 10
J’en vais dire un de mes plus favoris : 10
J’en ai bien lu, j’en vois pratiquer mêmes, 10
Et d’assez bons, qui ne sont rien au prix. 10
La jeune Aminte, à Gérante donnée, 10
20 Méritoit mieux qu’un si triste hyménée : 10
Elle avoit pris en cet homme un époux 10
Mal gracieux, incommode, et jaloux. 10
Il étoit vieux ; elle, à peine en cet âge 10
Où, quand un cœurs n’a point encore aimé, 10
25 D’un doux objet il est bientôt charmé. 10
Celui d’Aminte ayant sur son passage 10
Trouvé Cléon, beau, bien fait, jeune et sage, 10
Il s’acquitta de ce premier tribut, 10
Trop bien peut-être, et mieux qu’il ne fallut : 10
30 Non toutefois que la belle n’oppose 10
Devoir et tout à ce doux sentiment ; 10
Mais lorsque Amour prend le fatal moment, 10
Devoir, et tout, et rien, c’est même chose. 10
Le but d’Aminte en cette passion 10
35 Étoit, sans plus, la consolation 10
D’un entretien sans crime, où la pauvrette 10
Versât ses soins en une âme discrète. 10
Je croirois bien qu’ainsi l’on le prétend ; 10
Mais l’appétit vient toujours en mangeant : 10
40 Le plus sûr est ne se point mettre à table. 10
Aminte croit rendre Cléon traitable : 10
Pauvre ignorante ! elle songe au moyen 10
De l’engager à ce simple entretien, 10
De lui laisser entrevoir quelque estime, 10
45 Quelque amitié, quelque chose de plus, 10
Sans y mêler rien que de légitime : 10
Plutôt la mort empêchât tel abus ! 10
Le point étoit d’entamer cette affaire. 10
Les lettres sont un étrange mystère ; 10
50 Il en provient maint et maint accident ; 10
Le meilleur est quelque sûr confident. 10
Où le trouver ? Géronte est homme à craindre. 10
J’ai dit tantôt qu’Amour savoit atteindre 10
À ses desseins, d’une ou d’uneautre façon ; 10
55 Ceci me sert de preuve et de leçon. 10
Cléon avoit une vieille parente. 10
Sévère cl prude, et qui s’attribuoit 10
Autorité sur lui de gouvernante. 10
Madame Alis (ainsi l’on l'appeloit), 10
60 Par un beau jour, eut de la jeune Aminte 10
Ce compliment, ou plutôt celle plainte : 10
« Je ne sais pas pourquoi votre parent, 10
Qui m’est et fut toujours indifférent, 10
Et le sera tout le temps de ma vie, 10
65 A de m’aimer conçu la fantaisie. 10
Sous ma fenêtre il passe incessamment ; 10
Je ne saurois faire un pas seulement, 10
Que je ne l’aie aussitôt à mes trousses ; 10
Lettres, billets, pleins de paroles douces, 10
70 Me sont donnés par une dont le nom 10
Vous est connu : je le tais, pour raison. 10
Faites cesser, pour Dieu ! cette poursuite ; 10
Elle n’aura qu’une mauvaise suite : 10
Mon mari peut prendre feu là-dessus. 10
75 Quant à Cléon, ses pas sont superflus : 10
Dites-le-lui de ma part, je vous prie. 10
Madame Alis la loue, et lui promet 10
De voir Cléon, de lui parler si net, 10
Quede l’aimer il n’aura plus d’envie ; 10
80 Cléon va voir Alis le lendemain : 10
Elle lui parle, et le pauvre homme nie, 10
Avec serment, qu’il eût un tel dessein. 10
Madame Alis l’appelle enfant du diable. 10
« Tout vilain cas, dit-elle, est reniable ; 10
85 Ces serments vains et peu dignes de foi 10
Mériteroient qu’on vous fit votre sauce 10
Laissons cela : la chose est vraie ou fausse ; 10
Mais, fausse ou vraie, il faut, et croyez-moi, 10
Vous mettre bien dans la tête, qu’Aminte 10
90 Est femme sage, honnête, et hors d’atteinte : 10
Renoncez-y. — Je le puis aisément ! » 10
Reprit Cléon. Puis, au même moment, 10
Il va chez lui songer à cette affaire : 10
Rien ne lui peut débrouiller le mystère. 10
95 Trois jours n’étoient passés entièrement, 10
Que revoici chez Alis notre belle. 10
« Vous n’avez pas, madame, lui dit-elle, 10
Encore vu, je pense, noire amant ? 10
De plus en plus, sa poursuite s’augmente. » 10
100 Madame Alis s’emporte, se tourmente : 10
« Quel malheureux ! » Puis, l’autre la quittant, 10
Elle le mande. Il vient tout à l’instant. 10
Dire eu quels mots Alis fit sa harangue, 10
Il me faudrait une langue de fer ; 10
105 Et quand de fer j’aurois même la langue, 10
Je n’y pourrois parvenir : tout l’enfer 10
Fut employé dans cette réprimande. 10
« Allez, Satan ! allez, vrai Lucifer, 10
Maudit de Dieu ! » La fureur fut si grande, 10
110 Que le pauvre homme, étourdi dès l’abord, 10
Ne sut que dire. Avouer qu’il eût tort, 10
C’étoit trahir par trop sa conscience. 10
Il s’en retourne, il rumine, il repense, 10
Il rêve tant, qu’enfin il dit en soi : 10
115 « Si c’étoit là quelque ruse d’Aminte ! 10
Je trouve, hélas ! mon devoir dans sa plainte. 10
Elle me dit : O Cléon ! aime-moi, 10
Aime-moi donc ! en disant que je l’aime. 10
Je l’aime aussi, tant pour son stratagème, 10
120 Que pour ses traits. J’avoue en bonne foi 10
Que mon esprit d’abord n’y voyoit goutte ; 10
Mais, à présent, je ne fais aucun doute : 10
Aminte veut mon cœurs assurément. 10
Ah ! si j’osois, dès ce même moment. 10
125 Je l’irois voir ; et plein de confiance, 10
Je lui dirois quelle est la violence, 10
Quel est le feu dont je me sens épris’… 10
Pourquoi n’oser ? Offense pour offense, 10
L’amour vaut mieux encor que le mépris. 10
130 Mais si l’époux m’attrapoit au logis !… 10
Laissons-la faire, et laissons-nous conduire. » 10
Trois autres jours n’étoient passés encor, 10
Qu’Aminte va chez Alis, pour instruire 10
Son cher Cléon du bonheur de son sort. 10
135 « Il faut, dit-elle, enfin que je déserte ; 10
Votre parent a résolu ma perte ; 10
Il me prétend avoir, par des présents… 10
Moi, des présents ! C’est bien choisir sa femme ! 10
Tenez, voilà rubis et diamants ; 10
140 Voilà bien pis ; c’est mon portrait, madame ; 10
Assurément, de mémoire, on l’a fait, 10
Car mon époux a tout seul mon portrait. 10
À mon lever, cette personne honnête, 10
Que vous savez, et dont je tais le nom, 10
145 S’en est venue, et m’a laissé ce don. 10
Votre parent mérite qu’à la tête 10
On le lui jette, et s’il étoit ici… 10
Je ne me sens presque pas de colère. 10
Oyez le reste ; il m’a fait dire aussi 10
150 Qu’il sait fort bien qu’aujourd’hui pour affaire 10
Mon mari couche à sa maison des champs ; 10
Qu’incontinent qu’il croira que mes gens 10
Seront couchés et dans leur premier somme, 10
Il se rendra devers mon cabinet. 10
155 Qu’espère-t-il ? Pour qui me prend cet homme ? 10
Un rendez-vous ! Est-il fol en effet ? 10
Sans que je crains de commettre Géronte, 10
Je poserais tantôt un si bon guet, 10
Qu’il serait pris, ainsi qu’au trébuchet, 10
160 On s’enfuiroit avec sa courte honte. » 10
Ces mots finis, madame Aminte sort. 10
Une heure après, Cléon vint ; et d’abord 10
On lui jeta les joyaux et la boîte : 10
On l’aurait pris à la gorge, au besoin. 10
165 Eh bien, cela vous semble-t-il honnête ? 10
Mais ce n’est rien, vous allez bien plus loin. 10
Alis dit lors, mot pour mot, ce qu’Aminte 10
Venoit de dire en sa dernière plainte. 10
Cléon se tint pour dûment averti. 10
170 « J’aimois, dit-il, il est vrai, cette belle ; 10
Mais, puisqu’il faut ne rien espérer d’elle, 10
Je me retire, et prendrai ce parti. 10
— Vous ferez bien : c’est celui qu’il faut prendre ! » 10
Lui dit Alis. Il ne le prit pourtant. 10
175 Trop bien, minuit à grand’peine sonnant, 10
Le compagnon, sans faute, se va rendre 10
Devers l’endroit qu’Aminte avoit marqué. 10
Le rendez-vous étoit bien expliqué ; 10
Ne doutez pas qu’il n’y fut sans escorte. 10
180 La jeune Aminte attendoit à la porte : 10
Un profond somme occupoit tous les yeux ; 10
Même ceux-là, qui brillent dans les cieux, 10
Étoient voilés par une épaisse nue. 10
Comme on avoit toute chose prévue, 10
185 Il entre vite, et sans autre discours 10
Ils vont… ils vont au cabinet d’amours. 10
Là le galant, dès l’abord, se récrie, 10
Comme la dame étoit jeune et jolie, 10
Sur sa beauté ; la bonté vint après ; 10
190 Et celle-ci suivit l’autre de près. 10
« Mais dites-moi, de grâce, je vous prie, 10
Qui vous a fait aviser de ce tour ? 10
Car jamais tel ne se fit en amour : 10
Sur les plus fins, je prétends qu’il excelle, 10
195 Et vous devez vous-même l’avouer, » 10
Elle rougit, et n’en fut que plus belle. 10
Sur son esprit, sur ses traits, sur son zèle, 10
Il la loua. Ne fit-il que louer ? 10
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