MÉTRIQUE EN LIGNE

LFT_2/LFT294

Jean de LA FONTAINE

CONTES ET NOUVELLES

1668-1694

LIVRE QUATRIÈME

COMMENT L’ESPRIT VIENT AUX FILLES

	Il est un jeu divertissant sur tous,	10
	Jeu dont l’ardeur souvent se renouvelle ;	10
	Ce qui m’en plaît, c’est que tant de cervelle	10
	N’y fait besoin et ne sert de deux clous.	10
5	Or, devinez comment ce jeu s’appelle ?	10
	Vous y jouez, comme aussi faisons-nous ;	10
	Il divertit et la laide et la belle ;	10
	Soit jour et nuit, à toute heure il est doux :	10
	Car on y voit assez clair sans chandelle.	10
10	Or, devinez comment ce jeu s’appelle ?	10
	Le beau du jeu n’est connu de l’époux ;	10
	C’est chez l’amant que ce plaisir excelle :	10
	De regardants, pour y juger des coups,	10
	Il n’en faut point ; jamais on n’y querelle :	10
15	Or, devinez comment ce jeu s’appelle ?	10

	Qu’importe-t-il ? Sans s’arrêter au nom,	10
	Ni badiner là-dessus davantage,	10
	Je vais encor vous en dire un usage	10
	Il fait venir l’esprit et la raison ;	10
20	Nous le voyons en mainte bestiole.	10
	Avant que Lise allât en cette école,	10
	Lise n’étoit qu’un misérable oison ;	10
	Coudre et filer, c’étoit son exercice,	10
	Non pas le sien, mais celui de ses doigts.	10
25	Car, que l’esprit eût part à cet office,	10
	Ne le croyez : il n’étoit nuls emplois	10
	Où Lise pût avoir l’âme occupée ;	10
	Lise songeoit autant que sa poupée.	10
	Cent fois le jour sa mère lui disoit :	10
30	« Va-t’en chercher de l’esprit, malheureuse ! »	10
	La pauvre fille aussitôt s’en alloit	10
	Chez les voisins, affligée et honteuse,	10
	Leur demandant où se vendoit l’esprit.	10
	On en rioit ; à la fin, on lui dit :	10
35	« Allez trouver père Bonaventure,	10
	Car il en a bonne provision, »	10
	Incontinent la jeune créature	10
	S’en va le voir, non sans confusion :	10
	Elle craignoit que ce ne fût dommage	10
40	De détourner ainsi tel personnage.	10
	« Me voudroit-il faire de tels présents,	10
	À moi qui n’ai que quatorze ou quinze ans ?	10
	Vaux-je cela ? » disoit en soi la belle.	10
	Son innocence augmentoit ses appas.	10
45	Amour n’avoit, à son croc, de pucelle,	10
	Dont il crût faire un aussi bon repas.	10

	« Mon révérend, dit-elle au béat homme,	10
	Je viens vous voir ; des personnes m’ont dit	10
	Qu’en ce couvent on vendoit de l’esprit ;	10
50	Votre plaisir seroit-il qu’à crédit	10
	J’en pusse avoir ? Non pas pour grosse somme :	10
	À gros achat mon trésor ne suffit ;	10
	Je reviendrai, s’il m’en faut davantage :	10
	Et cependant prenez ceci pour gage, »	10
55	À ce discours, je ne sais quel anneau,	10
	Qu’elle tiroit de son doigt avec peine,	10
	Ne venant point, le père dit : « Tout beau !	10
	Nous pourvoirons à ce qui vous amène,	10
	Sans exiger nul salaire de vous :	10
60	Il est marchande et marchande, entre nous,	10
	À l’une on vend ce qu’à l’autre l’on donne.	10
	Entrez ici, suivez-moi hardiment ;	10
	Nul ne nous voit ; aucun ne nous entend ;	10
	Tous sont au chœur ; le portier est personne	10
65	Entièrement à ma dévotion,	10
	Et ces murs ont de la discrétion. »	10

	Elle le suit ; ils vont à sa cellule.	10
	Mon révérend la jette sur un lit,	10
	Veut la baiser. La pauvrette recule	10
70	Un peu la tête, et l’innocente dit :	10
	« Quoi ! c’est ainsi qu’on donne de l’esprit ?	10
	— Et vraiment oui ! » repart Sa Révérence.	10
	Puis, il lui met la main sur le teton.	10
	Encore ainsi ? — Vraiment oui ; comment donc ? »	10
75	La belle prend le tout en patience.	10
	Il suit sa pointe, et d’encor en encor	10
	Toujours l’esprit s’insinue et s’avance,	10
	Tant et si bien, qu’il arrive à bon port.	10
	Lise rioit du succès de la chose.	10
80	Bonaventure, à six moments de là,	10
	Donne d’esprit une seconde dose.	10
	Ce ne fut tout, une autre succéda ;	10
	La charité du beau père étoit grande.	10
	« Eh bien, dit-il, que vous semble du jeu ?	10
85	— A nous venir l’esprit tarde bien peu ! »	10
	Reprit la belle. Et puis, elle demande :	10
	Mais s’il s’en va ? — S’il s’en va, nous verrons ;	10
	D’autres secrets se mettent en usage.	10
	— N’en cherchez point, dit Lise, davantage ;	10
90	De celui-ci nous nous contenterons.	10
	— Soit fait ! dit-il, nous recommencerons,	10
	Au pis aller, tant et tant qu’il suffise. »	10
	Le pis aller sembla le mieux à Lise.	10
	Le secret même encor se répéta	10
95	Par le Pater : il aimoit cette danse.	10
	Lise lui fait une humble révérence,	10
	Et s’en retourne, en songeant a cela.	10

	Lise songer ! Quoi, déjà Lise songe !	10
	Elle fait plus, elle cherche un mensonge,	10
100	Se doutant bien qu’on lui demanderoit,	10
	Sans y manquer, d’où ce retard venoit.	10
	Deux jours après, sa compagne Nanette	10
	S’en vient la voir : pendant leur entretien	10
	Lise revoit. Nanette comprit bien,	10
105	Comme elle étoit clairvoyante et finette,	10
	Que Lise alors ne rêvoit pas pour rien.	10
	Elle fait tant, tourne tant son amie,	10
	Que celle-ci lui déclare le tout :	10
	L’autre n’étoit à l’ouïr endormie.	10
110	Sans rien cacher, Lise, de bout en bout,	10
	De point en point, lui conte le mystère,	10
	Dimensions de l’esprit du beau père,	10
	Et les encore, enfin tout le phœbé.	10

	« Mais vous, dit-elle, apprenez-nous de grâce	10
115	Quand et par qui l’esprit vous fut donné ? »	10
	Anne reprit ; « Puisqu’il faut que je fasse	10
	Un libre aveu, c’est votre frère Alain	10
	Qui m’a donné de l’esprit un matin.	10
	— Mon frère Alain ! Alain ! s’écria Lise ;	10
120	Alain, mon frère ! Ah ! je suis bien surprise !	10
	Il n’en a point ; comme en donneroit-il ?	10
	— Sotte, dit l’autre, hélas ! tu n’en sais guère ;	10
	Apprends de moi que pour pareille affaire	10
	Il n’est besoin que l’on soit si subtil.	10
125	Me me crois-tu ? Sache-le de ta mère ;	10
	Elle est experte au fait dont il s’agit :	10
	Si tu ne veux, demande au voisinage	10
	Sur ce point-là ; l’on t’aura bientôt dit :	10
	Vivent les sots pour donner de l’esprit ! »	10
130	Lise s’en tint à ce seul témoignage,	10
	Et ne crut pas devoir parler de rien.	10
	Vous voyez donc que je disois fort bien,	10
	Quand je disois que ce jeu-là rend sage.	10