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LFT_2/LFT309
Jean de LA FONTAINE
CONTES ET NOUVELLES
1668-1694
LIVRE QUATRIÈME
XVI
LE MAGNIFIQUE
Un peu d’esprit, beaucoup de bonne mine, 10
Et plus encor de libéralité, 10
C’est en amour une triple machine, 10
Par qui maint fort est bientôt emporté, 10
5 Rocher fût-il : rochers aussi se prennent. 10
Qu’on soit bien fait, qu’on ait quelque talent, 10
Que les cordons de la bourse ne tiennent, 10
Je vous le dis, la place est au galant. 10
On la prend bien quelquefois sans ces choses. 10
10 Bon fait avoir néanmoins quelques, doses 10
D’entendement, et n’être pas un sot. 10
Quant à l’avare ; on le hait ; le magot 10
A grand besoin de bonne rhétorique : 10
La meilleure est celle du libéral. 10
15 Un Florentin, nommé le Magnifique, 10
La possédoit en propre original. 10
Le Magnifique étoit un nom de guerre 10
Qu’on lui donna ; bien l’avoit mérité : 10
Son train de vivre ; et son honnêteté, 10
20 Ses dons surtout, l’avoient, par toute terre, 10
Déclaré tel ; propre, bien fait, bien mis, 10
L’esprit galant, et l’air des plus polis. 10
Il se piqua pour certaine femelle 10
De haut état. La conquête étoit belle : 10
25 Elle excitoit doublement le désir ; 10
Rien n’y manquoit, la gloire et le plaisir. 10
Aldobrandin étoit de cette dame 10
Bail et mari…. — Pourquoi bail ? Ce mot-là 10
Ne me plaît point ; c’est mal dit que cela ; 10
30 Car un mari ne baille point sa femme. 10
Aldobrandin la sienne ne bailloit ; 10
Trop bien cet homme à la ; garder veilloit 10
De tous ses yeux ; s’il en eût eu dix mille, 10
Il les eût tous à ce soin occupés ; 10
35 Amour le rend, quand il veut, inutile ; 10
Ces argus-là sont fort souvent trompés. 10
Aldobrandin ne croyoit pas possible 10
Qu’il le fût onc : il défioit les gens. 10
Au demeurant, il étoit fort sensible 10
40 À l’intérêt, aimoit fort les présents. 10
Son concurrent n’avoit encor su dire 10
Le moindre mot à l’objet de ses vœux : 10
On ignoroit, ce lui sembloit, ses feux, 10
Et le surplus de l’amoureux martyre 10
45 (Car c’est toujours une même chanson). 10
Si l’on l’eût su, qu’eût-on fait ? Que fait-on ? 10
Jà n’est besoin qu’au lecteur je le die. 10
Pour revenir à notre pauvre amant, 10
Il n’avoit su dire un mot seulement 10
50 Au médecin, touchant sa maladie. 10
Or le voilà qui tourmente sa vie, 10
Qui va, qui vient, qui court, qui perd ses pas : 10
Point de fenêtre et point de jalousie 10
Ne lui permet d’entrevoir les appas, 10
55 Ni d’entr’ouïr la voix de sa maîtresse. 10
Une fut onc semblable forteresse. 10
Si faudra-t-il qu’elle y vienne pourtant. 10
Voici comment s’y prit notre assiégeant. 10
Je pense avoir déjà dit, ce me semble, 10
60 Qu’Aldobrandin homme à présents étoit ; 10
Non qu’il en fît, mais il en recevoit. 10
Le Magnifique avoit un cheval d’amble, 10
Beau, bien taillé, dont il faisoit grand cas : 10
Il l’appeloit, à cause de son pas, 10
65 La haquenée. Aldobrandin le loue : 10
Ce fut assez ; notre amant proposa 10
De le troquer. L’époux s’en excusa : 10
« Non pas, dit-il, que je ne vous avoue 10
Qu’il me plaît fort ; mais, à de tels marchés, 10
70 Je perds toujours : » Alors le Magnifique, 10
Qui voit le but de cette’politique, 10
Reprit : « Eh bien, faisons mieux ; ne troquez ; 10
Mais, pour le prix du cheval, permettez 10
Que, vous présent, j’entretienne Madame : 10
75 C’est un désir curieux qui m’a pris. 10
Encor faut-il que vos meilleurs amis 10
Sachent un peu ce qu’elle a dedans l’âme. 10
Je vous demande un quart d’heure sans plus. » 10
Aldobrandin, l’arrêtant là-dessus : 10
80 « J’en suis d’avis ! Je livrerais ma femme ! 10
Ma foi, mon cher, gardez votre cheval… 10
— Quoi ! vous présent ? — Moi présent ? — Et quel mal, 10
Encore un coup, peut-il, en la présence 10
D’un mari fin comme vous, arriver ? » 10
85 Aldobrandin commence d’y rêver ; 10
Et raisonnant en soi : « Quelle apparence 10
Qu’il en mévienne, en effet, moi présent ? 10
C’est marché sûr ; il est fol, à son dam ! 10
Que prétend-il ? Pour plus grande assurance, 10
90 Sans qu’il le sache, il faut faire défense 10
À ma moitié de répondre au galant… 10
Sus, dit l’époux, j’y consens ! — La distance, 10
De vous à nous, poursuivit notre amant, 10
Sera réglée, afin qu’aucunement 10
95 Vous n’entendiez, » Il y consent encore ; 10
Puis, va querir sa femme en ce moment 10
Quand l’autre voit celle-là qu’il adore, 10
Il se croit être en un enchantement. 10
Les saluts faits, en un coin de la salle, 10
100 Ils se vont seoir. Notre galant n’étale 10
Un long narré, mais vient d’abord au fait. 10
« Je n’ai le lieu ni le temps à souhait, 10
Commença-t-il ; puis, je tiens inutile 10
De tant tourner ; il n’est que d’aller drait. 10
105 Partant, madame, en un mot comme en mille, 10
Votre beauté jusqu’au vif m’a touché. 10
Penseriez-vous que ce fût un péché, 10
Que d’y répondre ? Ah ! je vous crois, madame, 10
De trop bon sens. Si j’avois le loisir, 10
110 Je ferais voir par les formes ma flamme, 10
Et vous dirois, de cet ardent désir, 10
Tout le menu, mais que je brûle, meure, 10
Et m’en tourmente, et me dise aux abois, 10
Tout ce chemin que l’on fait en six mois, 10
115 Il me convient le faire en un quart d’heure. 10
Et plus encor ; car ce n’est pas là tout : 10
Froid est l’amant qui ne va jusqu’au bout, 10
Et par sottise en si beau train demeure. 10
Vous vous taisez ! Pas un mot ! Qu’est-ce là ? 10
120 Renvoierez-vous de la sorte un pauvre homme ? 10
Le ciel vous fit, il est vrai, ce qu’on nomme 10
Divinité ; mais faut-il, pour cela, 10
Ne point répondre, alors que l’on vous prie ? 10
Je vois, je vois ; c’est une tricherie. 10
125 De votre époux : il m’a joué ce trait, 10
Et ne prétend qu’aucune repartie 10
Soit du marché ; mais j’y sais un secret ; 10
Rien n’y fera, pour le sûr, sa défense. 10
Je saurai bien me répondre pour vous ; 10
130 Puis, ce coin d’oeil, par son langage doux, 10
Rompt, à mon sens, quelque peu le silence ? 10
J’y lis ceci : « Ne croyez pas, monsieur, » 10
Que la Nature ait composé mon cœur 10
De marbre dur. Vos fréquentes passades, 10
135 Joutes, tournois, devises, sérénades, 10
M’ont, avant vous, déclaré votre amour. 10
Bien loin qu’il m’ait en nul point offensée, 10
Je vous dirai que dès le premier jour 10
J’y répondis, et me sentis blessée 10
140 Du même trait. Mais que nous sert ceci ?… 10
Ce qu’il nous sert ? Je m’en vais vous le dire : 10
Étant d’accord, il faut, cette nuit-ci, 10
Goûter le fruit de ce commun martyre, 10
De votre époux nous venger et nous rire ; 10
145 Bref, le payer du soin, qu’il prend ici : 10
De ces fruits-là le dernier n’est le pire. 10
Votre jardin viendra comme de cire : 10
Descendez-y ; ne doutez du succès. 10
Votre mari ne se tiendra jamais, 10
150 Qu’à sa maison des champs, je vous l’assure, 10
Tantôt il n’aille éprouver sa monture. 10
Vos douagnas en leur premier sommeil, 10
Vous descendrez, sans nul autre appareil 10
Que de jeter une robe fourrée 10
155 Sur votre dos, et viendrez au jardin. 10
De mon côté, l’échelle est préparée ; 10
Je monterai par la cour du voisin : 10
Je l’ai gagné ; la rue est trop publique. 10
Ne craignez rien… « Ah ! mon cher Magnifique, 10
160 Que je vous aime, et que je vous sais gré 10
De ce dessein ! Venez ; je descendrai… » 10
C’est vous qui parle. Eh ! plût au ciel, madame, 10
Qu’on vous osât, embrasser les genoux !… 10
Mon Magnifique, à tantôt ; votre flamme 10
165 « Ne craindra point les regards d’un jaloux. » 10
L’amant la quitte, et feint d’être en courroux ; 10
Puis, tout grondant : « Vous me la donnez bonne, 10
Aldobrandin ! Je n’entendois cela. 10
Autant vaudrait n’être avec que personne, 10
170 Que d’être avec madame que voilà. 10
Si vous trouvez chevaux à ce prix-là, 10
Vous les devez prendre, sur ma parole. 10
Le mien hennit du moins ; mais cette idole 10
Est proprement un fort joli poisson. 10
175 Or, sus, j’en tiens ; ce m’est une leçon. 10
Quiconque veut le reste du quart d’heure, 10
N’a qu’à parler ; j’en ferai juste prix. » 10
Aldobrandin rit si fort, qu’il en pleure. 10
« Ces jeunes gens, dit-il, en leurs esprits, 10
180 Mettent toujours quelque haute entreprise. 10
Notre féal, vous lâchez trop tôt prise ; 10
Avec le temps, on en viendroit à bout. 10
J’y tiendrai l’oeil ; car ce n’est pas là tout ; 10
Nous y savons encor quelque rubrique : 10
185 Et cependant, monsieur le Magnifique, 10
La haquenée est nettement à nous : 10
Plus ne fera de dépense chez vous. 10
Dès aujourd’hui, qu’il ne vous en déplaise, 10
Vous me verrez dessus, fort à mon aise, 10
190 Dans le chemin de ma maison des champs. » 10
Il n’y manqua, sur le soir ; et nos gens 10
Au rendez-vous tout aussi peu manquèrent. 10
Dire comment les choses s’y passèrent, 10
C’est un détail trop long ; lecteur prudent, 10
195 Je m’en remets à ton bon jugement : 10
La dame étoit jeune, fringante, et belle, 10
L’amant bien fait, et tous deux fort épris. 10
Trois rendez-vous coup sur coup furent pris : 10
Moins n’en valoit si gentille femelle. 10
200 Aucun péril, nul mauvais accident, 10
Bons dormitifs en or comme en argent 10
Aux douagnas, et bonne sentinelle. 10
Un pavillon vers le bout du jardin 10
Vint à propos : messire Aldobrandin 10
205 Ne l’avoit fait bâtir pour cet usage. 10
Conclusion, qu’il prit en cocuage 10
Tous ses degrés : un seul, ne lui manqua, 10
Tant sut jouer son jeu la haquenée ! 10
Content ne fut d’une seule journée 10
210 Pour l’éprouver ; aux champs il demeura 10
Trois jours entiers, sans douté ni scrupule. 10
J’en connois bien qui ne sont si chanceux ; 10
Car ils ont femme, et n’ont cheval ni mule, 10
Sachant de plus tout ce qu’on fait chez eux. 10
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