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Jean de LA FONTAINE
CONTES ET NOUVELLES
1668-1694
LIVRE QUATRIÈME
V
LE CAS DE CONSCIENCE
Les gens du pays des fables 7
Donnent ordinairement 7
Noms et titres agréables 7
Assez libéralement ; 7
5 Gela ne leur coûte guère : 7
Tout leur est nymphe ou bergère, 7
Et déesse bien souvent. 7
Horace n’y faisoit faute : 7
Si la servante de l’hôte 7
10 Au lit de notre homme alloit, 7
C’étoit aussitôt Ilie ; 7
C’étoit la nymphe Égérie ; 7
C’étoit tout ce qu’on vouloit : 7
Dieu, par sa bonté profonde, 7
15 lin beau jour, mit dans le monde 7
Apollon son serviteur, 7
Et l’y mit justement comme 7
Adam le nomenclateur, 7
Lui disant : « Te voilà ; nomme ! » 7
20 Suivant cette antique loi, 7
Nous sommes parrains du roi. 7
De ce privilège insigne, 7
Moi, faiseur de vers indigne, 7
Je pourrois user aussi 7
25 Dans les contes que voici ; 7
Et s’il me plaisoit de dire, 7
Au lieu d’Anne, Sylvanire, 7
Et, pour messire Thomas, 7
Le grand druide Adamas, 7
30 Me mettroit-on à l’amende ? 7
Non ; mais, tout considéré, 7
Le présent conte demande 7
Qu’on dise Anne et le curé. 7
Anne, puisque ainsi va, passoit dans son village 12
35 Pour la perle et le parangon. 8
Étant un jour près d’un rivage, 8
Elle vit un jeune garçon 8
Se baigner nu : la fillette étoit drue, 10
« Honnête toutefois : l’objet plut à sa vue. 12
40 Nuls défauts ne pouvoient être au gars reprochés ; 12
Puis, dès auparavant, aimé de la bergère, 12
Quand il en auroit eu, l’Amour les eût cachés : 12
Jamais tailleur n’en sut, mieux que lui, la manière. 12
Anne ne craignoit rien : des saules la couvroient, 12
45 Gomme eût fait une jalousie ; 8
Cà et là ses regards en liberté couroient, 12
Où les portoit leur fantaisie ; 8
Çà et là, c’est-à-dire aux différents attraits 12
Du garçon au corps jeune et frais, 8
50 Blanc, poli, bien formé, de taille haute et drète, 12
Digne enfin des regards d’Annette. 8
D’abord une honte secrète 8
La fit quatre pas reculer ; 8
L’amour, huit autres avancer : 8
55 Le scrupule survint, et pensa tout gâter. 12
Aime avoit bonne conscience ; 8
Mais comment s’abstenir ? Est-il quelque défense 12
Qui l’emporte sur le désir, 8
Quand le hasard fait naître un sujet de plaisir ? 12
60 La belle à celui-ci fit quelque résistance ; 12
À la fin, ne comprenant pas 8
Comme on peut pécher de cent pas, 8
Elle s’assit sur l’herbe, et, très-fort attentive, 12
Annette la contemplative 8
65 Regarda de son mieux. Quelqu’un n’a-t-il point vu 12
Comme on dessine sur nature ? 8
On vous campe une créature, 8
Une Ève, ou quelque Adam, j’entends un objet nu ; 12
Puis, force gens, assis comme notre bergère, 12
70 Font un crayon conforme à cet original. 12
Au fond de sa mémoire Anne en sut fort bien l’aire 12
Un qui ne ressembloit pas mal. 8
Elle y seroit encor, si Guillot (c’est le sire) 12
Ne fût sorti de l’eau. La belle se retire 12
75 À propos ; l’ennemi n’étoit plus qu’à vingt pas, 12
Plus fort qu’à l’ordinaire ; et c’eût été grand cas 12
Qu’après de semblables idées, 8
Amour en fût demeuré là : 8
Il comptait pour siennes déjà 8
80 Les faveurs qu’Anne avoit gardées. 8
Qui ne s’y fût trompé ? Plus je songe à cela, 12
Moins je le puis comprendre. Anne la scrupuleuse 12
N’osa, quoi qu’il en soit, le garçon régaler, 12
Ne laissant pas pourtant de récapituler 12
85 Les points qui la rendoient encor toute honteuse. 12
Pâques vint, et ce fut un nouvel embarras. 12
Anne, faisant passer ses péchés en revue, 12
Comme un passe-volant mit en un coin ce cas ; 12
Mais la chose fut aperçue. 8
90 Le curé, messire Thomas, 8
Sut relever le fait ; et, comme l’on peut croire, 12
En confesseur exact il fit conter l’histoire, 12
Et circonstancier le tout fort amplement, 12
Pour en connoître l’importance, 8
95 Puis faire aucunement cadrer la pénitence ; 12
Chose où ne doit errer un confesseur prudent. 12
Celui-ci malmena la belle : 8
Être dans ses regards à tel point sensuelle ! 12
C’est, dit-il, un très-grand péché ; 8
100 Autant vaut l’avoir vu, que de l’avoir touché. » 12
Cependant la peine imposée 8
Fut à souffrir assez aisée ; 8
Je n’en parlerai point : seulement on saura 12
Que messieurs les curés, en tous ces cantons-là, 12
105 Ainsi qu’au nôtre, avoient des dévots et dévotes, 12
Qui, pour l’examen de leurs fautes, 8
Leur payoient un tribut, qui plus, qui moins, selon 12
Que le compte à rendre étoit long. 8
Du tribut de cet an Anne étant soucieuse, 12
110 Arrive que Guillot pêche un brochet fort grand : 12
Tout aussitôt le jeune amant 8
Le donne à sa maîtresse ; elle, toute joyeuse, 12
Le va porter du même pas 8
Au curé messire Thomas. 8
115 Il reçoit le présent, il l’admire ; et le drôle, 12
D’un petit coup sur l’épaule, 7
La fillette régala, 7
Lui sourit ; lui dit : « Voilà 7
Mon fait ! » joignant à cela 7
120 D’autres petites affaires. 7
C’étoit jour de calende, et nombre de confrères 12
Devoient dîner chez lui. Voulez-vous doublement 12
M’obliger ? dit-il à la belle ; 8
Accommodez chez vous ce poisson promptement, 12
125 Puis, l’apportez incontinent : 8
Ma servante est un peu nouvelle. » 8
Anne court ; et voilà les prêtres arrivés. 12
Grand bruit, grande cohue : en cave on se transporte : 12
Aucuns des vins sont approuvés ; 8
130 Chacun en raisonne à sa sorte. 8
On met sur table, et le doyen 8
Prend place, en saluant toute la compagnie. 12
Raconter leurs propos serait chose infinie ; 12
Puis, le lecteur s’en doute bien. 8
135 On permuta cent fois, sans permuter pas une. 12
Santés, Dieu sait combien ! Chacun, à sa chacune, 12
But en faisant de l’œil : nul scandale. On servit 12
Potages, menus mets, et même jusqu’au fruit, 12
Sans que le brochet vînt ; tout le dîner s’achève 12
140 Sans brochet, pas un brin. Guillot, sachant ce don, 12
L’avoit fait rétracter pour plus d’une raison. 12
Légère de brochet, la troupe enfin se lève. 12
Qui fut bien étonné ? Qu’on le juge. Il alla 12
Dire ceci, dire cela, 8
145 À madame Anne, le jour même, 8
L’appela cent fois sotte ; et, dans sa rage extrême, 12
Lui pensa reprocher l’aventure du bain. 12
« Traiter votre curé, dit-il, comme un coquin ! 12
Pour qui nous prenez-vous ? Pasteurs, sont-ce canailles ? » 12
150 Alors, par droit de représailles, 8
Anne dit au prêtre outragé : 8
« Autant vaut l’avoir vu, que de l’avoir mangé. » 12
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