MÉTRIQUE EN LIGNE

LFT_2/LFT301

Jean de LA FONTAINE

CONTES ET NOUVELLES

1668-1694

LIVRE QUATRIÈME

VIII

LE PSAUTIER

	Nonnes, souffrez pour la dernière fois	10
	Qu’en ce recueil, malgré moi, je vous place.	10
	De vos bons tours les contes ne sont froids ;	10
	Leur aventure a ne sais quelle grâce	10
5	Qui n’est ailleurs ; ils emportent les voix.	10
	Encore un donc, et puis c’en seront trois.	10
	Trois ! je faux d’un ; c’en seront au moins quatre.	10
	Comptez-les bien : Mazet le compagnon ;	10
	L’abbesse ayant besoin d’un bon garçon	10
10	Pour la guérir d’un ma ! opiniâtre ;	10
	Ce conte-ci, qui n’est le moins fripon ;	10
	Quant à sœur Jeanne ayant fait un poupon,	10
	Je ne tiens pas qu’il la faille rabattre.	10
	Les voilà tous : quatre, c’est compte rond.	10
15	Vous me direz : « C’est une étrange affaire	10
	Que nous ayons tant de part en ceci ! »	10
	Que voulez-vous ? Je n’y saurais que faire ;	10
	Ce n’est pas moi qui le souhaite ainsi.	10
	Si vous teniez toujours votre bréviaire,	10
20	Vous n’auriez rien à démêler ici ;	10
	Mais ce n’est pas votre plus grand souci.	10
	Passons donc vite à la présente histoire.	10

	Dans un couvent de nonnes fréquentoit	10
	Un jouvenceau, friand, comme on peut croire,	10
25	De ces oiseaux. Telle pourtant prenoit	10
	Goût à le voir, et des yeux le couvoit,	10
	Lui sourioit, faisoit la complaisante,	10
	Et se disoit sa très-humble servante,	10
	Qui, pour cela, d’un seul point n’avançoit.	10
30	Le conte dit que Iéans il n’était	10
	Vieille ni jeune, à qui le personnage	10
	Ne fit songer quelque chose à part soi ;	10
	Soupirs trottaient : bien voyoit le pourquoi,	10
	Sans qu’il s’en mît en peine davantage.	10
35	Soeur Isabeau, seule, pour son usage,	10
	Eut le galant : elle le méritait,	10
	Douce d’humeur, gentille de corsage,	10
	Et n’en étant qu’à son apprentissage,	10
	Belle de plus. Ainsi l’on l’envioit	10
40	Pour deux raisons : son amant, et ses charmes.	10
	Dans ses amours chacune l’épioit :	10
	Nul bien sans mal, nul plaisir sans alarmes.	10
	Tant et si bien l’épièrent les sœurs,	10
	Qu’une nuit sombre et propre à ces douceurs	10
45	Dont on confie aux ombres le mystère,	10
	En sa cellule on ouït certains mots,	10
	Certaine voix, enfin certains propos,	10
	Qui n’étoient pas sans doute en son bréviaire.	10
	« C’est le galant, ce dit-on ; il est pris. »	10
50	Et de courir ; l’alarme est aux esprits ;	10
	L’essaim frémit ; sentinelle se pose.	10
	On va conter en triomphe la chose	10
	À mère abbesse ; et heurtant à grands coups,	10
	On lui cria : « Madame ; levez-vous !	10
55	Soeur Isabelle a dans sa chambre un homme. »	10
	Vous noterez que Madame n’étoit	10
	En oraison, ni ne prenoit son somme ;	10
	Trop bien alors dans son lit elle avoit	10
	Messire Jean, curé du voisinage.	10
60	Pour ne donner aux sœurs aucun ombrage,	10
	Elle se lève en hâte, étourdiment,	10
	Cherche son voile ; et malheureusement	10
	Dessous sa main tombe du personnage	10
	Le haut-de-chausse, assez bien ressemblant,	10
65	Pendant la nuit, quand on n’est éclairée,	10
	À certain voile aux nonnes familier,	10
	Nommé pour lors entre elles leur psautier.	10
	La voilà donc de grègues affublée.	10
	Ayant sur soi ce nouveau couvre-chef,	10
70	Et s’étant fait raconter de rechef	10
	Tout le catus, elle dit irritée :	10
	« Voyez un peu la petite effrontée,	10
	Fille du diable, et qui nous gâtera	10
	Notre couvent ! Si Dieu plaît, ne fera,	10
75	S’il plaît à Dieu, bon ordre s’y mettra :	10
	Vous la verrez tantôt bien chapitrée, »	10
	Chapitre donc, puisque chapitre y a ;	10
	Fut assemblé. Mère abbesse, entourée	10
	De son sénat, fit venir Isabeau,	10
80	Qui s’arrosoit de pleurs tout le visage,	10
	Se souvenant qu’un maudit jouvenceau	10
	Venoit d’en faire un différent usage.	10
	« Quoi ! dit l’abbesse, un homme dans ce lieu !	10
	Un tel scandale en la maison de Dieu !	10
85	N’êtes-vous point morte de honte encore ?	10
	Qui vous a fait recevoir parmi nous	10
	Cette voirie ? Isabeau, savez-vous	10
	(Car désormais qu’ici l’on vous honore	10
	Du nom de sœur, ne le prétendez pas),	10
90	Savez-vous, dis-je, à quoi, dans un tel cas,	10
	Notre institut condamne une méchante ?	10
	Vous l’apprendrez, devant qu’il soit demain.	10
	Parlez, parlez ! » Lors la pauvre nonnain,	10
	Qui jusque-là, confuse et repentante,	10
95	N’osoit branler, et la vue abaissoit,	10
	Lève les yeux, par bonheur aperçoit	10
	Le haut-de-chausse, à quoi toute la bande,	10
	Par un effet d’émotion trop grande,	10
	N’avoit pris garde, ainsi qu’on voit souvent.	10
100	Ce fut hasard qu’Isabelle à l’instant	10
	S’en aperçut. Aussitôt la pauvrette	10
	Reprend courage, et dit tout doucement :	10
	« Votre psautier a ne sais quoi qui pend ;	10
	Raccommodez-le ? » Or c’étoit l’aiguillette :	10
105	Assez souvent pour bouton l’on s’en sert.	10
	D’ailleurs, ce voile avoit beaucoup de l’air	10
	D’un haut-de-chausse ; et la jeune nonnette,	10
	Ayant l’idée encor fraîche des deux,	10
	Ne s’y méprit : non pas que le messire	10
110	Eût chausse faite ainsi qu’un amoureux.	10
	Mais à pou près ; cela devoit suffire.	10
	L’abbesse dit : « Elle ose encore rire !	10
	Quelle insolence ! Un péché si honteux	10
	Ne la rend pas plus humble et ; plus soumise !	10
115	Veut-elle point que l’on la canonise ?	10
	Laissez mon voile, esprit de Lucifer ;	10
	Songez, songez, petit tison d’enfer,	10
	Comme on pourra raccommoder votre âme. »	10
	Pas ne finit mère abbesse sa gamme,	10
120	Sans sermonner et tempêter beaucoup.	10
	Soeur Isabeau lui dit encore un coup :	10
	« Raccommodez votre psautier, madame ? ».	10
	Tout le troupeau se met à regarder :	10
	Jeunes de rire, et vieilles de gronder.	10
125	La voix manquant à notre sermonneuse,	10
	Qui, de son troc bien fâchée et honteuse,	10
	N’eut pas le mot à dire en ce moment,	10
	L’essaim fit voir, par son bourdonnement,	10
	Combien rouloient de diverses pensées	10
130	Dans les esprits. Enfin l’abbesse dit :	10
	« Devant qu’on eût tant de voix ramassées,	10
	Il serait tard ; que chacune en son lit	10
	S’aille remettre. À demain toute chose. »	10
	Le lendemain, ne fut tenu, pour cause,	10
135	Aucun chapitre et le jour ensuivant,	10
	Tout aussi peu. Les sages du couvent	10
	Furent d’avis que l’on se devoit taire ;	10
	Car trop d’éclat eût pu nuire au troupeau.	10
	On n’en vouloit à la pauvre ; Isabeau,	10
140	Que par envie : ainsi, n’ayant pu faire	10
	Qu’elle lâchât aux autres le morceau,	10
	Chaque nonnain, faute de jouvenceau,	10
	Songe à pourvoir d’ailleurs à son affaire.	10
	Les vieux amis reviennent de plus beau.	10
145	Par préciput, à notre belle on laisse	10
	Le jeune fils ; le pasteur, à l’abbesse :	10
	Et l’union alla jusques au point,	10
	Qu’on en prêtoit à qui n’en avoit point	10