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Jean de LA FONTAINE
CONTES ET NOUVELLES
1668-1694
LIVRE TROISIÈME – 1671
I
LES OIES DE FRÈRE PHILIPPE
NOUVELLE TIRÉE DE BOCCACE
Je dois trop au beau sexe, il me fait trop d’honneur 12
De lire ces récits, si tant est qu’il les lise. 12
Pourquoi non ? C’est assez qu’il condamne en son cœur 12
Celles qui font quelque sottise. 8
5 Ne peut-il pas, sans qu’il le dise, 8
Rire sous cape de ces tours, 8
Quelque aventure qu’il y trouve ? 8
S’ils sont faux, ce sont vains discours, 8
S’ils sont vrais, il les désapprouve. 8
10 Iroit-il, après tout, s’alarmer sans raison 12
Pour un peu de plaisanterie ? 8
Je craindrais bien plutôt que la cajolerie 12
Ne mît le feu dans la maison. 8
Chassez les soupirants, belles ; souffrez mon livre : 12
15 Je réponds de vous corps pour corps. 8
Mais pourquoi les chasser ? Ne sauroit-on bien vivre, 12
Qu’on ne s’enferme avec les morts ? 8
Le monde ne vous connoît guères, 8
S’il croit que les faveurs sont chez vous familières. 12
20 Non pas que les heureux amants 8
Soient ni phénix ni corbeaux blancs ; 8
Aussi, ne sont-ce fourmilières. 8
Ce que mon livre en dit doit passer pour chansons. 12
J’ai servi des beautés de toutes les façons : 12
25 Qu’ai-je gagné ? Très-peu de chose ; 8
Rien. Je m’aviserois, sur le tard, d’être cause 12
Que la moindre de vous commît le moindre mal ! 12
Contons ; mais contons bien, c’est le point principal, 12
C’est tout ; à cela près, censeurs, je vous conseille 12
30 De dormir comme moi sur l’une et l’autre oreille. 12
Censurez, tant qu’il vous plaira, 8
Méchants vers et phrases méchantes : 8
Mais pour bons tours, laissez-les là, 8
Ce sont choses indifférentes ; 8
35 Je n’y vois rien de périlleux. 8
Les mères, les maris, me prendront aux cheveux, 12
Pour dix ou douze contes bleus ! 8
Voyez un peu la belle affaire ! 8
Ce que je n’ai pas fait, mon livre irait le faire ! 12
40 Beau sexe, vous pouvez le lire en sûreté. 12
Mais je voudrais m’être acquitté 8
De cette grâce par avance. 8
Que puis-je faire, en récompense ? 8
Un conte où l’on va voir vos appas triompher : 12
45 Nulle précaution ne les put étouffer. 12
Vous auriez surpassé le printemps et l’aurore 12
Dans l’esprit d’un garçon ; si, dès ses jeunes ans, 12
Outre l’éclat des cieux et les beautés des champs, 12
Il eût vu les vôtres encore. 8
50 Aussi, dès qu’il les vit, il en sentit les coups ; 12
Vous surpassâtes tout : il n’eut d’yeux que pour vous ; 12
Il laissa les palais ; enfin votre personne, 12
Lui parut avoir plus d’attraits 8
Que n’en auroient, à beaucoup près, 8
55 Tous les joyaux de la couronne. 8
On l’avoit, dès l’enfance, élevé dans un bois. 12
Là, son unique compagnie 8
Consistoit aux oiseaux ; leur aimable harmonie 12
Le désennuyoit quelquefois. 8
60 Tout son plaisir étoit cet innocent ramage ; 12
Encor ne pouvoit-il entendre leur langage. 12
En une école si sauvage, 8
Son père l’amena, dès ses plus tendres ans. 12
Il venait de perdre sa mère ; 8
65 Et le pauvre garçon ne connut la lumière, 12
Qu’afin qu’il ignorât les gens. 8
Il ne s’en figura, pendant un fort long temps, 12
Point d’autres que les habitants 8
De cette forêt, c’est-à-dire 8
70 Que des loups, des oiseaux, enfin ce qui respire 12
Pour respirer sans plus et ne songer à rien. 12
Ce qui porta son père à fuir tout entretien, 12
Ce furent deux raisons, ou mauvaises, ou bonnes : 12
L’une, la haine des personnes ; 8
75 L’autre, la crainte ; et, depuis qu’à ses yeux 10
Sa femme disparut, s’envolant dans les cieux, 12
Le monde lui fut odieux ; 8
Las d’y gémir et de s’y plaindre, 8
Et partout des plaintes ouïr, 8
80 Sa moitié le lui fit par son trépas haïr, 12
Et le reste des femmes craindre. 8
Il voulut être ermite, et destina son fils 12
À ce même genre de vie. 8
Ses biens aux pauvres départis, 8
85 Il s’en va seul, sans compagnie 8
Que celle de ce fils, qu’il portoit dans ses bras : 12
Au fond d’une forêt il arrête ses pas. 12
(Cet homme s’appeloit Philippe, dit l’histoire). 12
Là, par un saint motif, et non par humeur noire, 12
90 Notre ermite nouveau cache avec très-grand soin 12
Cent choses à l’enfant, ne lui dit près ni loin 12
Qu’il fût au monde aucune femme, 8
Aucuns désirs, aucun amour ; 8
Au progrès de ses ans réglant en ce séjour 12
95 La nourriture de son âme. 8
À cinq, il lui nomma des fleurs, des animaux, 12
L’entretint de petits oiseaux, 8
Et, parmi ce discours aux enfants agréable, 12
Mêla des menaces du diable, 8
100 Lui dit qu’il étoit fait d’une étrange façon. 12
La crainte est aux enfants la première leçon. 12
Les dix ans expirés, matière plus profonde 12
Se mit sur le tapis : un peu de l’autre monde 12
Au jeune enfant fut révélé, 8
105 Et de la femme point parlé. 8
Vers quinze ans, lui fut enseigné, 8
Tout autant que l’on put, l’Auteur de la nature, 12
Et rien touchant la créature. 8
Ce propos n’est alors déjà plus de saison 12
110 Pour ceux qu’au monde on veut soustraire ; 8
Telle idée, en ce cas, est fort peu nécessaire. 12
Quand ce fils eut vingt ans, son père trouva bon 12
De le mener à la ville prochaine. 10
Le vieillard, tout cassé, ne pouvoit plus qu’à peine 12
115 Aller querir son vivre : et, lui mort, après tout, 12
Que feroit ce cher fils ? Comment venir à bout 12
De subsister, sans connoître personne ? 10
Les loups n’étoient pas gens qui donnassent l’aumône. 12
Il savoit bien que le garçon 8
120 N’auroit de lui pour héritage 8
Qu’une besace et qu’un bâton : 8
C’étoit un étrange partage. 8
Le père, à tout cela, songeoit sur ses vieux ans. 12
Au reste, il étoit peu de gens 8
125 Qui ne lui donnassent la miche. 8
Frère Philippe eût été riche, 8
S’il eût voulu. Tous les petits enfants 10
Le connoissoient, et, du haut de leur tête, 10
Ils crioient : APPRÊTEZ LA QUÊTE ! 8
130 VOILA FRÈRE PHILIPPE ! Enfin, dans la cité, 12
Frère Philippe souhaité 8
Avoit force dévots, de dévotes pas une, 12
Car il n’en vouloit point avoir. 8
Sitôt qu’il crut son fils ferme dans son devoir, 12
135 Le pauvre homme le mène voir 8
Les gens de bien, et tente la fortune. 10
Ce ne fut qu’en pleurant qu’il exposa ce fils. 12
Voilà nos ermites partis ; 8
Ils vont à la cité, superbe, bien bâtie, 12
140 Et de tous objets assortie : 8
Le prince y faisoit son séjour. 8
Le jeune homme, tombé des nues, 8
Demandoit : « Qu’est-ce là ? — Ce sont des gens de cour. 12
— Et là ? — Ce sont palais. — Ici ? — Ce sont statues… » 12
145 Il considéroit tout, quand de jeunes beautés 12
Aux yeux vifs, aux traits enchantés, 8
Passèrent devant lui. Dès lors, nulle autre chose 12
Ne put ses regards attirer. 8
Adieu palais, adieu ce qu’il vient d’admirer ! 12
150 Voici bien pis, et bien une autre cause 10
D’étonnement ! 4
Ravi comme en extase à cet objet charmant, 12
Qu’est-ce là, dit-il à son père, 8
Qui porte un si gentil habit ? 8
155 Comment l’appelle-t-on ? « Ce discours ne plut guère 12
Au bon vieillard, qui répondit : 8
C’est un oiseau qui s’appelle oie. 8
— O l’agréable oiseau ! dit le fils plein de joie. 12
Oie ! hélas ! chante un peu, que j’entende ta voix ? 12
160 Peut-on point un peu te connoître ? 8
Mon père, je vous prie et mille et mille fois, 12
Menons-en une en notre bois : 8
J’aurai soin de la faire paître. » 8
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