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LFT_2/LFT292
Jean de LA FONTAINE
CONTES ET NOUVELLES
1668-1694
LIVRE TROISIÈME – 1671
XIII
LE PETIT CHIEN
QUI SECOUE DE L’ARGENT ET DES PIERRERIES
La clef du coffre-fort et des cœurs, c’est la même. 12
Que si ce n’est celle des cœurs, 8
C’est du moins celle des faveurs : 8
Amour doit à ce stratagème 8
5 La plus grand’part de ses exploits. 8
A-t-il épuisé son carquois, 8
Il met tout son salut en ce charme suprême. 12
Je tiens qu’il a raison ; car qui hait les présents ? 12
Tous les humains en sont friands, 8
10 Princes, rois, magistrats. Ainsi, quand une belle 12
En croira l’usage permis, 8
Quand Vénus ne fera que ce que fait Thémis, 12
Je ne m’écrierai pas contre elle. 8
On a bien plus d’une querelle 8
15 À lui faire, sans celle-là. 8
Un juge mantouan belle femme épousa. 12
Il s’appeloit Anselme ; on la nommoit Argie : 12
Lui, déjà vieux barbon ; elle, jeune et jolie, 12
Et de tous charmes assortie. 8
20 L’époux, non content de cela, 8
Fit si bien par sa jalousie, 8
Qu’il rehaussa de prix celle-là ; qui d’ailleurs 12
Méritoit de se voir servie 8
Par les plus beaux et les meilleurs. 8
25 Elle le fut aussi : d’en dire la manière, 12
Et comment s’y prit chaque amant, 8
Il seroit long : suffit, que cet objet charmant 12
Les laissa soupirer et ne s’en émut guère. 12
Amour établissoit chez le juge ses lois, 12
30 Quand l’État mantouan, pour chose de grand poids, 12
Résolut d’envoyer ambassade au saint-père. 12
Comme Anselme étoit juge, et de plus magistrat, 12
Vivoit avec assez d’éclat, 8
Et ne manquoit pas de prudence, 8
35 On le députe en diligence. 8
Ce ne fut pas, sans résister, 8
Qu’au choix qu’on fit de lui, consentit.le bonhomme. 12
L’affaire étoit longue, à traiter ; 8
Il devoit demeurer dans Rome 8
40 Six mois, et plus encor ; que savoit-il combien ? 12
Tant d’honneur pouvoit nuire au conjugal lien. 12
Longue ambassade et long voyage 8
Aboutissent à cocuage. 8
Dans cette crainte, notre époux 8
45 Fit cette harangue à la belle : 8
« On nous sépare, Argie : adieu, soyez fidèle 12
À celui qui n’aime que vous. 8
Jurez-le-moi ; car, entre nous, 8
J’ai sujet d’être un peu jaloux. 8
50 Que fait autour de notre porte 8
Cette soupirante cohorte ? 8
Vous me direz que jusqu’ici 8
La cohorte a mal réussi : 8
Je le crois ; cependant, pour plus grande assurance, 12
55 Je vous conseille, en mon absence, 8
De prendre pour séjour noire maison des champs. 12
Fuyez la ville et les amants 8
Et leurs présents ; 4
L’invention en est damnable ; 8
60 Des machines d’Amour, c’est la plus redoutable : 12
De tout temps, le monde a vu Don 8
Être le père d’Abandon. 8
Déclarez-lui la guerre ; et soyez sourde, Argie, 12
À sa sœur la Cajolerie. 8
65 Dès que vous sentirez approcher les blondins, 12
Fermez vite vos yeux, vos oreilles, vos mains. 12
Rien ne vous manquera ; je vous fais la maîtresse 12
De tout ce que le ciel m’a donné de richesse : 12
Tenez, voilà les clefs de l’argent, des papiers ; 12
70 Faites-vous payer des fermiers ; 8
Je ne vous demande aucun compte : 8
Suffit que je puisse sans honte 8
Apprendre vos plaisirs ; je vous les permets tous, 12
Hors ceux d’amour, qu’à votre époux 8
75 Vous garderez entiers pour son retour de Rome, » 12
C’en étoit trop pour le bonhomme ; 8
Hélas ! il permettait tous plaisirs, hors un point 12
Sans lequel seul il n’en est point. 8
Son épouse lui fit promesse solennelle 12
80 D’être sourde, aveugle et cruelle, 8
Et de ne prendre aucun présent ; 8
Il la retrouveroit, au retour, toute telle, 12
Qu’il la laissoit en s’en allant, 8
Sans nul vestige de galant. 8
85 Anselme étant parti, tout aussitôt Argie. 12
S’en alla demeurer aux champs ; 8
Et tout aussitôt les amants 8
De l’aller voir firent partie. 8
Elle les renvoya ; ces gens l’embarrassoient, 12
90 L’attiédissoient, l’affadissoient, 8
L’endormoient, en contant leur flamme ; 8
Ils déplaisoient tous à la dame, 8
Hormis certain jeune blondin 8
Bien fait, et beau par excellence, 8
95 Mais qui no put, par sa souffrance, 8
Amener à son but cet objet inhumain. 12
Son nom étoit Atis ; son métier, paladin. 12
Il ne plaignit, en son dessein, 8
Ni les soupirs ni la dépense. 8
100 Tout moyen par lui fut tenté : 8
EncoreEncor si des soupirs il se fût contenté ! 12
La source en est inépuisable ; 8
Mais de la dépense, c’est trop. 8
Le bien de notre amant s’en va le grand galop ; 12
105 Voilà mon homme misérable. 8
Que fait-il ? il s’éclipse, il part, il va chercher 12
Quelque désert pour se cacher. 8
En chemin, il rencontre un homme, 8
Un manant, qui, fouillant avecque son bâton, 12
110 Vouloit faire sortir un serpent d’un buisson. 12
Atis s’enquit de la raison. 8
« C’est, reprit le manant, afin que je l’assomme. 12
Quand j’en rencontre sur mes pas, 8
Je leur fais de pareilles fêtes. 8
115 — Ami, reprit Atis, laisse-le ; n’est-il pas 12
Créature de Dieu, comme les autres bêtes ? » 12
Il est à remarquer que notre paladin 12
N’avoit pas cette horreur, commune au genre humain, 12
Contre la gent reptile et toute son’espèce. 12
120 Dans ses armes il en portoit 8
Et de Cadmus il descendoit, 8
Celui-là qui devint serpent sur sa vieillesse. 12
Force fut au manant de quitter son dessein ; 12
Le serpent se sauva. Notre amant, à la fin, 12
125 S’établit dans un bois écarté, solitaire : 12
Le silence y faisoit sa demeure ordinaire, 12
Hors quelque oiseau qu’on entendoit, 8
Et quelque écho qui répondoit. 8
Là, le bonheur et la misère 8
130 Ne se distinguoient point, égaux en dignité. 12
Chez les loups qu’hébergeoit ce lieu peu fréquenté, 12
Atis n’y rencontra nulle tranquillité ; 12
Son amour l’y suivit ; et cette solitude, 12
Bien loin d’être un remède à son inquiétude, 12
135 En devint même l’aliment, 8
Par le loisir qu’il eut d’y plaindre son tourment. 12
Il s’ennuya bientôt de ne plus voir sa belle, » 12
Retournons, se dit-il, puisque c’est notre sort : 12
Atis, il t’est plus doux encor 8
140 De la voir ingrate et cruelle 8
Que d’être privé de ses traits : 8
Adieu, ruisseaux, ombrages frais, 8
Chants amoureux de Philomèle ; 8
Mon inhumaine seule attire à soi mes sens ; 12
145 Éloigné de ses yeux, je ne vois ni n’entends. 12
L’esclave fugitif se va remettre encore 12
En ses fers, quoique durs, mais, hélas ! trop chéris. » 12
Il approchoit des murs qu’une fée a bâtis, 12
Quand, sur les bords du Mince, à l’heure que l’Aurore 12
150 Commence à s’éloigner du séjour de Thétis, 12
Une nymphe, en habit de reine, 8
Belle, majestueuse, et d’un regard charmant, 12
Vint s’offrir tout d’un coup aux yeux du pauvre amant, 12
Qui rêvoit alors à sa peine. 8
155 « Je veux, dit-elle, Atis, que vous soyez heureux : 12
Je le veux, je le puis, étant Manto la fée, 12
Votre amie et votre obligée. 8
Vous connaissez ce nom fameux ; 8
Mantoue en tient le sien : jadis, en cette terre, 12
160 J’ai posé la première pierre 8
De ces murs, en durée égaux aux bâtiments 12
Dont Memphis voit le Nil laver les fondements. 12
La Parque est inconnue à toutes mes pareilles : 12
Nous opérons mille merveilles : 8
165 Malheureuses pourtant de ne pouvoir mourir, 12
Car nous sommes d’ailleurs capables de souffrir 12
Toute l’infirmité de la nature humaine. 12
Nous devenons serpents un jour de la semaine. 12
Vous souvient-il qu’en ce lieu-ci, 8
170 Vous en tirâtes un de peine ? 8
C’étoit moi, qu’un manant s’en alloit assommer ; 12
Vous me donnâtes assistance : 8
Atis, je veux, pour récompense, 8
Vous procurer la jouissance 8
175 De celle qui vous fait aimer. 8
Allons-nous-en la voir : je vous donne assurance 12
Qu’avant qu’il soit deux jours de temps, 8
Vous gagnerez, par vos présents, 8
Argie et tous ses surveillants. 8
180 Dépensez, dissipez, donnez à tout le monde, 12
À pleines mains répandez l’or, 8
Vous n’en manquerez point ; c’est pour vous le trésor 12
Que Lucifer me garde en sa grotte profonde. 12
Votre belle saura quel est notre pouvoir. 12
185 Même, pour m’approcher de cette inexorable, 12
Et vous la rendre favorable, 8
En petit chien vous m’allez voir 8
Faisant mille tours sur l’herbette ; 8
Et vous, en pèlerin jouant de la musette, 12
190 Me pourrez, à ce son, mener chez la beauté 12
Qui lient votre cœur enchanté. » 8
Aussitôt fait que dit ; notre amant et la fée 12
Changent de forme en un instant : 8
Le voilà pèlerin chantant comme un Orphée, 12
195 Et Manto, petit’chien, faisant tours et sautant. 12
Ils vont au château de la belle. 8
Valets et gens du lieu s’assemblent autour d’eux : 12
Le petit chien fait rage ; aussi, fait l’amoureux ; 12
Chacun danse, et Guillot fait sauter Perronnelle. 12
200 Madame entend ce bruit, et sa nourrice y court. 12
On lui dit qu’elle vienne admirer à son tour 12
Le roi des épagneuls, charmante créature, 12
Et vrai miracle de Nature : 8
Il entend tout, il parle, il danse, il fait cent tours ; 12
205 Madame en fera ses amours ; 8
Car, veuille ou non son maître, il faut qu’il le lui vende, 12
S’il n’aime mieux le lui donner. 8
La nourrice en fait la demande. 8
Le pèlerin, sans tant tourner, 8
210 Lui dit tout bas le prix qu’il veut mettre à la chose ; 12
Et voici ce qu’il lui propose : 8
« Mon chien n’est point à vendre ; à donner, encor moins ; 12
Il fournit à tous mes besoins ; 8
Je n’ai qu’à dire trois paroles, 8
215 Sa patte entre mes mains fait tomber à l’instant, 12
Au lieu de puces, des pistoles, 8
Des perles, des rubis, avec maint diamant : 12
C’est un prodige enfin. Madame cependant 12
En a, comme on dit, la monnoie. 8
220 Pourvu que j’aieaye cette joie 8
De coucher avec elle une nuit seulement, 12
Favori sera sien, dès le même moment. 12
La proposition surprit fort la nourrice. 12
Quoi ! madame l’ambassadrice ! 8
225 Un simple pèlerin ! Madame à son chevet 12
Pourroit voir un bourdon ! Et si l’on le savoit ! 12
Si, cette même nuit, quelque hôpital avoit 12
Hébergé le chien et son maître ! » 8
Mais ce maître est bien fait, et beau comme le jour ; 12
230 Cela fait passer en amour 8
Quelque bourdon que ce puisse être. 8
Atis avoit changé de visage et de traits : 12
On ne le connut pas ; c’étoient d’autres attraits. 12
La nourrice ajoutoit : « A gens de celte mine, 12
235 Comment peut-on refuser rien ? 8
Puis, celui-ci possède un chien 8
Que le royaume de la Chine 8
Ne paieroit pas de tout son or. 8
Une nuit de Madame aussi, c’est un trésor, » 12
240 J’avois oublié de vous dire 8
Que le drôle à son chien feignit de parler bas : 12
Il tombe aussitôt dix ducats 8
Qu’à la nourrice offre le sire. 8
Il tombe encore un diamant : 8
245 Atis, en riant, le ramasse. 8
« C’est, dit-il, pour Madame ; obligez-moi, de grâce, 12
De le lui présenter avec mon compliment. 12
Vous direz à Son Excellence, 8
Que je lui suis acquis, « La nourrice, à ces mots, 12
250 Court annoncer en diligence 8
Le petit chien et sa science, 8
Le pèlerin et son propos. 8
Il ne s’en fallut rien qu’Argie 8
Ne battît sa nourrice. Avoir l’effronterie 12
255 De lui mettre en esprit une telle infamie ! 12
Avec qui ? Si c’étoit encor le pauvre Atis ! 12
« Hélas ! mes cruautés sont cause de sa perte ! 12
Il ne me proposa jamais de tels partis. 12
Je n’aurois pas d’un roi cette chose soufferte, 12
260 Quelque don que l’on pût m’offrir ; 8
Et d’un porte-bourdon je la pourrois souffrir, 12
Moi qui suis une ambassadrice ! 8
— Madame, reprit la nourrice, 8
Quand vous seriez impératrice, 8
265 Je vous dis que ce pèlerin 8
A de quoi marchander, non pas une mortelle, 12
Mais la déesse la plus belle. 8
Atis, votre beau paladin, 8
Ne vaut pas seulement un doigt du personnage. 12
270 — Mais mon mari m’a fait jurer… 8
— Eh ! quoi ? de lui garder la foi du mariage ? 12
Bon ! jurer ! Ce serment vous lie-t-il davantage 12
Que le premier n’a fait ? Qui l’ira déclarer ? 12
Qui le saura ? J’en vois marcher tête levée, 12
275 Qui n’iroient pas ainsi, j’ose vous l’assurer, 12
Si sur le bout du nez tache pouvoit montrer 12
Que telle chose est arrivée. 8
Cela nous fait-il empirer 8
D’un ongle ou d’un cheveu ? Non, madame, il faut être 12
280 Bien habile pour reconnoître 8
Bouche ayant employé son temps et ses appas, 12
D’avec bouche qui s’est tenue à ne rien faire. 12
Donnez-vous, ne vous donnez pas, 8
Ce sera toujours même affaire. 8
285 Pour qui ménagez-vous les trésors de l’amour ? 12
Pour celui qui, je crois, ne s’en servira guère ; 12
Vous n’aurez pas grand’peine à fêter son retour, » 12
La fausse vieille sut tant dire, 8
Que tout se réduisit seulement à douter 12
290 Des merveilles du chien et des charmes du sire. 12
Pour cela, l’on les fit monter : 8
La belle étoit au lit encore. 8
L’univers n’eut jamais d’Aurore 8
Plus paresseuse à se lever. 8
295 Notre feint pèlerin traversa la ruelle, 12
Comme un homme ayant vu d’autres gens que des saints. 12
Son compliment parut galant et des plus fins. 12
Il surprit et charma la belle. 8
« Vous n’avez pas, ce lui dit-elle, 8
300 La mine de vous en aller 8
À Saint-Jacques de Compostelle ? » 8
Cependant, pour la régaler, 8
Le chien à son tour entre en lice. 8
On eût vu sauter Favori 8
305 Pour la dame et pour la nourrice, 8
Mais point du tout pour le mari. 8
Ce n’est pas tout : il se secoue : 8
Aussitôt perles de tomber, 8
Nourrice de les ramasser, 8
310 Soubrettes de les enfiler, 8
Pèlerin de les attacher 8
À de certains bras, dont il loue 8
La blancheur et le reste. Enfin il fait si bien, 12
Qu’avant que partir de la place, 8
315 On traite avec lui de son chien. 8
On lui donne un baiser pour arrhes de la grâce 12
Qu’il demandoit, et la nuit vint. 8
Aussitôt que le drôle tint 8
Entre ses bras madame Argie, 8
320 Il redevint Atis. La dame en fut ravie. 12
C’étoit, avec bien plus d’honneur, 8
Traiter monsieur l’ambassadeur. 8
Cette nuit eut des sœurs, et même en très-bon nombre. 12
Chacun s’en aperçut ; car d’enfermer sous l’ombre 12
325 Une telle aise, le moyen ? 8
Jeunes gens font-ils jamais rien, 8
Que le plus aveugle ne voie ? 8
À quelques mois de là, le saint-père renvoie 12
Anselme avec force pardons, 8
330 Et beaucoup d’autres menus dons. 8
Les biens et les honneurs pleuvoient sur sa personne. 12
De son vice-gérant il apprend tous les soins : 12
Bons certificats des voisins. 8
Pour les valets, nul ne lui donne 8
335 D’éclaircissements sur cela. 8
Monsieur le juge interrogea 8
La nourrice avec les soubrettes, 8
Sages personnes et discrètes ; 8
Il n’en put tirer ce secret. 8
340 Mais, comme parmi les femelles 8
Volontiers le diable se met, 8
Il survint de telles querelles, 8
La dame et la nourrice eurent de tels débats, 12
Que celle-ci ne manqua pas 8
345 À se venger de l’autre, et déclarer l’affaire : 12
Dût-elle aussi se perdre, il fallut tout conter. 12
D’exprimer jusqu’où la colère 8
Ou plutôt la fureur de l’époux put monter, 12
Je ne tiens pas qu’il soit possible. 8
350 Ainsi je m’en tairai : on peut par les effets 12
Juger combien Anselme était homme sensible. 12
Il choisit un de ses valets, 8
Le charge d’un billet, et mande que Madame 12
Vienne voir son mari malade en la cité. 12
355 La belle n’avoit point son village quitté : 12
L’époux alloit, venoit, et laissoit là sa femme. 12
« Il le faut en chemin écarter tous ses gens, 12
Dit Anselme au porteur de ses ordres pressants. 12
La perfide a couvert mon front d’ignominie : 12
360 Pour satisfaction, je veux avoir sa vie. 12
Poignarde-la, mais prends ton temps ; 8
Tâche de te sauver, voilà pour ta retraite ; 12
Prends cet or ! Si tu fais ce qu’Anselme souhaite, 12
Et punis celle offense-là, 8
365 Quelque part que tu sois, rien ne le manquera. 12
Le valet va trouver Argie, 8
Qui par son chien est avertie. 8
Si vous me demandez comme un chien avertit, 12
Je crois que par la jupe il tire ; 8
370 Il se plaint, il jappe, il soupire, 8
Il en veut à chacun : pour peu qu’on ait d’esprit, 12
On entend bien ce qu’il veut dire. 8
Favori fit bien plus ; et tout bas il apprit 12
Un tel péril à sa maîtresse. 8
375 « Partez pourtant, dit-il ; on ne vous fera rien : 12
Reposez-vous sur moi ; j’en empêcherai bien 12
Ce valet à l’âme traîtresse. » 8
Ils étoient en chemin, près d’un bois qui servoit 12
Souvent aux voleurs de refuge : 8
380 Le ministre cruel des vengeances du juge 12
Envoie un peu devant le train qui les suivoit, 12
Puis il dit l’ordre qu’il avoit. 8
La dame disparoît aux yeux du personnage ; 12
Manto la cache en un nuage. 8
385 Le valet étonné retourne vers l’époux, 12
Lui conte le miracle ; et son maître, en courroux, 12
Va lui-même à l’endroit. O prodige ! ô merveille ! 12
Il y trouve un palais, de beauté sans pareille : 12
Une heure auparavant, c’étoit un. champ tout nu. 12
390 Anselme, à son tour éperdu, 8
Admire ce palais bâti, non pour des hommes, 12
Mais apparemment pour des dieux ; 8
Appartements dorés, meubles très-précieux, 12
Jardins et bois délicieux : 8
395 On aurait peine à voir, en ce siècle où nous sommes, 12
Chose si magnifique et si riante aux yeux. 12
Toutes les portes sont ouvertes ; 8
Les chambres sans hôte et désertes ; 8
Pas une âme en ce louvre ; excepté qu’à la fin 12
400 Un More très-lippu, très-hideux, très-vilain, 12
S’offre aux regards du juge, et semble la copie 12
D’un Ésope d’Éthiopie. 8
Notre magistrat, l’ayant pris 8
Pour le balayeur du logis, 8
405 Et croyant l’honorer, lui donnant cet office : 12
« Cher ami, lui dit-il, apprends-nous à quel dieu 12
Appartient un tel édifice ? 8
Car de dire un roi, c’est trop peu. 8
— Il est à moi, reprit le More : » 8
410 Notre juge, à ces mots, se prosterne, l’adore, 12
Lui demande pardon de sa témérité. 12
’Seigneur, ajouta-t-il, que votre déité 12
Excuse un peu mon ignorance. 8
Certes, tout l’univers ne vaut pas la chevance 12
415 Que je rencontre ici. » Le More lui répond : 12
« Veux-tu que je l’en fasse un don ? 8
De ces lieux enchantés je le rendrai le maître, 12
À certaine condition. 8
Je ne ris point ; tu pourras être 8
420 De ces lieux absolu seigneur, 8
Si tu me veux servir deux jours d’enfant d’honneur. 12
… Entends-tu ce langage ? 6
Et sais-tu quel est cet usage ? 8
Il te le faut expliquer mieux. 8
425 Tu connois l’échanson du monarque des dieux ? 12
ANSELME
Ganymède ?
LE MORE
Celui-là même.
Prends que je sois Jupin, le monarque suprême, 12
Et que lu sois le jouvenceau : 8
Tu n’es pas tout à fait si jeune ni si beau. 12
ANSELME
430 Ah ! seigneur, vous raillez, c’est chose par trop sûre : 12
Regardez la vieillesse et la magistrature ? 12
LE MORE
Moi, railler ! Point du tout.
ANSELME
Seigneur…
LE MORE
Ne veux-tu point ?
ANSELME
Seigneur… »
Anselme, ayant examiné ce point,
Consent à la fin au mystère. 8
435 Maudit amour des dons’, que ne fais-tu pas faire ? 12
En page incontinent son habit est changé : 12
Toque au lieu de chapeau, haut-de-chausses troussé ; 12
La barbe seulement demeure au personnage. 12
L’enfant d’honneur Anselme, avec cet équipage, 12
440 Suit le More partout. Argie avoit ouï 12
Le dialogue entier, en certain coin cachée. 12
Pour le.More lippu, c’étoit Manto la fée, 12
Par son art métamorphosée, 8
Et par son art ayant bâti 8
445 Ce louvre en un moment ; par son art, fait un page, 12
Sexagénaire et grave. À la fin, au passage 12
D’une chambre en une autre, Argie à son mari 12
Se montre tout à coup : « Est-ce Anselme, dit-elle, 12
Que je vois ainsi déguisé ? 8
450 Anselme ! Il ne se peut ; mon œil s’est abusé. 12
Le vertueux Anselme à la sage cervelle 12
Me voudroit-il donner une telle leçon ? 12
C’est lui pourtant. Oh ! oh ! monsieur notre barbon, 12
Notre législateur, notre homme d’ambassade, 12
455 Vous êtes à cet âge homme de mascarade ! 12
Homme de… La pudeur me défend d’achever. 12
Quoi ! vous jugez les gens à mort pour mon affaire, 12
Vous qu’Argie a pensé trouver 8
En un fort plaisant adultère ! 8
460 Du moins, n’ai-je pas pris un More pour galant. 12
Tout me rend excusable, Atis et son mérite, 12
Et la qualité du présent. 8
Vous verrez tout incontinent 8
Si femme qu’un tel don à l’amour sollicite 12
465 Peut résister un seul moment. 8
More, devenez chien ? » Tout aussitôt le More 12
Redevint petit chien encore. 8
« Favori, que l’on danse ! À ces mots, Favori 12
Danse, et tend la patte au mari. 8
470 « Qu’on fasse tomber des pistoles ! » 8
Pistoles tombent à foison, 8
« Eh bien ! qu’en dites-vous ? Sont-ce choses frivoles ? 12
C’est de ce chien qu’on m’a fait don. 8
Il a bâti cette maison. 8
475 Puis, faites-moi trouver au monde une Excellence, 12
Une Altesse, une Majesté, 8
Qui refuse sa jouissance 8
À dons de cette qualité, 8
Surtout quand le donneur est bien fait, et qu’il aime, 12
480 Et qu’il mérite d’être aimé ! 8
En échange du chien, l’on me vouloit moi-même : 12
Ce que vous possédez de trop, je l’ai donné, 12
Bien entendu, monsieur ; suis-je chose si chère ? 12
Vraiment, vous me croiriez bien pauvre ménagère, 12
485 Si je Iaissois aller tel chien à ce prix-là. 12
Savez-vous qu’il a fait le louvre que voilà ? 12
Le louvre, pour lequel… Mais oublions cela, 12
Et n’ordonnez plus qu’on me tue, 8
Moi, qu’Atis seulement en ses lacs a fait choir : 12
490 Je le donne à Lucrèce, et voudrais bien la voir 12
Des mêmes armes combattue. 8
Touchez là, mon mari : la paix ! car, aussi bien, 12
Je vous défie, ayant ce chien : 8
Le fer ni le poison pour moi ne sont à craindre ; 12
495 Il m’avertit de tout ; il confond les jaloux. 12
Ne le soyez donc point : plus on veut nous contraindre, 12
Moins on doit s’assurer de nous, 8
« Anselme accorda fout. Qu’eût fait le pauvre sire ? 12
On lui promit de ne pas dire 8
500 Qu’il avoit été page. Un tel cas étant tu, 12
Cocuage, s’il eût voulu, 8
Auroit eu ses franches coudées. 8
Argie en rendit grâce ; et, compensations 12
D’une et d’autre part accordées, 8
505 On quitta la campagne à ces conditions. 12
Que devint le palais ? dira quelque critique. 12
— Le palais ? que m’importe ? Il devint ce qu’il put. 12
À moi ces questions ! Suis-je homme qui se pique 12
D’être si régulier ? Le palais disparut. 12
510 — Et le chien ? — Le chien fit ce que l’amant voulut. 12
— Mais que voulut l’amant ? — Censeur, tu m’importunes ! 12
Il voulut, par ce chien, tenter d’autres fortunes. 12
D’une seule conquête est-on jamais content ? 12
Favori se perdoit souvent : 8
515 Mais chez sa première maîtresse 8
Il revenoit toujours. Pour elle, sa tendresse 12
Devint bonne amitié. Sur ce pied, noire amant 12
L’alloit voir fort assidûment ; 8
Et même en l’accommodement ; 8
520 Argie à son époux fît un serment sincère 12
De n’avoir plus aucune affaire. 8
L’époux jura, de son côté, 8
Qu’il n’auroit plus aucun ombrage, 8
Et qu’il vouloit être fouetté, 8
525 Si jamais on le voyoit page. 8
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