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Jean de LA FONTAINE
CONTES ET NOUVELLES
1668-1694
LIVRE QUATRIÈME
VII
FÉRONDE OU LE PURGATOIRE
Vers le Levant, le Vieil de la Montagne 10
Se rendit craint par un moyen nouveau : 10
Craint n’était-il pour l’immense campagne 10
Qu’il possédât, ni pour aucun monceau 10
5 D’or ou d’argent, mais parce qu’au cerveau 10
De ses sujets il imprimoit des choses, 10
Oui de maint fait courageux étaient causes. 10
Il choisissoit, entre eux, les plus hardis, 10
Et leur faisoit donner du paradis 10
10 Un avant-goût, à leurs sens perceptible, 10
Du paradis de son Législateur : 10
Rien n’en a dit, ce prophète menteur, 10
Qui ne devint très-croyable et sensible 10
À ces gens-là. Comment s’y prenoit-on ? 10
15 On les faisoit boire tous, de façon 10
Qu’ils s’enivroient, perdoient sens et raison. 10
En cet étal, privés de connoissance, 10
On les portoit en d’agréables lieux, 10
Ombrages frais, jardins délicieux. 10
20 Là se trouvoient tendrons en abondance, 10
Plus que maillés, et beaux par excellence : 10
Chaque réduit en avoit à couper 10
Si se venoient joliment attrouper 10
Près de ces gens, qui, leur boisson cuvée, 10
25 S’émerveilloient de voir cette couvée, 10
Et se croyoient habitants devenus 10
Des champs heureux qu’assigne à ses élus 10
Le faux Mahom. Lors de faire accointance, 10
Turcs d’approcher, tendrons d’entrer en danse, 10
30 Au gazouillis des ruisseaux de ces bois, 10
Au son des luths accompagnant les voix 10
Des rossignols : il n’est plaisir au monde 10
Qu’on ne goûtât dedans ce paradis. 10
Les gens trouvoient en son charmant pourpris 10
35 Les meilleurs vins de la machine ronde, 10
Dont ne manquoient encor de s’enivrer. 10
El de leurs sens perdre l’entier usage. 10
On les faisoit aussitôt reporter 10
Au premier lieu. De tout ce tripotage, 10
40 Qu’arrivoit-il ? Ils croyoient fermement 10
Que quelques jours de semblables délices 10
Les attendoient, pourvu que hardiment, 10
Sans redouter la mort ni les supplices, 10
Ils lissent chose agréable à Mahom, 10
45 Servant leur prince en toute occasion. 10
Par ce moyen, le prince pouvoit dire 10
Qu’il avoit gens à sa dévotion, 10
Déterminés, et qu’il n’étoit empire 10
Plus redouté que le sien ici-bas. 10
50 Or ai-je été prolixe sur ce cas, 10
Pour confirmer l’histoire de Féronde. 10
Féronde étoit un sot, de par le monde, 10
Riche manant, ayant soin du tracas, 10
Dîmes et cens, revenus et ménage 10
55 D’un abbé blanc. J’en sais de ce plumage 10
Qui valent bien les noirs, à mon avis, 10
En l’ait que d’être aux maris secourables, 10
Quand forte tâche ils ont en leur logis, 10
Si qu’il y faut moines et gens capables. 10
60 Au lendemain celui-ci ne songeoit, 10
Et tout son fait dès la veille mangeoit, 10
Sans rien garder, non plus qu’un droit apôtre ; 10
N’ayant autre œuvre, autre emploi, penser autre, 10
Que de chercher où gisoient les bons vins, 10
65 Les bons morceaux, et les bonnes commères ; 10
Sans oublier les gaillardes nonnains, 10
Dont il faisoit peu de part à ses frères. 10
Féronde avoit un joli chaperon 10
Dans son logis, femme sienne : et dit-on 10
70 Que parentelle étoit entre la dame 10
Et notre abbé ; car son prédécesseur, 10
Oncle et parrain, dont Dieu veuille avoir l’âme, 10
En étoit père, et la donna pour femme 10
À ce manant, qui tint à grand honneur 10
75 De l’épouser. Chacun sait que de race 10
Communément fille bâtarde chasse. 10
Celle-ci donc ne fit mentir le mot. 10
Si n’étoit pas l’époux homme si sot, 10
Qu’il n’en eût doute, et ne vît en l’affaire 10
80 Un peu plus clair qu’il n’étoit nécessaire. 10
Sa femme alloit toujours chez le prélat, 10
Et prétextait ses allées et venues, 10
Des soins divers de cet économat. 10
Elle alléguoit mille affaires menues : 10
85 C’étoit un compte, ou c’étoit un achat ; 10
C’étoit un rien, tant peu plaignoit sa peine, 10
Bref, il n’étoit nul jour en la semaine, 10
Nulle heure au jour, qu’on ne, vît en ce lieu 10
La receveuse. Alors le père en Dieu 10
90 Ne manquoit pas d’écarter tout son monde. 10
Mais le mari, qui se doutoit du tour, 10
Rompoit les chiens, ne manquant au retour 10
D’imposer mains sur madame Féronde : 10
Onc il ne fut un moins commode époux. 10
95 Esprits ruraux volontiers sont jaloux, 10
Et sur ce point à chausser difficiles, 10
N’étant pas faits aux coutumes des villes. 10
Monsieur l’abbé trouvoit cela bien dur, 10
Comme prélat qu’il étoit, partant homme 10
100 Fuyant la peine, aimant le plaisir pur, 10
Ainsi que l’ail tout bon suppôt de Rome. 10
Ce n’est mon goût ; je ne veux, de plein saut, 10
Prendre la ville, aimant mieux l’escalade ; 10
En amour dà, non en guerre : il no faut 10
105 Prendre ceci pour guerrière bravade, 10
Mi m’enrôler là-dessus malgré moi : 10
Que l’autre usage ait la raison pour soi, 10
Je m’en rapporte, et reviens à l’histoire 10
Du receveur, qu’on mit en purgatoire 10
110 Pour le guérir ; et voici comme quoi. 10
Par le moyen d’une poudre endormante, 10
L’abbé le plonge en un très-long sommeil. 10
On le croit mort ; on l’enterre ; l’on chante. 10
Il est surpris de voir, à son réveil, 10
115 Autour de lui, gens d’étrange manière ; 10
Car il étoit au large dans sa bière, 10
Et se pouvoit lever de ce tombeau 10
Qui conduisoit en un profond caveau. 10
D’abord la peur se saisit de notre homme. 10
120 « Qu’est-ce cela ? Songe-t-il ? Est-il mort ? 10
Seroit-ce point quelque espèce de sort ? » 10
Puis, il demande aux gens comme on les nomme ; 10
Ce qu’ils font là ; d’où vient que dans ce lieu 10
L’on le retient ; et qu’a-t-il fait à Dieu ? 10
125 L’un d’eux lui dit : « Console-toi, Féronde ; 10
Tu te verras citoyen du haut monde, 10
Dans mille ans d’hui, complots et bien comptés ; 10
Auparavant, il faut d’aucuns péchés 10
Te nettoyer en ce saint purgatoire : 10
130 Ton âme un jour plus blanche que l’ivoire 10
En sortira. » L’ange consolateur 10
Donne, à ces mots, au pauvre receveur 10
Huit ou dix coups de forte discipline, 10
En lui disant : « C’est ton humeur mutine, 10
135 Et trop jalouse, et déplaisant à Dieu, 10
Qui te retient pour mille ans en ce lieu. » 10
Le receveur, s’étant frotté l’épaule, 10
Fait un soupir : « Mille ans ! C’est bien du temps ! » 10
Vous noterez que l’ange étoit un drôle, 10
140 Un frère Jean, novice de léans. 10
Ses compagnons jouoient chacun un rôle 10
Pareil au sien, dessous un feint habit. 10
Le receveur requiert pardon, et dit : 10
« Las ! si jamais je rentre dans la vie, 10
145 Jamais soupçon, ombrage, et jalousie, 10
Ne rentreront dans mon maudit esprit : 10
Pourrois-je point obtenir cette grâce ? » 10
On la lui fait espérer, non sitôt ; 10
Force est qu’un an dans ce séjour se passe ; 10
150 Là cependant il aura ce qu’il faut, 10
Pour sustenter son corps, rien davantage, 10
Quelque grabat, du pain pour tout potage, 10
Vingt coups de fouet chaque jour, si l’abbé, 10
Comme prélat rempli de charité, 10
155 N’obtient du ciel qu’au moins on lui remette, 10
Non le total des coups, mais quelque quart 10
Voire moitié, voire la plus grand’part : 10
Douter ne faut qu’il ne s’en entremette, 10
À ce sujet disant mainte oraison. 10
160 L’ange, en après, lui fait un long sermon : 10
« A tort, dit-il, tu conçus du soupçon ; 10
Les gens d’Église ont-ils de ces pensées ? 10
Un.abbé blanc ! C’est trop d’ombrage avoir ; 10
Il n’écherroit que dix coups pour un noir. 10
165 Défais-toi donc de tes erreurs passées. » 10
Il s’y résout. Qu’eût-il fait ? Cependant 10
Sire prélat et madame Féronde 10
Ne laissent perdre un seul petit moment. 10
Le mari dit : « Que fait ma femme au monde ? 10
170 — Ce qu’elle y fait ? Tout bien. Noire prélat 10
L’a consolée ; et ton économat 10
S’en va son train toujours à l’ordinaire. 10
— Dans le couvent toujours a-t-elle affaire ? 10
— Où donc ? Il faut qu’ayant seule à présent 10
175 Le faix entier sur soi, la pauvre femme 10
Bon gré mal gré, léans aille souvent, 10
Et plus encor que pendant ton vivant, » 10
Un tel discours ne plaisoit point à l’âme. 10
Âme j’ai cru le devoir appeler, 10
180 Ses pourvoyeurs ne le faisant manger 10
Ainsi qu’un corps. Un mois à cette épreuve 10
Se passe entier, lui jeûnant, et l’abbé 10
Multipliant œuvres de charité, 10
Et mettant peine à consoler la veuve. 10
185 Tenez pour sûr qu’il y fit de son mieux. 10
Son soin ne fut longtemps infructueux ; 10
Pas ne semoit en une terre ingrate. 10
PATER ABBAS, avec juste sujet, 10
Appréhenda d’être père, en effet. 10
190 Comme il n’est bon que telle chose éclate, 10
Et que le fait ne puisse être nié, 10
Tant et tant fut par sa paternité 10
Dit d’oraisons, qu’on vit du purgatoire 10
L’âme sortir, légère, et n’ayant pas 10
195 Once de chair. Un si merveilleux cas 10
Surprit les gens. Beaucoup ne vouloient croire 10
Ce qu’ils voyoient. L’abbé passa pour saint. 10
L’époux pour sien le fruit posthume tint, 10
Sans autrement de calcul oser faire. 10
200 Double miracle étoit en cette affaire : 10
Et la grossesse, et le retour du mort. 10
On en chanta TE DEUM à renfort. 10
Stérilité régnoit en mariage 10
Pendant cet an, et même au voisinage 10
205 De l’abbaye, encor bien que Iéans 10
On se vouât pour obtenir enfants. 10
À tant laissons l’économe et sa femme ; 10
Et ne soit dit que nous autres époux, 10
Nous méritions ce qu’on fit à cette âme, 10
210 Pour la guérir de ses soupçons jaloux. 10
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