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LFT_2/LFT283
Jean de LA FONTAINE
CONTES ET NOUVELLES
1668-1694
LIVRE TROISIÈME – 1671
IV
LA COUPE ENCHANTÉE
NOUVELLE TIRÉE DE L’ARIOSTE
Les maux les plus cruels ne sont que des chansons 12
Près de ceux qu’aux maris cause la jalousie. 12
Figurez-vous un fou, chez qui tous les soupçons 12
Sont bienvenus, quoi qu’on lui die. 8
5 Il n’a pas un moment de repos en sa vie : 12
Si l’oreille lui tinte, ô dieux ! tout est perdu. 12
Ses songes sont toujours que l’on le fait cocu ; 12
Pourvu qu’il songe, c’est l’affaire : 8
Je ne vous voudrais pas un tel point garantir ; 12
10 Car, pour songer, il faut dormir, 8
Et les jaloux ne dorment guère. 8
Le moindre bruit éveille un mari soupçonneux : 12
Qu’à l’entour de sa femme une mouche bourdonne, 12
C’est cocuage qu’en personne, 8
15 Il a vu de ses propres yeux, 8
Si bien vu, que l’erreur n’en peut être effacée. 12
Il’veut à toute force être au nombre des sots. 12
Il se maintient cocu, du/moins de la pensée, 12
S’il ne l’est en chair et.en os. 8
20 Pauvres gens, dites-moi ! qu’est-ce que cocuage ? 12
Quel tort vous fait-il ? quel dommage ? 8
Qu’est-ce enfin que ce mal, dont tant de gens de bien 12
Se moquent avec juste cause ? 8
Quand on l’ignore, ce n’est rien ; 8
25 Quand on le sait, c’est peu de chose. 8
Vous croyez cependant que c’est un fort grand cas : 12
Tâchez donc d’en douter, et ne ressemblez pas 12
À celui-là qui but dans la coupe enchantée. 12
Profitez du malheur d’autrui. 8
30 Si cette histoire peut soulager votre ennui, 12
Je vous l’aurai bientôt contée. 8
Mais je vous veux premièrement 8
Prouver, par bon raisonnement, 8
Que ce mal, dont la peur vous mine et vous consume, 12
35 N’est mal qu’en votre idée, et non point dans l’effet. 12
En mettez-vous votre bonnet 8
Moins aisément que de coutume ? 8
Cela s’en va-t-il pas tout net ? 8
Voyez-vous qu’il en reste une seule apparence, 12
40 Une tache qui nuise à vos plaisirs secrets ? 12
Ne retrouvez-vous pas toujours les mêmes traits ? 12
Vous apercevez-vous d’aucune différence ? 12
Je tire donc ma conséquence, 8
Et dis, malgré le peuple ignorant et brutal : 12
45 Cocuage n’est point un mal. 8
— Oui, mais l’honneur est une étrange affaire ! 10
— Qui vous soutient que non ? Ai-je dit le contraire ? 12
Eh bien, l’honneur ! l’honneur ! Je n’entends que ce mot. 12
Apprenez qu’à Paris ce n’est pas comme à Rome : 12
50 Le cocu qui s’afflige y passe pour un sot, 12
Et le cocu qui rit pour un fort honnête homme. 12
Quand on prend comme il faut cet accident fatal, 12
Cocuage n’est point un mal. 8
Prouvons que c’est un bien : la chose est fort facile. 12
55 Tout vous rit ; votre femme est souple comme un gant ; 12
Et vous pourriez avoir vingt mignonnes en ville, 12
Qu’on n’en sonneroit pas deux mots en tout un an. 12
Quand vous parlez, c’est dit notable ; 8
On vous met le premier à table ; 8
60 C’est pour vous la place d’honneur ; 8
Pour vous, le morceau du seigneur ; 8
Heureux qui vous le sert ! La blondine chiorme, 12
Afin de vous gagner, n’épargne aucun moyen ; 12
Vous êtes le patron ; dont je conclus en forme : 12
65 Cocuage est un bien. 6
Quand vous perdez au jeu, l’on vous donne revanche ; 12
Même votre homme écarte et ses as et ses rois. 12
Avez-vous sur les bras quelque monsieur Dimanche ? 12
Mille bourses vous sont ouvertes à la fois. 12
70 Ajoutez que l’on tient votre femme en haleine : 12
Elle n’en vaut que mieux, n’en a que plus d’appas. 12
Ménélas rencontra des charmes dans Hélène, 12
Qu’avant qu’être à Pâris la belle n’avoit pas. 12
Ainsi de votre épouse : on veut qu’elle vous plaise. 12
75 Qui dit prude, au contraire : il dit laide ou mauvaise, 12
Incapable en amour d’apprendre jamais rien. 12
Pour toutes ces raisons, je persiste en ma thèse : 12
Cocuage est un bien. 6
Si ce prologue est long, la matière en est cause. 12
80 Ce n’est pas en passant qu’on traite cette chose. 12
Venons à notre histoire. Il étoit un quidam, 12
Dont je tairai le nom, l’état et la patrie. 12
Celui-ci, de peur d’accident, 8
Avoit juré que, de sa vie, 8
85 Femme ne lui seroit autre que bonne amie, 12
Nymphe, si vous voulez, bergère, et caetera ; 12
Pour épouse, jamais il n’en vint jusque-là. 12
S’il eut tort ou raison, c’est un point que je passe. 12
Quoi qu’il en soit, Hymen n’ayant pu trouver grâce 12
90 Devant cet homme, il fallut que l’Amour 10
Se mêlât seul de ses affaires, 8
Eût soin de le fournir des choses nécessaires, 12
Soit pour la nuit, soit pour le jour. 8
Il lui procura donc les faveurs d’une belle, 12
95 Qui d’une fille naturelle 8
Le fit père, et mourut. Le pauvre homme en pleura, 12
Se plaignit, gémit, soupira, 8
Non comme qui perdroit sa femme 8
(Tel deuil n’est bien.souvent que changement d’habits), 12
100 Mais comme qui perdroit tous ses meilleurs amis, 12
Son plaisir, son cœur et son âme. 8
La fille crût, se fit : on pouvoit déjà voir 12
Hausser et baisser son mouchoir. 8
Le temps coule ; on n’est pas sitôt à la bavette, 12
105 Qu’on trotte, qu’on raisonne ; on devient grandelette, 12
Puis grande tout à fait, et puis le serviteur. 12
Le père, avec raison, eut peur 8
Que sa fille, chassant de race, 8
Ne le prévînt, et ne prévînt encor 10
110 Prêtre, notaire, hymen, accord ; 8
Choses qui d’ordinaire ôtent toute la grâce 12
Au présent que l’on fait de soi. 8
La laisser sur sa bonne foi, 8
Ce n’étoit pas chose trop sûre. 8
115 Il vous mit donc la créature 8
Dans un couvent. Là, cette belle apprit 10
Ce qu’on apprend, à manier l’aiguille. 10
Point de ces livres qu’une fille 8
Ne lit qu’avec danger, et qui gâtent l’esprit ; 12
120 Le langage d’amour étoit jargon pour elle : 12
On n’eût su tirer de la belle 8
Un seul mot, que de sainteté ; 8
En spiritualité 7
Elle auroit confondu le plus grand personnage. 12
125 Si l’une des nonnains la louoit de beauté : 12
« Mon Dieu, fi ! disoit-elle ; ah ! ma sœur, soyez sage : 12
Ne considérez point des traits qui périront ; 12
C’est terre que cela, les vers le mangeront. » 12
Au reste, elle n’avoit au monde sa pareille 12
130 À manier un canevas, 8
Filoit mieux que Cloton, brodoit mieux que Pallas, 12
Tapissoit mieux qu’Arachne, et mainte autre merveille. 12
Sa sagesse, son bien, le bruit de ses beautés, 12
Mais le bien plus que tout, y fit mettre la presse ; 12
135 Car la belle étoit là comme en lieux empruntés, 12
Attendant mieux, ainsi que l’on y laisse 10
Les bons partis, qui vont souvent 8
Au moutier, sortant du couvent. 8
Vous saurez que le père avoit, longtemps devant, 12
140 Cette fille légitimée. 8
Caliste (c’est le nom de notre renfermée) 12
N’eut pas la clef des champs, qu’adieu les livres saints. 12
Il se présenta des blondins, 8
De bons bourgeois, des paladins, 8
145 Des gens de tous étais, de tout poil, de tout âge. 12
La belle en choisit tin, bien fait, beau personnage, 12
D’humeur commode, à ce qu’il lui sembla : 10
Et, pour gendre, aussitôt le père l’agréa. 12
La dot fut ample, ample fut le douaire : 10
150 La fille étoit unique, et le garçon aussi. 12
Mais ce ne fut pas là le meilleur de l’affaire : 12
Les mariés n’avoient souci 8
Que de s’aimer et de se plaire. 8
Deux ans de paradis s’étant passés ainsi, 12
155 L’enfer des enfers vint ensuite. 8
Une jalouse humeur saisit soudainement 12
Notre époux, qui fort sottement 8
S’alla mettre en l’esprit de craindre la poursuite 12
D’un amant, qui sans lui se seroit morfondu : 12
160 Sans lui, le pauvre homme eût perdu 8
Son temps à l’entour de la dame, 8
Quoique, pour la gagner, il tentât tout moyen. 12
Que doit faire un mari, quand on aime sa femme ? 12
Rien. 1
165 Voici pourquoi je lui conseille 8
De dormir, s’il se peut, d’un et d’autre côté. 12
Si le galant est écouté, 8
Vos soins ne feront pas qu’on lui ferme l’oreille. 12
Quant à l’occasion, cent pour une. Mais si 12
170 Des discours du blondin la belle n’a souci, 12
Vous le lui faites naître, et la chance se tourne. 12
Volontiers, où soupçon séjourne, 8
Cocuage séjourne aussi. 8
Damon (c’est notre époux) ne comprit pas ceci. 12
175 Je l’excuse et le plains, d’autant plus que l’ombrage 12
Lui vint par conseil seulement. 8
Il eût fait un trait d’homme sage, 8
S’il n’eût cru que son mouvement. 8
Vous allez entendre comment. 8
180 L’enchanteresse Nérie 7
Fleurissoit lors ; et Circé, 7
Au prix d’elle, en diablerie 7
N’eût été qu’à l’A B C. 7
Car Nérie eut à ses gages 7
185 Les intendants des orages, 7
Et tint le Destin lié : 7
Les Zéphyrs étoient ses pages : 7
Quant à ses valets de pied, 7
C’étoient messieurs les Borées, 7
190 Qui portoient par les contrées 7
Ses mandats souventesfois, 7
Gens dispos, mais peu courtois. 7
Avec toute sa science, 7
Elle ne put trouver de remède à l’amour : 12
195 Damon la captiva. Celle dont la puissance 12
Eût arrêté l’astre du jour, 8
Brûle pour un mortel, qu’en vain elle souhaite 12
Posséder une nuit à son contentement. 12
Si Nérie eût voulu des baisers seulement, 12
200 C’étoit une affaire faite : 7
Mais elle alloit au point, et ne marchandoit pas. 12
Damon, quoiqu’elle eût des appas, 8
Ne pouvoit se résoudre à fausser la promesse 12
D’être fidèle à sa moitié, 8
205 Et vouloit que l’enchanteresse 8
Se tînt aux marques d’amitié. 8
Où sont-ils ces maris ? La race en est cessée, 12
Et même je ne sais si jamais on en vit. 12
L’histoire, en cet endroit, est, selon ma pensée, 12
210 Un peu sujette à contredit. 8
L’Hippogriffe n’a rien qui me choque l’esprit, 12
Non plus que la Lance enchantée ; 8
Mais ceci, c’est un point qui d’abord me surprit : 12
Il passera pourtant ; j’en ai fait passer d’autres. 12
215 Les gens d’alors étoient d’autres gens que les nôtres : 12
On ne vivoit pas comme on vit. 8
Pour venir à ses fins, l’amoureuse Nérie 12
Employa philtres et brevets, 8
Eut recours aux regards remplis d’afféterie, 12
220 Enfin n’omit aucuns secrets. 8
Damon, à ces ressorts, opposoit l’hyménée. 12
Nérie en fut fort étonnée. 8
Elle lui dit un jour : « Votre fidélité 12
Vous paroît héroïque et digne de louange ; 12
225 Mais je voudrais savoir comment de son côté 12
Caliste en use, et lui rendre le change 10
Quoi donc ! si votre femme avoit un favori, 12
Vous feriez l’homme chaste auprès d’une maîtresse ? 12
Et pendant que Caliste, attrapant son mari, 12
230 Pousseroit jusqu’au bout ce qu’on nomme tendresse, 12
Vous n’iriez qu’à moitié chemin ? 8
Je vous croyois beaucoup plus tin, 8
Et ne vous tenois pas homme de mariage. 12
Laissez les bons bourgeois se plaire en leur ménage ; 12
235 C’est pour eux seuls qu’Hymen fit les plaisirs permis. 12
Mais, vous, ne pas chercher ce qu’Amour a d’exquis ! 12
Les plaisirs défendus n’auront rien qui vous pique ! 12
Et vous les bannirez de votre république ! 12
Non, non, je veux qu’ils soient désormais vos amis. 12
240 Faites-en seulement l’épreuve ; 8
Ils vous feront trouver Caliste toute neuve, 12
Quand vous reviendrez au logis. 8
Apprenez, tout au moins, si votre femme est chaste. 12
Je trouve qu’un certain Éraste 8
245 Va chez vous fort assidûment. 8
— Seroit-ce en qualité d’amant, 8
Reprit Damon, qu’Éraste nous visite ? 10
Il est trop mon ami pour toucher ce point-là. 12
— Votre ami, tant qu’il vous plaira ! 8
250 Dit Nérie, honteuse et dépite : 8
Caliste a des appas, Éraste a du mérite ; 12
Du côté de l’adresse, il ne leur manque rien ; 12
Tout cela s’accommode bien. » 8
Ce discours porta coup et fit songer notre homme. 12
255 Une épouse fringante, et jeune, et dans son feu, 12
Et prenant plaisir à ce jeu 8
Qu’il n’est pas besoin que je nomme ; 8
Un personnage expert aux choses de l’amour, 12
Hardi comme un homme de cour, 8
260 Bien fait, et promettant beaucoup de sa personne : 12
Où Damon jusqu’alors avoit-il mis ses yeux ? 12
Car d’amis !… Moquez-vous ; c’est une bagatelle. 12
En est-il de religieux, 8
Jusqu’à désemparer, alors que la donzelle 12
265 Montre à demi son sein, sort du lit un bras blanc, 12
Se tourne, s’inquiète, et regarde un galant 12
En cent façons, de qui la moins friponne 10
Veut dire : « Il y fait bon ; l’heure du berger sonne ; 12
Êtes-vous sourd ?… » Damon a dans l’esprit 10
270 Que tout cela s’est fait ; du moins, qu’il s’est pu faire. 12
Sur ce beau fondement le pauvre homme bâtit 12
Maint ombrage et mainte chimère. 8
Nérie en a bientôt le vent ; 8
Et, pour tourner en certitude 8
275 Le soupçon et l’inquiétude 8
Dont Damon s’est coiffé si malheureusement, 12
L’enchanteresse lui propose 8
Une chose ; 3
C’est de se frotter le poignet 8
280 D’une eau dont les sorciers ont trouvé le secret, 12
Et qu’ils appellent l’eau de la Métamorphose, 12
Ou des Miracles autrement. 8
Cette drogue, en moins d’un moment, 8
Lui donneroit d’Éraste et l’air et le visage, 12
285 Et le maintien et le corsage, 8
Et la voix ; et Damon, sous ce feint personnage, 12
Pourrait voir si Caliste en viendrait à l’effet. 12
Damon n’attend pas davantage : 8
Il se frotte ; il devient l’Éraste le mieux fait, 12
290 Que la Nature ait jamais fait. 8
En cet état, il va trouver sa femme, 10
Met la fleurette au vent, et cachant son ennui : 12
« Que vous êtes belle aujourd’hui ! 8
Lui dit-il ; qu’avez-vous, madame, 8
295 Qui vous donne cet air d’un vrai jour de printemps ? » 12
Caliste, qui savoit les propos des amants, 12
Tourna la chose en raillerie. 8
Damon changea de batterie : 8
Pleurs et soupirs furent tentés, 8
300 Et pleurs et soupirs rebutés. 8
Caliste étoit un roc ; rien n’émouvoit la belle. 12
Pour dernière machine, à la fin, notre époux 12
Proposa de l’argent ; et la somme fut telle, 12
Qu’on ne s’en mit point en courroux. 8
305 La quantité rend excusable. 8
Caliste enfin l’inexpugnable 8
Commença d’écouter raison ; 8
Sa chasteté plia : car comment tenir bon 12
Contre ce dernier adversaire ? 8
310 Si tout ne s’ensuivit, il ne tint qu’à Damon ; 12
L’argent en auroit fait l’affaire. 8
Et quelle affaire ne fait point 8
Ce bienheureux métal, l’argent, maître du monde ? 12
Soyez beau, bien disant, ayez perruque blonde, 12
315 N’omettez un seul petit point : 8
Un financier viendra, qui, sous votre moustache, 12
Enlèvera la belle ; et, dès le premier jour, 12
Il fera présent du panache ; 8
Vous languirez encore après un an d’amour. 12
320 L’argent sut donc fléchir ce cœur inexorable. 12
Le rocher disparut : un mouton succéda, 12
Un mouton qui s’accommoda 8
À tout ce qu’on voulut, mouton doux et traitable, 12
Mouton qui, sur le point de ne rien refuser, 12
325 Donna pour arrhes un baiser. 8
L’époux ne voulut pas pousser plus loin la chose, 12
Ni de sa propre honte être lui-même cause. 12
Il reprit donc sa forme, et dit à sa moitié 12
« Ah ! Caliste, autrefois de Damon si chérie, 12
330 Caliste, que j’aimai cent fois plus que ma vie, 12
Caliste, qui m’aimas d’une ardente amitié, 12
L’argent t’est-il plus cher qu’une union si belle ? 12
Je devrois dans ton sang éteindre ce forfait : 12
Je ne puis ; et je t’aime encor tout infidèle : 12
335 Ma mort seule expiera le tort que tu m’as fait. » 12
Notre épouse, voyant cette métamorphose, 12
Demeura bien surprise ; elle dit peu de chose ; 12
Les pleurs furent son seul recours. 8
Le mari passa quelques jours 8
340 À raisonner sur cette affaire. 8
Un cocu se pouvoit-il faire 8
Par la volonté seule, et sans venir au point ? 12
L’étoit-il ? nel’étoit-il point ? 8
Cette difficulté fut encore éclaircie 12
345 Par Nérie. 3
« Si vous êtes, dit-elle, en doute de cela, 12
Buvez dans cette coupe-là : 8
On la fit par tel art, que, dès qu’un personnage 12
Dûment atteint de cocuage 8
350 Y veut porter la lèvre, aussitôt tout s’en va ; 12
Il n’en avale rien, et répand le breuvage 12
Sur son sein, sur sa barbe, et sur son vêtement. 12
Que s’il n’est point censé cocu suffisamment, 12
Il boit tout, sans répandre goutte. » 8
355 Damon, pour éclaircir son doute, 8
Porte la lèvre au vase ; il ne se répand rien. 12
« C’est, dit — il, réconfort ; et pourtant je sais bien 12
Qu’il n’a tenu qu’à moi. Qu’ai-je affaire de coupe ? 12
Faites-moi place en votre troupe, 8
360 Messieurs de la grand’bande. » Ainsi disoit Damon, 12
Faisant à sa femelle un étrange sermon. 12
Misérables humains, si pour des cocuages 12
Il faut en ces pays faire tant de façon, 12
Allons-nous-en chez les Sauvages ! 8
365 Damon, de peur de pis, établit des Argus 12
À l’entour de sa femme, et la rendit coquette. 12
Quand les galants sont défendus, 8
C’est alors que l’on les souhaite. 8
Le malheureux époux s’informe, s’inquiète, 12
370 Et de tout son pouvoir court au-devant d’un mal 12
Que la peur bien souvent rend aux hommes fatal. 12
De quart d’heure en quart d’heure il consulte la tasse, 12
Il y boit huit jours sans disgrâce. 8
Mais, à la fin, il y boit tant, 8
375 Que le breuvage se répand. 8
Ce fut bien là le comble. O science fatale ! 12
Science que Damon eût bien fait d’éviter ! 12
Il jette de fureur cette coupe infernale ; 12
Lui-même est sur le point de se précipiter. 12
380 Il enferme sa femme en une tour carrée ; 12
Lui va soir et matin reprocher son forfait. 12
Cette honte, qu’auroit le silence enterrée, 12
Court le pays et vit du vacarme qu’il fait. 12
Caliste cependant mène une triste vie. 12
385 Comme on ne lui laissoit argent ni pierrerie, 12
Le geôlier fut fidèle ; elle eut beau le tenter. 12
Enfin la pauvre malheureuse 8
Prend son temps, que Damon, plein d’ardeur amoureuse, 12
Étoit d’humeur à l’écouter, 8
390 « J’ai, dit-elle, commis un crime inexcusable ; 12
Mais quoi ! suis-je la seule ? Hélas ! non. Peu d’époux 12
Sont exempts, ce dit-on, d’un accident semblable. 12
Que le moins entaché se moque un peu de vous. 12
Pourquoi donc être inconsolable ? 8
395 — Eh bien ! reprit Damon, je me consolerai, 12
Et même vous pardonnerai, 8
Tout incontinent que j’aurai 8
Trouvé de mes pareils une telle légende, 12
Qu’il s’en puisse former une armée assez grande 12
400 Pour s’appeler royale. Il ne faut qu’employer 12
Le vase qui me sut vos secrets révéler. » 12
Le mari, sans tarder, exécutant la chose, 12
Attire les passants, tient table en son château ; 12
Sur la fin des repas, à chacun il propose 12
405 L’essai de cette coupe, essai rare et nouveau. 12
« Ma femme, leur dit-il, m’a quitté pour un autre ; 12
Voulez-vous savoir si la vôtre 8
Vous est fidèle ? Il est quelquefois bon 10
D’apprendre comme tout se passe à la maison. 12
410 En voici le moyen : Buvez dans cette tasse ; 12
Si votre femme, de sa grâce, 8
Ne vous donne aucun suffragant, 8
Vous ne répandrez nullement ; 8
Mais si du dieu nommé Vulcan 8
415 Vous suivez la bannière, étant de nos confrères 12
En ces redoutables mystères, 8
De part et d’autre la boisson 8
Coulera sur votre menton, » 8
Autant qu’il s’en rencontre à qui Damon propose 12
420 Cette pernicieuse chose, 8
Autant en font l’essai : presque tous y sont pris. 12
Tel en rit, tel en pleure ; et, selon les esprits, 12
Cocuage en plus d’une sorte 8
Tient sa morgue parmi ses gens. 8
425 Déjà l’armée est assez forte 8
Pour faire corps et battre aux champs. 8
La voilà tantôt qui menace 8
Gouverneurs de petite place, 8
Et leur dit qu’ils seront pendus, 8
430 Si de tenir ils ont l’audace : 8
Car, pour être royale, il ne lui manque plus 12
Que peu de gens ; c’est une affaire 8
Que deux ou trois mois peuvent faire. 8
Le nombre croît de jour en jour, 8
435 Sans que l’on batte le tambour. 8
Les différents degrés où monte Cocuage 12
Règlent le pas et les emplois. 8
Ceux qu’il n’a visités seulement qu’une fois 12
Sont fantassins pour tout potage ; 8
440 On fait les autres cavaliers. 8
Quiconque est de ses familiers, 8
On ne manque pas de l’élire 8
Ou capitaine, ou lieutenant ; 8
Ou l’on lui donne un régiment, 8
445 Selon qu’entre les mains du sire, 8
Ou plus ou moins subitement, 8
La liqueur du vase s’épand. 8
Un versa tout en un moment : 8
Il fut fait général. Et croyez que l’armée 12
450 De hauts officiers ne manqua : 8
Plus’d’un intendant se trouva ; 8
Cette charge fut partagée. 8
Le nombre des soldats étant presque complet, 12
Et plus que suffisant pour se mettre en campagne, 12
455 Renaud, neveu de Charlemagne, 8
Passe par ce château : l’on l’y traite à souhait ; 12
Puis, le seigneur du lieu lui fait 8
Môme harangue qu’à la troupe. 8
Renaud dit à Damon : « Grand merci de la coupe ! 12
460 Je crois ma femme chaste, et cette foi suffit. 12
Quand la coupé me l’aura dit, 8
Que m’en reviendra-t-il ? Cela sera-t-il cause 12
De me faire dormir de plus que de deux yeux ? 12
Je dors d’autant, grâces aux dieux. 8
465 Puis-je demander autre chose ? 8
Que sais-je ? Par hasard, si le vin s’épandoit ? 12
Si je ne tenois pas votre vase assez droit ? 12
Je suis quelquefois maladroit : 8
Si cette coupe enfin me prenoit pour un autre ? 12
470 Messire Damon, je suis vôtre : 8
Commandez-moi tout, hors ce point. ». 8
Ainsi Renaud partit, et ne hasarda point. 12
Damon dit :Celui-ci, messieurs, est bien plus sage 12
Que nous n’avons été ! Consolons-nous pourtant ; 12
475 Nous avons des pareils ; c’est un grand avantage. » 12
Il s’en rencontra tant et tant, 8
Que, l’armée à la fin royale devenue, 12
Caliste eut liberté, selon le convenant ; 12
Par son mari chère tenue, 8
480 Tout de même qu’auparavant. 8
Époux, Renaud vous montre à vivre : 8
Pour Damon, gardez de le suivre. 8
Peut-être le premier eût eu charge de l’ost : 12
Que sait-on ? Nul mortel, soit Roland, soit Renaud, 12
485 Du danger de répandre exempt ne se peut croire : 12
Charlemagne lui-même auroit eu tort de boire. 12
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