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LFT_2/LFT302
Jean de LA FONTAINE
CONTES ET NOUVELLES
1668-1694
LIVRE QUATRIÈME
IX
LE ROI CANDAULE ET LE MAÎTRE EN DROIT
Force gens ont été l’instrument de leur mal : 12
Candaule en est un témoignage. 8
Ce roi fut en sottise un très-grand personnage ; 12
Il fit pour Gygès son vassal 8
5 Une galanterie imprudente et peu sage. 12
« Vous voyez, lui dit-il, le visage charmant 12
Et les traits délicats, dont la reine est pourvue ; 12
Je vous jure ma foi, que l’accompagnement 12
Est d’un tout autre prix, et passe infiniment ; 12
10 Ce n’est rien, qui ne l’a vue 7
Toute nue. 3
Je vous la veux montrer, sans qu’elle en sache rien, 12
Car j’en sais un très-bon moyen ; 8
Mais à condition… Vous m’entendez fort bien, 12
15 Sans que j’en dise davantage : 8
Gygès, il vous faut être sage ; 8
Point de ridicule désir : 8
Je ne prendrais pas de plaisir 8
Aux vœux impertinents, qu’une amour sotte et vaine 12
20 Vous feroit faire pour la reine, 8
Proposez-vous de voir tout ce corps si charmant, 12
Comme un beau marbre seulement. 8
Je veux que vous disiez que l’art, que la pensée, 12
Que même le souhait ne peut aller plus loin. 12
25 Dedans le bain je l’ai laissée : 8
Vous êtes connaisseur ; venez être témoin 12
De ma félicité suprême ! » 8
Ils vont : Gygès admire. Admirer, c’est trop peu : 12
Son étonnement est extrême. 8
30 Ce doux objet joua son jeu. 8
Gygès en fut ému, quelque effort qu’il pût faire. 12
Il auroit voulu se taire, 7
Et ne point témoigner ce qu’il avoit senti ; 12
Mais son silence eût fait soupçonner du mystère : 12
35 L’exagération fut le meilleur parti. 12
Il s’en tint donc pour averti ; 8
Et, sans faire le fin, le froid, ni le modeste, 12
Chaque point, chaque article, eut son fait, fut loué. 12
« Dieux ! disoit-il au roi, quelle félicité ! 12
40 Le beau corps ! le beau cuir ! ô ciel ! et tout le reste ! 12
De ce gaillard entretien 7
La reine n’entendit rien ; 7
Elle l’eût pris pour outrage : 7
Car, en ce siècle ignorant, 7
45 Le beau sexe étoit sauvage. 7
Il ne l’est plus maintenant, 7
Et des louanges pareilles, 7
De nos dames d’à présent 7
N’écorchent point les oreilles. 7
50 Notre examinateur soupiroit dans sa peau ; 12
L’émotion croissoit, tant tout lui sembloit beau. 12
Le prince, s’en doutant, l’emmena ; mais son âme 12
Emporta cent traits de flamme : 7
Chaque endroit lança le sien. 7
55 Hélas ! fuir n’y sert de rien ; 7
Tourments d’amour font si bien, 7
Qu’ils sont toujours de la suite. 7
Près du prince, Gygès eut assez de conduite : 12
Mais de sa passion la reine s’aperçut. 12
60 Elle sut 3
L’origine du mal ; le roi, prétendant rire, 12
S’avisa de lui tout dire. 7
Ignorant ! savoit-il point 7
Qu’une reine sur ce point 7
65 N’ose entendre raillerie ? 7
Et, supposé qu’en son cœur 7
Cela lui plaise, elle rie, 7
Il lui faut, pour son honneur, 7
Contrefaire la furie. 7
70 Celle-ci le fut vraiment, 7
Et réserva dans soi-même 7
De quelque vengeance extrême 7
Le désir très-véhément. 7
Je voudrois, pour un moment, 7
75 Lecteur, que tu fusses femme ; 7
Tu ne saurois autrement 7
Concevoir jusqu’où la dame 7
Porta son secret dépit. 7
Un mortel eut le crédit 7
80 De voir de si belles choses, 7
À tous mortels lettres closes ! 7
Tels dons étoient pour des dieux ; 7
Pour des rois, voulois-je dire ; 7
L’un et l’autre y vient de cire, 7
85 Je ne sais quel est le mieux. 7
Ces pensers incitoient la reine à la vengeance. 12
Honte, dépit, courroux, son cœur employa tout : 12
Amour même, dit-on, fut de l’intelligence : 12
De quoi ne vient-il point à bout ? 8
90 Gygès étoit bien fait, on l’excusa sans peine : 12
Sur le montreur d’appas, tomba toute la haine, 12
Il étoit mari, c’est son mal ; 8
Et les gens de ce caractère 8
Ne sauraient en aucune affaire 8
95 Commettre de péché qui ne soit capital. 12
Qu’est-il besoin d’user d’un plus ample prologue ? 12
Voilà le roi haï, voilà Gygès aimé ; 12
Voilà tout fait et tout formé 8
Un époux du grand catalogue ; 8
100 Dignité peu briguée, et qui fleurit pourtant. 12
La sottise du prince étoit d’un tel mérite, 12
Qu’il fut fait in petto confrère de Vulcan ; 12
De là jusqu’au bonnet la distance est petite. 12
Cela n’étoit que bien ; mais la Parque maudite 12
105 Fut aussi de l’intrigue, et, sans perdre de temps, 12
Le pauvre roi, par nos amants, 8
Fut député vers lé Cocyte ; 8
On le fit trop boire d’un coup : 8
Quelquefois, hélas ! c’est beaucoup. 8
110 Bientôt un certain breuvage 7
Lui fit voir le noir rivage ; 7
Tandis qu’aux yeux de Gygès 7
S’étaloient de blancs objets : 7
Car, fût-ce amour, fût-ce rage, 7
115 Bientôt la reine le mit 7
Sur le trône et dans son lit. 7
Mon dessein n’étoit pas d’étendre cette histoire ; 12
On la savoit assez. Mais je me sais bon gré, 12
Car l’exemple a très-bien cadré ; 8
120 Mon texte y va tout droit : même j’ai peine à croire 12
Que le docteur en lois, dont je vais discourir, 12
Puisse mieux que Candaule à mon but concourir. 12
Rome, pour ce coup-ci, me fournira la scène ; 12
Rome, non celle-là que les mœurs du vieux temps 12
125 Rendoient triste, sévère, incommode aux galants, 12
Et de sottes femelles pleine : 8
Mais Rome d’aujourd’hui, séjour charmant et beau, 12
Où l’on suit un train plus nouveau. 8
Le plaisir est la seule affaire 8
130 Dont se piquent ses habitants : 8
Qui n’auroit que vingt ou trente ans, 8
Ce seroit un voyage à faire. 8
Rome donc eut naguère un maître dans cet art 12
Qui du Tien et du Mien tire son origine ; 12
135 Homme qui hors de là faisoit le goguenard : 12
Tout passoit par son étamine ; 8
Aux dépens du tiers et du quart 8
Il se divertissoit. Avint que le légiste, 12
Parmi ses écoliers, dont il avoit toujours 12
140 Longue liste, 3
Eut un François ; moins propre à faire en droit un cours 12
Qu’en amours. 3
Le docteur, un beau jour, le voyant sombre et triste, 12
Lui dit : « Notre féal, vous voilà de relais ; 12
145 Car vous avez la mine, étant hors de l’école, 12
De ne lire jamais 6
Barthole. 2
Que ne vous poussez-vous ? Un François être ainsi 12
Sans intrigue et sans amourettes ! 8
150 Vous avez des talents, nous avons des coquettes, 12
Non pas pour une, Dieu merci. » 8
L’étudiant reprit : « Je suis nouveau dans Rome. 12
Et puis, hors les beautés qui font plaisir aux gens 12
Pour la somme, 3
155 Je ne vois pas que les galants 8
Trouvent ici beaucoup à faire. 8
Toute maison est monastère ; 8
Double porte, verroux, une matrone austère, 12
Un mari, des Argus. Qu’irai-je, à votre avis, 12
160 Chercher en de pareils logis ? 8
Prendre la lune aux dents seroit moins difficile. 12
— Ha ! ha ! là lune aux dents ! repartit le docteur ; 12
Vous nous faites beaucoup d’honneur. 8
J’ai pitié des gens neufs comme vous. Notre ville 12
165 Ne vous est pas connue, en tant que je puis voir. 12
Vous croyez donc qu’il faille avoir 8
Beaucoup de peine à Rome, on fait que d’aventures ? 12
Sachez que nous avons ici des créatures 12
Qui feront leurs maris cocus 8
170 Sur la moustache des Argus : 8
La chose est chez nous très-commune. 8
Témoignez seulement que vous cherchez fortune. 12
Placez-vous dans l’église auprès du bénitier ; 12
Présentez sur le doigt aux dames l’eau sacrée ; 12
175 C’est d’amourettes les prier. 8
Si l’air du suppliant à quelque dame agrée, 12
Celle-là, sachant son métier, 8
Vous enverra faire un message. 8
Vous serez déterré, logeassiez-vous en lieu 12
180 Qui ne fût connu que de Dieu : 8
Une vieille viendra, qui, faite au badinage, 12
Vous saura ménager un secret entretien : 12
Ne vous embarrassez de rien. 8
De rien, c’est un peu trop ; j’excepte quelque chose. 12
185 Il est bon de vous dire en passant, notre ami, 12
Qu’à Rome il faut agir en galant et demi. 12
En France on peut conter des fleurettes, l’on cause ; 12
Ici tous les moments sont chers et précieux : 12
Romaines vont au but. » L’autre reprit : « Tant mieux 12
190 Sans être Gascon, je puis dire 8
Que je suis un merveilleux sire, » 8
Peut-être ne l’étoit-il point ; 8
Tout homme est gascon sur ce point. 8
Les axis du docteur lurent bons : le jeune homme 12
195 Se campe en une église où venoit tous les jours 12
La fleur et l’élite de Rome, 8
Des Grâces, des Vénus, avec un grand concours 12
D’amours, 2
C’est-à-dire, enchrétien, beaucoup d’anges femelles : 12
200 Sous leur voile brilloient dos yeux pleins d’étincelles. 12
Bénitiers, le lieu saint n’étoit pas sans cela : 12
Notre homme en choisit un, chanceux pour ce point-là ; 12
À chaque objet qui passe adoucit ses prunelles ; 12
Révérences, le drôle en faisoit des plus belles, 12
205 Des plus dévotes : cependant 8
Il offrait l’eau lustrale. Un ange, entre les autres, 12
En prit de bonne grâce. Alors l’étudiant 12
Dit en son cœur : « Elle est des nôtres ! » 8
Il retourne au logis : vieille vient ; rendez-vous : 12
210 D’en conter le détail, vous vous en doutez tous. 12
Il s’y fit nombre de folies. 8
La dame étoit des plus jolies ; 8
Le passe-temps fut des plus doux. 8
Il le conte au docteur. Discrétion françoise 12
215 Est chose outre nature et d’un trop grand effort ; 12
Dissimuler un tel transport, 8
Gela sent son humeur bourgeoise. 8
Du fruit de ses conseils, le docteur s’applaudit, 12
Rit en jurisconsulte, et des maris se raille. 12
220 Pauvres gens qui n’ont pas l’esprit 8
De garder du loup leur ouaille ! 8
Un berger en a cent ; des hommes no sauront 12
Garder la seule qu’ils auront ! 8
Bien lui sembloit ce soin chose un peu malaisée, 12
225 Mais non pas impossible ; et, sans qu’il eût cent yeux, 12
Il défioit, grâces aux cieux, 8
Sa femme, encor que très-rusée. 8
À ce discours, ami lecteur, 8
Vous ne croiriez jamais, sans avoir quelque honte, 12
230 Que l’héroïne de ce conte 8
Fût propre femme du docteur : 8
Elle l’étoit pourtant. Le pis fut que mon homme, 12
En s’informant de tout, et des si, et des cas, 12
Et comme elle étoit faite, et quels secrets appas, 12
235 Vit que c’étoit sa femme, en somme, 8
lin seul point l’arrêtoit ; c’étoit certain talent 12
Qu’avoit en sa moitié trouvé l’étudiant, 12
Et que pour le mari n’âvoit pas la donzelle. 12
« A ce signe, ce n’est pas elle, 8
240 Disoit en soi le pauvre époux : 8
Mais les autres points y sont tous ; 8
C’est elle. Mais ma femme au logis est rêveuse ; 12
Et celle-ci paroît causeuse 8
Et d’un agréable entretien ; 8
245 Assurément, c’en est une autre : 8
Mais, du reste, il n’y manque rien ; 8
Taille, visage, traits, même poil ; c’est la notre » 12
Après avoir bien dit fout bas : 8
« Ce l’est ! » et puis : « Ce ne l’est pas ! » 8
250 Force fut qu’au premier en demeurât le sire. 12
Je laisse à penser son courroux, 8
Sa fureur, afin de mieux dire. 8
« Vous vous êtes donné un second rendez-vous ? 12
Poursuivit-il. — Oui, reprit notre apôtre, 10
255 Elle et moi, n’avons eu garde de l’oublier, 12
Nous trouvant trop bien du premier, 8
Pour n’en pas ménager un autre, 8
Très-résolus tous deux de ne nous rien devoir. 12
— La résolution, dit le docteur, est belle. 12
260 Je saurois volontiers quelle est cette donzelle ? » 12
L’écolier repartit : « Je ne l’ai pu savoir ; 12
Mais qu’importe ? Il suffit que je sois content d’elle. 12
Dès à présent, je vous réponds 8
Que l’époux de la dame a toutes ses façons : 12
265 Si quelqu’une manquoit, nous la lui donnerons 12
Demain, en tel endroit, à telle heure, sans faute. 12
On doit m’attendre enentre deux draps, 8
Champ de bataille propre à de pareils combats. 12
Le rendez-vous n’est point dans une chambre haute, 12
270 Le logis est propre et paré. 8
On m’a fait à l’abord traverser un passage, 12
Où jamais le jour n’est entré ; 8
Mais aussitôt après, la vieille du message 12
M’a conduit en des lieux où loge, en bonne foi, 12
275 Tout ce qu’amour a de délices : 8
On peut s’en rapporter à moi. » 8
À ce discours, jugez quels étoient les supplices 12
Qu’enduroit le docteur. Il forme le dessein 12
De s’en aller le lendemain 8
280 Au lieu de l’écolier, et, sous ce personnage, 12
Convaincre sa moitié, lui, faire un vasselage 12
Dont il fût à jamais parlé, 8
N’en déplaise au nouveau confrère, 8
Il n’étoit pas bien conseillé ; 8
285 Mieux valoit pour le coup se taire, 8
Sauf d’apporter en temps et lieu 8
Remède au cas, moyennant Dieu. 8
Quand les épouses font un récipiendaire 12
Au benoît état de cocu, 8
290 S’il en peut sortir franc, c’est à lui beaucoup faire ; 12
Mais quand il est déjà reçu, 8
Une façon de plus ne fait rien à l’affaire. 12
Le docteur raisonna d’autre sorte, et fît tant, 12
Qu’il ne fit rien qui vaille. Il crut qu’en prévenant 12
295 Son parrain en cocuage 7
Il feroit tour d’homme sage. 7
Son parrain, cela s’entend ; 7
Pourvu que sous ce galant 7
Il eût fait apprentissage ; 7
300 Chose dont, à bon droit, le lecteur peut douter. 12
Quoi qu’il en soit, l’époux ne manque pas d’aller 12
Au logis de l’aventure, 7
Croyant que l’allée obscure, 7
Son silence, et le soin de se cacher le nez, 12
305 Sans qu’il fût reconnu, le feraient introduire 12
En ces lieux si fortunés. 7
Mais, par malheur, la vieille avoit, pour se conduire, 12
Une lanterne sourde ; et, plus fine cent fois 12
Que le plus fin docteur en lois, 8
310 Elle reconnut l’homme ; et sans être surprise, 12
Elle lui dit : « Attendez là ; 8
Je vais trouver madame Elise. 7
Il la faut avertir ; je n’ose, sans cela, 12
Vous mener dans sa chambre ; et puis, vous devez être 12
315 En autre habit, pour l’aller voir, 8
C’est-à-dire, en un mot, qu’il n’en faut point avoir. 12
Madame attend au lit. » A ces mots, notre maître, 12
Poussé dans quelque bouge, y voit d’abord paraître 12
Tout un déshabillé, des mules, un peignoir, 12
320 Bonnet, robe de chambre, avec chemise d’homme, 12
Parfums sur la toilette, et des meilleurs de Rome, 12
Le tout propre, arrangé de même qu’on eût fait, 12
Si l’on eût attendu le cardinal-préfet. 12
Le docteur se dépouille ; et celle gouvernante 12
325 Revient, et par la main le conduit en des lieux 12
Où notre homme, privé de l’usage des yeux, 12
Va d’une façon chancelante. 8
Après ces détours ténébreux, 8
La vieille ouvre une porte, et vous pousse le sire 12
330 En un fort mal-plaisant endroit, 8
Quoique ce fût son propre empire : 8
C’étoit en l’École de droit. 8
En l’École de droit ! Là même ! le pauvre homme, 12
Honteux, surpris, confus, non sans quelque raison, 12
335 Pensa tomber en pâmoison. 8
Le conte en courut par tout Rome. 8
Les écoliers alors attendoient leur régent : 12
Cela seul acheva sa mauvaise fortune. 12
Grand éclat de risée et grand chuchillement, 12
340 Universel étonnement. 8
« Est-il fou ? Qu’est-ce là ? Vient-il de voir quelqu’une ? » 12
Ce ne fut pas le tout ; sa femme se plaignit. 12
Procès. La parenté se joint en cause, et dit 12
Que du docteur venoit tout le mauvais ménage ; 12
345 Que cet homme étoit fou, que sa femme étoit sage. 12
On fit casser le mariage ; 8
Et puis la dame se rendit 8
Belle et bonne religieuse 8
À Saint-Croissant en Vavoureuse : 8
350 Un prélat lui donna l’habit. 8
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