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Jean de LA FONTAINE
CONTES ET NOUVELLES
1668-1694
LIVRE TROISIÈME – 1671
VII
NICAISE
Un apprenti marchand étoit, 8
Qu’avec droit Nicaise on nommoit, 8
Garçon très-neuf, hors sa boutique 8
Et quelque peu d’arithmétique ; 8
5 Garçon novice dans les tours 8
Qui se pratiquent en amours. 8
Bons bourgeois, du temps de nos pères, 8
S’avisoient tard d’être bons frères ; 8
Ils n’apprenoient cette leçon, 8
10 Qu’ayant de la barbe au menton. 8
Ceux d’aujourd’hui, sans qu’on les flatte, 8
Ont soin de s’y rendre savants 8
Aussitôt que les autres gens. 8
Le jouvenceau de vieille date, 8
15 Possible, un peu moins avancé, 8
Par les degrés n’avoit passé. 8
Quoi qu’il en soit, le pauvre sire 8
En très-beau chemin demeura, 8
Se trouvant court par celui-là : 8
20 C’est par l’esprit que je veux dire. 8
Une belle pourtant l’aima ; 8
C’étoit la fille de son maître, 8
Fille aimable autant qu’on peut l’être, 8
Et ne tournant autour du pot, 8
25 Soit par humeur franche et sincère, 8
Soit qu’il fût force d’ainsi faire, 8
Étant tombée aux mains d’un sot. 8
Quelqu’un, de trop de hardiesse, 8
Ira la taxer ; et moi, non : 8
30 Tels procédés ont leur raison. 8
Lorsque l’on aime une déesse, 8
Elle fait ces avances-là : 8
Notre belle savoit cela. 8
Son esprit, ses traits, sa richesse, 8
35 Engageoient beaucoup de jeunesse 8
À sa recherche ; heureux seroit 8
Celui d’entre eux qui cueilleroit, 8
En nom d’hymen, certaine chose 8
Qu’à meilleur titre elle promit 8
40 Au jouvenceau ci-dessus dit : 8
Certain dieu parfois en dispose, 8
Amour nommé communément. 8
Il plut à la belle d’élire 8
Pour ce point l’apprenti marchand. 8
45 Bien est vrai, car il faut tout dire, 8
Qu’il étoit très-bien fait de corps, 8
Beau, jeune, et frais ; ce sont trésors 8
Que ne méprise aucune dame, 8
Tant soit son esprit précieux. 8
50 Pour une qu’Amour prend par l’âme, 8
Il en prend mille par les yeux. 8
Celle-ci donc, des plus galantes, 8
Par mille choses engageantes, 8
Tâchoit d’encourager le gars, 8
55 N’étoit chiche de ses regards, 8
Le pinçoit, lui venoit sourire, 8
Sur les yeux lui mettoit la main, 8
Sur le pied lui marchoit enfin. 8
À ce langage, il ne sut dire 8
60 Autre chose que des soupirs, 8
Interprètes de ses désirs. 8
Tant fut, à ce que dit l’histoire, 8
De part et d’autre soupiré, 8
Que, leur feu dûment déclaré, 8
65 Les jeunes gens, comme on peut croire, 8
Ne s’épargnèrent ni serments 8
Ni d’autres points bien plus charmants, 8
Comme baisers à grosse usure ; 8
Le tout sans compte et sans mesure : 8
70 Calculateur que fût l’amant, 8
Brouiller falloit incessamment ; 8
La chose étoit tant infinie, 8
Qu’il y faisoit toujours abus. 8
Somme toute, il n’y manquoit plus 8
75 Qu’une seule cérémonie. 8
Bon fait aux filles l’épargner. 8
Ce ne fut pas sans témoigner 8
Bien du regret, bien de l’envie. 8
«Par vous, disoit la belle amie, 8
80 Je me la veux faire enseigner, 8
Ou ne la savoir de ma vie. 8
Je la saurai, je vous promets ; 8
Tenez-vous certain désormais 8
De m’avoir pour votre apprentie. 8
85 Je ne puis pour vous que ce point ; 8
Je suis franche : n’attendez point 8
Que, par un langage ordinaire, 8
Je vous promette de me faire 8
Religieuse, à moins qu’un jour 8
90 L’hymen ne suive notre amour. 8
Cet hymen seroit bien mon compte, 8
N’en doutez point ; mais le moyen ? 8
Vous m’aimez trop, pour vouloir rien 8
Qui me pût causer de la honte. 8
95 Tels et tels m’ont fait demander ; 8
Mon père est prêt de m’accorder : 8
Moi, je vous permets d’espérer 8
Qu’à qui que ce soit qu’on m’engage, 8
Soit conseiller, soit président, 8
100 Soit veille ou jour de mariage, 8
Je serai vôtre auparavant, 8
Et vous aurez mon pucelage. » 8
Le garçon la remercia 8
Comme il put. À huit jours de là, 8
105 Il s’offre un parti d’importance, 8
La belle dit à son ami : 8
« Tenons-nous-en à celui-ci ; 8
Car il est homme, que je pense, 8
À passer la chose au gros sas. » 8
110 La belle en étant sur ce cas, 8
On la promet ; on la commence : 8
Le jour des noces se tient prêt. 8
Entendez ceci, s’il vous plaît. 8
Je pense voir votre pensée 8
115 Sur ce mot-là de commencée ? 8
C’étoit alors, sans point d’abus, 8
Fille promise, et rien de plus. 8
Huit jours donnés à la fiancée, 8
Comme elle appréhendoit encor 8
120 Quelque rupture en cet accord, 8
Elle diffère le négoce 8
Jusqu’au propre jour de la noce, 8
De peur de certain accident 8
Qui les fillettes va perdant. 8
125 On mène au moutier cependant 8
Notre galande encor pucelle : 8
Le Oui fut dit à la chandelle. 8
L’époux voulut avec la belle 8
S’en aller coucher, au retour. 8
130 Elle demande encor ce jour, 8
Et ne l’obtient qu’avecque peine ; 8
Il fallut pourtant y passer. 8
Comme l’aurore étoit prochaine, 8
L’épouse, au lieu de se coucher, 8
135 S’habille. On eût dit une reine. 8
Rien ne manquoit aux vêtements, 8
Perles, joyaux, et diamants : 8
Son épousé la faisoit dame. 8
Son ami, pour la faire femme, 8
140 Prend heure avec elle au matin : 8
Ils devoient aller au jardin 8
Dans un bois propre à telle affaire ; 8
Une compagne y devoit faire 8
Le guet autour de nos amants, 8
145 Compagne instruite du mystère. 8
La belle s’y rend la première, 8
Sous le prétexte d’aller faire 8
Un bouquet, dit-elle à ses gens. 8
Nicaise, après quelques moments, 8
150 La va trouver ; et le bon sire, 8
Voyant le lieu, se met à dire : 8
Qu’il fait ici d’humidité ! 8
Foin ! votre habit sera gâté ; 8
Il est beau, ce serait dommage : 8
155 Souffrez, sans tarder davantage, 8
Que j’aille querir un tapis. 8
— Eh ! mon Dieu ! laissons les habits, 8
Dit la belle toute piquée ; 8
Je dirai que je suis tombée. 8
160 Pour la perte, n’y songez point : 8
Quand on a temps si fort à point, 8
Il en faut user ; et périssent 8
Tous les vêtements du pays ! 8
Que plutôt tous les beaux habits 8
165 Soient gâtés, et qu’ils se salissent, 8
Que d’aller ainsi consumer 8
Un quart d’heure ! Un quart d’heure est cher. 8
Tandis que tous les gens agissent 8
Pour ma noce, il ne tient qu’à vous 8
170 D’employer des moments si doux. 8
Ce que je dis ne :me sied guère ; 8
Mais je vous chéris, et vous veux 8
Rendre honnête homme, si je peux. 8
— En vérité, dit l’amoureux, 8
175 Conserver étoffe si chère 8
Ne sera point mal fait à nous. 8
Je cours ; c’est fait ; je suis à vous : 8
Deux minutes feront l’affaire. » 8
Là-dessus, il part, sans laisser 8
180 Le temps de lui rien répliquer. 8
Sa sottise guérit la dame ; 8
Un tel dédain lui vint en l’âme, 8
Qu’elle reprit dès ce moment 8
Son cœur, que trop indignement 8
185 Elle avoit placé. « Quelle honte ! 8
Prince des sots, dit-elle en soi, 8
Va, je n’ai nul regret de toi : 8
Tout autre eût été mieux mon compte. 8
Mon bon ange a considéré 8
190 Que tu n’avois pas mérité 8
Une faveur si précieuse : 8
Je ne veux plus être amoureuse 8
Que de mon mari ; j’en fais voeu. 8
Et, de peur qu’un reste de feu 8
195 À le trahir ne me rengage, 8
Je vais, sans tarder davantage, 8
Lui porter un bien qu’il auroit, 8
Quand Nicaise en son lieu seroit. », 8
À ces mots, la pauvre épousée 8
200 Sort du bois fort scandalisée. 8
L’autre revient, et son tapis : 8
Mais ce n’est plus comme jadis. 8
Amants, la bonne heure ne sonne 8
À toutes les heures du jour. 8
205 J’ai lu, dans l’alphabet d’amour, 8
Qu’un galant près d’une personne 8
N’a toujours le temps comme il veut : 8
Qu’il le prenne donc comme il peut ! 8
Tous délais y font du dommage : 8
210 Nicaise en est un témoignage. 8
Fort essoufflé d’avoir couru, 8
Et joyeux de telle prouesse, 8
Il s’en revient bien résolu 8
D’employer tapis et maîtresse. 8
215 Mais quoi ! la dame en bel habit, 8
Mordant ses lèvres de dépit, 8
Retournoit voir la compagnie, 8
Et, de sa flamme bien guérie, 8
Possible alloit, dans ce moment, 8
220 Pour se venger de son amant, 8
Porter à son mari la chose 8
Qui lui causoit ce dépit-là. 8
Quelle chose ? C’est celle-là 8
Que fille dit toujours qu’elle a. 8
225 Je le crois ; mais d’en mettre jà 8
Mon doigt au feu, ma foi ! je n’ose 8
Ce que je sais, c’est qu’en tel cas 8
Fille qui ment ne pèche pas. 8
Grâce à Nicaise, notre belle, 8
230 Ayant sa fleur en dépit d’elle, 8
S’en retournoit tout en grondant, 8
Quand Nicaise, la rencontrant : 8
À quoi tient, dit-il à la dame, 8
Que vous ne m’ayez attendu ? 8
235 Sur ce tapis bien étendu, 8
Vous seriez en peu d’heure femme 8
Retournons donc, sans consulter ; 8
Venez cesser d’être pucelle, 8
Puisque je puis, sans rien gâter, 8
240 Vous témoigner quel est mon zèle. 8
— Non pas cela, reprit la belle ; 8
Mon pucelage dit qu’il faut 8
Remettre l’affaire à tantôt. 8
J’aime votre santé, Nicaise, 8
245 Et vous conseille auparavant 8
De reprendre un peu votre vent : 8
Or, respirez tout à votre aise. 8
Vous êtes apprenti marchand, 8
Faites-vous apprenti galant : 8
250 Vous n’y serez pas sitôt maître. 8
À mon égard, je ne puis être 8
Votre maîtresse en ce métier. 8
Sire Nicaise, il vous faut prendre 8
Quelque servante du quartier. 8
255 Vous savez des étoffes vendre, 8
Et leur prix en perfection ; 8
Mais ce que vaut l’occasion, 8
Vous l’ignorez ; allez l’apprendre ! » 8
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