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Jean de LA FONTAINE
CONTES ET NOUVELLES
1668-1694
LIVRE QUATRIÈME
VI
LE DIABLE DE PAPEFIGUIÈRE
Maître François dit que Papimanie 10
Est un pays où les gens sont heureux ; 10
Le vrai dormir ne fut fait que pour eux : 10
Nous n’en avons ici que la copie. 10
5 Et, par saint Jean ! si Dieu me prête vie, 10
Je le verrai ce pays où l’on dort ! 10
On y fait plus : on n’y fait nulle chose ; 10
C’est un emploi que je recherche encor. 10
Ajoutez-y quelque petite dose 10
10 D’amour honnête, et puis me voilà fort. 10
Tout au rebours, il est une province 10
Où les gens sont haïs, maudits de Dieu : 10
On les connoît à leur visage mince ; 10
Le long dormir est exclus de ce lieu. 10
15 Partant, lecteurs, si quelqu’un se présente 10
À vos regards, ayant face riante, 10
Couleur vermeille, et visage replet, 10
Taille non pas de quelque mingrelet, 10
Dire pourrez, sans que l’on vous condamne : 10
20 Cettui me semble, à le voir, Papimane. 10
« Si, d’autre part, celui que vous verrez 10
N’a l’œil riant, le corps rond, le teint frais, 10
Sans hésiter, qualifiez cet homme 10
Papefiguier. Papefigue se nomme 10
25 L’île et province, où les gens autrefois 10
Firent la figue au portrait du saint-père. 10
Punis en sont : rien chez eux ne prospère. 10
Ainsi nous l’a conté maître François. 10
L’île fut lors donnée en apanage 10
30 À Lucifer ; c’est sa maison des champs. 10
On voit courir par tout cet héritage 10
Ses commensaux, rudes à pauvres gens, 10
Peuple ayant queue, ayant cornes et griffes, 10
Si maints tableaux ne sont point apocryphes. 10
35 Avint un jour qu’un de ces beaux messieurs 10
Vit un manant rusé, des plus trompeurs, 10
Verser un champ, dans l’île dessusdite. 10
Bien paroissoit la terre être maudite, 10
Car le manant avec peine et sueur 10
40 La retournoit, et faisoit son labeur. 10
Survient un diable, à titre de seigneur ; 10
Ce diable étoit des gens de l’Évangile, 10
Simple, ignorant, à tromper très-facile, 10
Bon gentilhomme, et qui, dans son courroux, 10
45 N’avoit encor tonné que sur les choux ; 10
Plus ne savoit apporter de dommage. 10
« Vilain, dit-il, vaquer à nul ouvrage 10
N’est mon talent ; je suis un diable issu 10
De noble race, et qui n’a jamais su 10
50 Se tourmenter ainsi que font les autres. 10
Tu sais, vilain, que tous ces champs sont nôtres ? 10
Ils sont à nous, dévolus par l’édit 10
Qui mit jadis cette île en interdit. 10
Vous y vivez dessous notre police : 10
55 Partant, vilain, je puis avec justice 10
M’attribuer tout le fruit de ce champ ; 10
Mais je suis bon, et veux que dans un an 10
Nous partagions sans noise et sans querelle. 10
Quel grain veux-tu répandre dans ces lieux ? » 10
60 Le manant dit : « Monseigneur, pour le mieux, 10
Je crois qu’il faut les couvrir de touselle, 10
Car c’est un grain qui vient fort aisément. 10
— Je ne connois ce grain-là nullement, 10
Dit le lutin. Comment dis-tu ?… Touselle ?… 10
65 Mémoire n’ai d’aucun grain qui s’appelle 10
De cette sorte : or, emplis-en ce lieu : 10
Touselle, soit ! touselle, de par Dieu ! 10
J’en suis content. Fais donc vite, et travaille ; 10
Manant, travaille ; et travaille, vilain : 10
70 Travailler est le fait de la canaille. 10
Ne t’attends pas que je t’aide un seul brin, 10
Ni que par moi ton labeur se consomme : 10
Je t’ai jà dit que j’étois gentilhomme, 10
Né pour chômer, et pour ne rien savoir. 10
75 Voici comment ira notre partage : 10
Deux lots seront, dont l’un, c’est à savoir 10
Ce qui hors terre et dessus l’héritage 10
Aura poussé, demeurera pour toi ; 10
L’autre dans terre est réservé pour moi. » 10
80 L’août arrivé, la touselle est sciée, 10
Et tout d’un temps sa racine arrachée, 10
Pour satisfaire au lot du diableteau. 10
Il y croyoit la semence attachée, 10
Et que l’épi, non plus que le tuyau, 10
85 N’étoit qu’une herbe inutile et séchée. 10
Le laboureur vous la serra très-bien. 10
L’autre, au marché, porta son chaume vendre. 10
On le hua, pas un n’en offrit rien : 10
Le pauvre diable étoit prêt à se pendre. 10
90 Il s’en alla chez son copartageant : 10
Le drôle avoit la touselle vendue, 10
Pour le plus sûr, en gerbe, et non battue, 10
Ne manquant pas de bien cacher l’argent. 10
Bien le cacha, le diable en fut la dupe. 10
95 « Coquin, dit-il, tu m’as joué d’un tour ; 10
C’est ton métier : je.suis diable de cour, 10
Qui, comme vous, à tromper ne m’occupe. 10
Quel grain veux-tu semer pour l’an prochain ? » 10
Le manant dit : « Je crois qu’au lieu de grain, 10
100 Planter me faut ou navets ou carottes : 10
Vous en aurez, monseigneur, pleines hottes, 10
Si mieux n’aimez raves dans la saison. 10
— Raves, navets, carottes, tout est bon, 10
Dit le lutin : mon lot sera hors terre ; 10
105 Le tien dedans. Je ne veux point de guerre 10
Avec que toi, si tu ne m’y contrains. 10
Je vais tenter quelques jeunes nonnains. » 10
L’auteur ne dit ce que firent les nonnes. 10
Le temps venu de recueillir encor, 10
110 Le manant prend raves belles et bonnes ; 10
Feuilles sans plus tombent, pour tout trésor, 10
Au diableteau, qui, l’épaule chargée, 10
Court au marché. Grande fut la risée ; 10
Chacun lui dit son mot cette fois-là : 10
115 « Monsieur le diable, où croît cette denrée ? 10
Où mettrez-vous ce qu’on en donnera ? » 10
Plein de courroux, et vide de pécune, 10
Léger d’argent, et chargé de rancune, 10
Il va trouver le manant, qui rioit 10
120 Avec sa femme, et se solacioit. 10
Ah ! par la mort ! par lé sang ! par la tête ! 10
Dit le démon, il la paiera, parbleu ! 10
« Vous voici donc, Phlipot, la bonne bête ! 10
Çà, çà, galons-le en enfant de bon lieu. 10
125 Mais il vaut mieux remettre la partie ; 10
J’ai sur les bras une dame jolie 10
À qui je dois faire franchir le pas : 10
Elle le veut, et puis ne le veut pas. 10
L’époux n’aura dedans la confrérie 10
130 Sitôt un pied, qu’à vous je reviendrai, 10
Maître Phlipot, et tant vous galerai, 10
Que ne jouerez ces tours, de votre vie. 10
À coups de griffesgriffe, il faut que nous voyions 10
Lequel aura de nous deux belle amie, 10
135 Et jouira du fruit de ces sillons. 10
Prendre pourrais d’autorité suprême 10
Touselle et grain, champ et rave, enfin tout, 10
Mais je les veux avoir par le bon bout. 10
N’espérez plus user de stratagème. 10
140 Dans huit jours d’hui, je suis à vous, Phlipot ; 10
Et touchez là : ceci sera mon arme. » 10
Le villageois, étourdi du vacarme, 10
Au farfadet ne put répondre un mot. 10
Perrette en rit ; c’étoit sa ménagère ; 10
145 Bonne galande en toutes les façons, 10
Et qui sut plus que garder les moutons, 10
Tant qu’elle fut en âge de bergère. 10
Elle lui dit : « Phlipot, ne pleure point ; 10
Je veux d’ici renvoyer de tout point 10
150 Ce diableteau : c’est un jeune novice 10
Qui n’a rien vu ; je t’en tirerai hors : 10
Mon petit doigt saurait plus de malice, 10
Si je voulois, que n’en sait tout son corps. » 10
Le jour venu, Phlipot, qui n’étoit brave, 10
155 Se va cacher, non point dans une cave ; 10
Trop bien va-t-il se plonger tout entier 10
Dans un profond et large bénitier. 10
Aucun démon n’eût su par où le prendre, 10
Tant fût subtil ; car d’étole, dit-on, 10
160 Il s’affubla le chef pour s’en défendre, 10
S’étant plongé dans l’eau jusqu’au menton. 10
Or le laissons, il n’en viendra pas faute. 10
TouteTout le clergé chante autour, à voix haute : 10
VADE RETRO. Perrette cependant 10
165 Est au logis, le lutin attendant. 10
Le lutin vient. Perrette échevelée 10
Sort, et se plaint de Phlipot, en criant : 10
« Ah ! le bourreau ! le traître ! le méchant ! 10
Il m’a perdue ! il m’a toute affolée ! 10
170 Au nom de Dieu, monseigneur, sauvez-vous ! 10
À coups de griffe, il m’a dit en courroux 10
Qu’il se devoit contre Votre Excellence 10
Battre tantôt, et battre à toute outrance. 10
Pour s’éprouver, le perfide m’a fait 10
175 Cette balafre. » A ces mots, au follet, 10
Elle fait voir… Et quoi ? Chose terrible. 10
Le diable en eut une peur tant horrible, 10
Qu’il se signa, pensa presque tomber : 10
Onc n’avoit vu, ne lu, n’ouï conter, 10
180 Que coups de griffe eussent semblable forme. 10
Bref, aussitôt qu’il aperçut l’énorme 10
Solution de continuité, 10
Il demeura si fort épouvanté, 10
Qu’il prit la fuite, et laissa là Perrette. 10
185 Tous les voisins chômèrent la défaite 10
De ce démon : le clergé ne fut pas 10
Des plus tardifs à prendre part au cas. 10
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