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Jean de LA FONTAINE
CONTES ET NOUVELLES
1668-1694
LIVRE DEUXIÈME 1667 — 1669
XIV
LA FIANCÉE DU ROI DE GARBE
NOUVELLE
Il n’est rien qu’on ne conte en diverses façons ; 12
On abuse du vrai, comme on fajt de la feinte : 12
Je le souffre, aux récits qui passent pour chansons ; 12
Chacun y met du sien sans scrupule et sans crainte : 12
5 Mais, aux événements de qui la vérité 12
Importe à la postérité, 8
Tels abus méritent censure. 8
Le fait d’Alaciel est d’une autre nature. 12
Je me suis écarté de mon original. 12
10 On en pourra gloser ; on pourra me mécroire : 12
Tout cela n’est pas un grand mal ; 8
Alaciel et sa mémoire 8
Ne sauroient guère perdre à tout ce changement. 12
J’ai suivi mon auteur en deux points seulement, 12
15 Points qui font véritablement 8
Le plus important de l’histoire : 8
L’un est que par huit mains Alaciel passa, 12
Avant que d’entrer dans la bonne ; 8
L’autre, que son fiancé ne s’en embarrassa, 12
20 Ayant peut-être en sa personne 8
De quoi négliger ce point-là. 8
Quoi qu’il en soit, la belle, en ses traverses, 10
Accidents, fortunes diverses, 8
Eut beaucoup à souffrir, beaucoup à travailler, 12
25 Changea huit fois de chevalier. 8
Il ne faut pas, pour cela, qu’on l’accuse : 10
Ce n’étoit, après tout, que bonne intention, 12
Gratitude ou compassion, 8
Crainte de pis, honnête excuse. 8
30 Elle n’en plut pas moins aux yeux de son fiancé. 12
Veuve de huit galants, il la prit pour pucelle ; 12
Et, dans son erreur, par la belle, 8
Apparemment il fut laissé. 8
Qu’on y puisse être pris, la chose est toute claire ; 12
35 Mais, après huit, c’est une étrange affaire ! 10
Je me rapporte de cela 8
À quiconque a passé par là. 8
Zaïr, soudan d’Alexandrie, 8
Aima sa fille Alaciel 8
40 Un peu plus que sa propre vie. 8
Aussi, ce qu’on se peut figurer, sous le ciel, 12
De bon, de beau, de charmant et d’aimable, 10
D’accommodant (j’y mets encor ce point), 10
La rendoit d’autant estimable : 8
45 En cela je n’augmente point. 8
Au bruit qui couroit d’elle en toutes ses provinces, 12
Mamolin, roi de Garbe, en devint amoureux. 12
Il la fit demander, et fut assez heureux 12
Pour l’emporter sur d’autres princes. 8
50 La belle aimoit déjà ; mais on n’en savoit rien : 12
Filles de sang royal ne se déclarent guères ; 12
Tout se passe en leur cœur : cela les fâche bien ; 12
Car elles sont de chair ainsi que les bergères. 12
Hispal, jeune seigneur de la cour du soudan, 12
55 Bien fait, plein de mérite, honneur de l’Alcoran, 12
Plaisoit fort à la dame, et d’un commun martyre 12
Tous deux brûloient, sans oser se le dire ; 10
Ou, s’ils se le disoient, ce n’étoit que des yeux. 12
Comme ils en étoient là, l’on accorda la belle. 12
60 Il fallut se résoudre à partir de ces lieux. 12
Zaïr fît embarquer son amant avec elle. 12
S’en fier à quelque autre eût peut-être été mieux. 12
Après huit jours de traite, un vaisseau de corsaires, 12
Ayant pris le dessus du vent, 8
65 Les attaqua : le combat fut sanglant ; 10
Chacun des deux partis y fît mal ses affaires. 12
Les assaillants, faits aux combats de mer, 10
Étoient les plus experts en l’art de massacrer ; 12
Joignoient l’adresse au nombre : Hispal, par sa vaillance, 12
70 Tenoit les choses en balance. 8
Vingt corsaires pourtant montèrent sur son bord. 12
Grifonio le gigantesque 8
Conduisoit l’horreur et la mort 8
Avecque cette soldatesque. 8
75 Hispal en un moment se vit environné : 12
Maint corsaire sentit son bras déterminé : 12
De ses yeux il sortoit des éclairs et des flammes. 12
Cependant qu’il étoit au combat acharné, 12
Grifonio courut à la chambre des femmes. 12
80 Il savoit que l’infante étoit dans ce vaisseau ; 12
Et, l’ayant destinée à ses plaisirs infâmes, 12
Il l’emportoit comme un moineau : 8
Mais la charge pour lui n’étant pas suffisante, 12
Il prit aussi la cassette aux bijoux, 10
85 Aux diamants, aux témoignages doux 10
Que reçoit et garde une amante : 8
Car quelqu’un m’a dit, entre nous, 8
Qu’Hispal en ce voyage avait fait à l’infante 12
Un aveu, dont d’abord elle parut contente, 12
90 Faute d’avoir le temps de s’en mettre en courroux. 12
Le malheureux corsaire, emportant cotte proie, 12
N’en eut pas longtemps de la joie. 8
Un des vaisseaux, quoiqu’il fût accroché, 10
S’étant quelque peu détaché, 8
95 Comme Grifonio passoit d’un bord à l’autre, 12
Un pied sur son navire, un sur celui d’Hispal, 12
Le héros, d’un revers, coupe en deux l’animal : 12
Part du tronc tombe en l’eau, disant sa patenôtre, 12
Et, reniant Mahom, Jupin, et Tarvagant, 12
100 Avec maint autre dieu non moins extravagant ; 12
Part demeure sur pied, en la même posture. 12
On auroit ri de l’aventure, 8
Si la belle avec lui n’eût tombé dedans l’eau. 12
Hispal se jette après : l’un et l’autre vaisseau, 12
105 Malmené du combat et privé de pilote, 12
Au gré d’Éole et de Neptune flotte. 10
La mort fit lâcher prise au géant pourfendu. 12
L’infante, par sa robe en tombant soutenue, 12
Fut bientôt d’Hispal secourue. 8
110 Nager vers les vaisseaux eût été temps perdu ; 12
Ils étaient presque à demi-mille : 8
Ce qu’il jugea de plus facile, 8
Fut de gagner certains rochers 8
Qui d’ordinaire étoient la perte des nochers, 12
115 Et furent le salut d’Hispal et de l’infante. 12
Aucuns ont assuré, comme chose constante, 12
Que même du péril la cassette échappa ; 12
Qu’à des cordons étant pendue, 8
La belle après soi la tira : 8
120 Autrement, elle étoit perdue. 8
Notre nageur avoit l’infante sur son dos. 12
Le premier roc gagné, non pas sans quelque peine, 12
La crainte de la faim suivit celle des flots ; 12
Nul vaisseau ne parut sur la liquide plaine. 12
125 Le jour s’achève ; il se passe une nuit : 10
Point de vaisseau près d’eux par le hasard conduit ; 12
Point de quoi manger sur ces roches. 8
Voilà notre couple réduit 8
À sentir de la faim les premières approches ; 12
130 Tous deux privés d’espoir, d’autant plus malheureux 12
Qu’aimés aussi bien qu’amoureux, 8
Ils perdoient doublement en leur mésaventure. 12
Après s’être longtemps regardés sans parler : 12
« Hispal, dit la princesse, il se faut consoler ; 12
135 Les pleurs ne peuvent rien près de la Parque dure ; 12
Nous n’en mourrons pas moins ; mais il dépend de nous 12
D’adoucir l’aigreur de ses coups ; 8
C’est tout ce qui nous reste en ce malheur extrême. 12
— Se consoler ! dit-il ; le peut-on, quand on aime ? 12
140 Ah ! si… Mais non, madame, il n’est pas à propos 12
Que vous aimiez ; vous seriez trop à plaindre ! 10
Je brave, à mon égard, et la faim et les flots : 12
Mais, jetant l’oeil sur vous, je trouve tout à craindre. » 12
La princesse, à ces mots, ne se put plus contraindre : 12
145 Pleurs de couler, soupirs d’être poussés, 10
Regards d’être au ciel adressés, 8
Et puis sanglots, et puis soupirs encore. 10
En ce même langage, Hispal lui repartit, 12
Tant qu’enfin un baiser suivit : 8
150 S’il fut pris ou donné, c’est ce que l’on ignore. 12
Après force vœux impuissants, 8
Le.héros dit : « Puisqu’en cette aventure, 10
Mourir nous est chose si sûre, 8
Qu’importe que nos corps des oiseaux ravissants 12
155 Ou des monstres marins deviennent la pâture ? 12
Sépulture pour sépulture, 8
La mer est égale, à mon sens. 8
Qu’attendons-nous ici qu’une fin languissante ? 12
Seroit-il point plus à propos 8
160 De nous abandonner aux flots ? 8
J’ai de la force encor ; la côte est peu distante ; 12
Le vent y pousse ; essayons d’approcher ; 10
Passons de rocher en rocher : 8
J’en vois beaucoup où je puis prendre haleine. » 10
165 Alaciel s’y résolut sans peine. 10
Les revoilà sur l’onde ainsi qu’auparavant, 12
La cassette en laisse suivant, 8
Et le nageur, poussé du vent, 8
De roc en roc portant la belle : 8
170 Façon de naviger nouvelle. 8
Avec l’aide du ciel et de ces reposoirs, 12
Et du dieu qui préside aux liquides manoirs, 12
Hispal, n’en pouvant plus de faim, de lassitude, 12
De travail et d’inquiétude 8
175 (Non pour lui, mais pour ses amours), 8
Après avoir jeûné deux jours, 8
Prit terre à la dixième traite, 8
Lui, la princesse, et la cassette. 8
Pourquoi, me dira-t-on, nous ramener toujours 12
180 Cette cassette ? Est-ce une circonstance 10
Qui soit de si grande importance ? 8
Oui, selon.mon avis ; on va voir si j’ai tort. 12
Je ne prends point ici l’essor, 8
Ni n’affecte de railleries. 8
185 Si j’avois mis nos gens à bord, 8
Sans argent et sans pierreries, 8
Seroient-ils pas demeurés court ? 8
On ne vit ni d’air ni d’amour. 8
Les amants ont beau dire et faire, 8
190 Il en faut revenir toujours au nécessaire. 12
La cassette y pourvut avec maint diamant. 12
Hispal vendit les uns, mit les autres en gages ; 12
Fit achat d’un château le long de ces rivages : 12
Ce château, dit l’histoire, avoit un parc fort grand ; 12
195 Ce parc, un bois ; ce bois, de beaux ombrages ; 10
Sous ces ombrages, nos amants 8
Passoient d’agréables moments. 8
Voyez combien voilà de choses enchaînées, 12
Et par la cassette amenées ? 8
200 Or, au fond de ce bois, un certain antre étoit, 12
Sourd et muet, et d’amoureuse affaire ; 10
Sombre surtout : la Nature sembloit 10
L’avoir mis là non pour autre mystère. 10
Nos deux amants se promenant un jour, 10
205 Il arriva que ce fripon d’Amour 10
Guida leurs pas vers ce lieu solitaire ! 10
Chemin faisant, Hispal expliquoit ses désirs, 12
Moitié par ses discours, moitié par ses soupirs, 12
Plein d’une ardeur impatiente : 8
210 La princesse écoutoit incertaine et tremblante. 12
« Nous voici, disoit-il, en un bord étranger, 12
Ignorés du reste des hommes ; 8
Profitons-en ; nous n’avons à songer, 10
Qu’aux douceurs de l’amour, en l’état où nous sommes. 12
215 Qui vous relient ? On ne sait seulement 10
Si nous vivons ; peut-être en ce moment 10
Tout le monde nous croit au corps d’une baleine. 12
Ou favorisez votre amant, 8
Ou qu’à votre époux il vous mène ?… 8
220 Mais pourquoi vous mener ? Vous pouvez rendre heureux 12
Celui dont vous avez éprouvé la constance. 12
Qu’attendez-vous pour soulager ses feux ? 10
N’est-il point assez amoureux ? 8
Et n’avez-vous point fait assez de résistance ? » 12
225 Hispal haranguoit de façon 8
Qu’il auroit échauffé des marbres, 8
Tandis qu’Alaciel, à l’aide d’un poinçon, 12
Faisoit semblant d’écrire sur les arbres. 10
Mais l’amour la faisoit rêver 8
230 À d’autres choses qu’à graver 8
Des caractères sur l’écorce, 8
Son amant et le lieu l’assuroient du secret : 12
C’étoit une puissante amorce. 8
Elle résistoit à regret ; 8
235 Le printemps, par malheur, étoit lors en sa force. 12
Jeunes cœurs sont bien empêchés 8
À tenir leurs désirs cachés, 8
Étant pris par tant de manières. 8
Combien en voyons-nous se laisser pas à pas 12
240 Ravir jusqu’aux faveurs dernières, 8
Qui dans l’abord ne croyoient pas 8
Pouvoir accorder les premières ! 8
Amour, sans qu’on y pense, amène ces instants 12
Mainte fille a perdu ses gants, 8
245 Et femme au partir s’est trouvée, 8
Qui ne sait, la plupart du temps, 8
Comme la chose est arrivée. 8
Près de l’antre venus, notre amant proposa 12
D’entrer dedans. La belle s’excusa, 10
250 Mais malgré soi déjà presque vaincue. 10
Les services d’Hispal, en ce même moment, 12
Lui reviennent devant la vue : 8
Ses jours sauvés des flots ; son honneur, d’un géant. 12
Que lui demandoit son amant ? 8
255 Un bien, dont elle étoit à sa valeur tenue : 12
« Il vaut mieux, disoit-il, vous en faire un ami, 12
Que d’attendre qu’un homme à la mine hagarde 12
Vous le vienne enlever. Madame, songez-y ; 12
L’on ne sait pour qui l’on le garde. » 8
260 L’infante à ces raisons se rendant à demi, 12
Une pluie acheva l’affaire. 8
Il fallut se mettre à l’abri : 8
Je laisse à penser où. Le reste du mystère 12
Au fond de l’antre est demeuré. 8
265 Que l’on la blâme ou non, je sais plus d’une belle 12
À qui ce fait est arrivé, 8
Sans en avoir moitié d’autant d’excuses qu’elle. 12
L’antre ne les vit seul de ces douceurs jouir : 12
Rien ne coûte en amour que la première peine. 12
270 Si les arbres parloient, il feroit bel ouïr 12
Ceux de ce bois, car la forêt n’est pleine 10
Que des monuments amoureux 8
Qu’Hispal nous a laissés, glorieux de sa proie. 12
On y verroit écrit : « Ici pâma de joie 12
275 Des mortels le plus heureux ; 7
Là mourut un amant sur le sein de sa dame ; 12
En cet endroit, mille baisers de flamme 10
Furent donnés, et mille autres rendus. » 10
Le parc diroit beaucoup, le château beaucoup plus, 12
280 Si châteaux avoient une langue. 8
La chose en vint au point, que, las de tant d’amour, 12
Nos amants à la fin regrettèrent la cour. 12
La belle s’en ouvrit, et voici sa harangue : 12
« Vous m’êtes cher, Hispal ; j’aurois du déplaisir, 12
285 Si vous ne pensiez pas que toujours je vous aime. 12
Mais qu’est-ce qu’un amour sans crainte et sans désir ? 12
Je vous le demande à vous-même. 8
Ce sont des feux bientôt passés, 8
Que ceux qui ne sont point dans leur cours traversés : 12
290 Il y faut un peu de contrainte. 8
Je crains fort qu’à la fin ce séjour si charmant 12
Ne nous soit un désert, et puis un monument. 12
Hispal, ôtez-moi cette crainte. 8
Allez-vous-en voir promptement 8
295 Ce qu’on croira de moi dedans Alexandrie, 12
Quand on saura que nous sommes en vie ? 10
Déguisez bien notre séjour : 8
Dites que vous venez préparer mon retour, 12
Et faire qu’on m’envoie une escorte si sûre, 12
300 Qu’il n’arrive plus d’aventure. 8
Croyez-moi, vous n’y perdrez rien. 8
Trouvez seulement le moyen 8
De me suivre en ma destinée 8
Ou de fillage, ou d’hyménée ; 8
305 Et tenez pour chose assurée, 8
Que, si je ne vous fais du bien, 8
Je serai de près éclairée » 8
Que ce fût ou non son dessein, 8
Pour se servir d’Hispal, il falloit tout promettre. 12
310 Dès qu’il trouve à propos de se mettre en chemin, 12
L’infante, pour Zaïr, le charge d’une lettre. 12
Il s’embarque, il fait voile ; il vogue, il a bon vent. 12
Il arrive à la cour, où chacun lui demande 12
S’il est mort, s’il est vivant, 7
315 Tant la surprise fut grande ; 7
En quels lieux est l’infante, enfin ce qu’elle fait. 12
Dès qu’il eut à tout satisfait, 8
On fit partir une escorte puissante. 10
Hispal fut retenu ; non qu’on eût, en effet, 12
320 Le moindre soupçon de l’infante. 8
Le chef de cette escorte étoit jeune et bien fait. 12
Abordé près du parc, avant tout il partage 12
Sa troupe en deux, laisse l’une au rivage ; 10
Va droit avec l’autre au château. 8
325 La beauté de l’infante étoit beaucoup accrue : 12
Il en devint épris à la première vue ; 12
Mais tellement épris, qu’attendant qu’il fit beau, 12
Pour ne point perdre temps, il lui dit sa pensée. 12
Elle s’en tint fort offensée, 8
330 Et l’avertit de son devoir. 8
Témoigner en tel cas un peu de désespoir 12
Est quelquefois une bonne recette. 10
C’est ce que fait notre homme : il forme le dessein 12
De se laisser mourir de faim ; 8
335 Car de se poignarder la chose est trop tôt faite : 12
On n’a pas le temps d’en venir 8
Au repentir. 4
D’abord Alaciel rioit de sa sottise. 12
Un jour se passe entier, lui sans cesse jeûnant, 12
340 Elle toujours le détournant 8
D’une si terrible entreprise. 8
Le second jour commence à la toucher. 10
Elle rêve à cette aventure. 8
Laisser mourir un homme et pouvoir l’empêcher, 12
345 C’est avoir l’âme un peu trop dure ! 8
Par pitié donc, elle condescendit 10
Aux volontés du capitaine, 8
Et cet office lui rendit 8
Gaiement, de bonne grâce, et sans montrer de peine ; 12
350 Autrement, le remède eût été sans effet. 12
Tandis que le galant se trouve satisfait, 12
Et remet les autres affaires, 8
Disant tantôt que les vents sont contraires, 10
Tantôt qu’il faut radouber ses galères 10
355 Pour être en état de partir ; 8
Tantôt qu’on vient de l’avertir 8
Qu’il est attendu des corsaires : 8
Un corsaire, en effet, arrive, et surprenant 12
Ses gens demeurés à la rade, 8
360 Les tue, et va donner au château l’escalade : 12
Du fier Grifonio c’étoit le lieutenant. 12
Il prend le château d’emblée. 7
Voilà la fête troublée. 7
Le jeûneur maudit son sort. 7
365 Le corsaire apprend d’abord 7
L’aventure de la belle ; 7
Et, la tirant à l’écart, 7
Il en veut avoir sa part. 7
Elle fit fort la rebelle. 7
370 Il ne s’en étonna pas, 7
N’étant novice en tel cas. 7
« Le mieux que vous puissiez faire, 7
Lui dit tout franc ce corsaire, 7
C’est de m’avoir pour ami ; 7
375 Je suis corsaire et demi. 7
Vous avez fait jeûner un pauvre misérable, 12
Qui se mouroit pour vous d’amour ; 8
Vous jeûnerez à votre tour, 8
Ou vous me serez favorable. 8
380 La justice le veut ; nous autres gens de mer, 12
Savons rendre à chacun selon ce qu’il mérite ; 12
Attendez-vous de n’avoir à manger 10
Que quand de ce côté vous aurez été quitte. 12
Ne marchandez point tant, madame, et croyez-moi ! » 12
385 Qu’eût fait Alaciel ? Force n’a point de loi. 12
S’accommoder à tout est chose nécessaire. 12
Ce qu’on ne voudrait pas, souvent il le faut faire, 12
Quand il plaît au destin que l’on en vienne là ; 12
Augmenter sa souffrance est une erreur extrême : 12
390 Si, par pitié d’autrui, la belle se força, 12
Que ne point essayer par pitié de soi-même ! 12
Elle se force donc, et prend en gré le tout. 12
Il n’est affliction dont on ne vienne à bout. 12
Si le corsaire eût été sage, 8
395 Il eût mené l’infante en un autre rivage. 12
Sage en amour ? Hélas ! il n’en est point. 10
Tandis que celui-ci croit avoir tout à point, 12
Vent pour partir, lieu propre pour attendre, 10
Fortune, qui ne dort que lorsque nous veillons, 12
400 Et veille quand nous sommeillons, 8
Lui trame en secret cet esclandre. 8
Le seigneur d’un château voisin de celui-ci, 12
Homme fort ami de la joie, 8
Sans nulle attache, et sans souci 8
405 Que de chercher toujours quelque nouvelle proie, 12
Ayant eu le vent des beautés, 8
Perfections, commodités, 8
Qu’en sa voisine on disoit être, 8
Ne songeoit nuit et jour qu’à s’en rendre le maître : 12
410 Il avoit des amis, de l’argent, du crédit, 12
Pouvoit assembler deux mille hommes. 8
Il les assemble donc un beau jour, et leur dit : 12
« Souffrirons-nous, braves gens que nous sommes, 10
Qu’un pirate à nos yeux se gorge de butin, 12
415 Qu’il traite comme esclave une beauté divine ? 12
Allons tirer notre voisine 8
D’entre les griffes du mâtin ! 8
Que ce soir chacun soit en armes, 8
Mais doucement, et sans donner d’alarmes : 10
420 Sous les auspices de la nuit, 8
Nous pourrons nous rendre sans bruit 8
Au pied de ce château, dès la petite pointe 12
Du jour. 2
La surprise, à l’ombre étant jointe, 8
425 Nous rendra sans hasard maîtres de ce séjour. 12
Pour ma part du butin, je ne veux que la dame, 12
Non pas pour en user ainsi que ce voleur ; 12
Je me sens un désir en l’âme 8
De lui restituer ses biens et son honneur. 12
430 Tout le reste est à vous, hommes, chevaux, bagage, 12
Vivres, munitions, enfin tout l’équipage, 12
Dont ces brigands ont empli la maison. 10
Je vous demande encore un don ; 8
C’est qu’on pende aux créneaux, haut et court, le corsaire, » 12
435 Celte harangue militaire 8
Leur sut tant d’ardeur inspirer, 8
Qu’il en fallut une autre, afin de modérer 12
Le trop grand désir de bien faire. 8
Chacun repaît, le soir étant venu : 10
440 L’on mange peu, l’on boit en récompense : 10
Quelques tonneaux sont mis sur cu. 8
Pour avoir fait cette dépense, 8
Il s’est gagné plusieurs combats, 8
Tant en Allemagne qu’en France. 8
445 Ce seigneur donc n’y manqua pas ; 8
Et ce fut un trait de prudence. 8
Mainte échelle est portée, et point d’autre embarras, 12
Point de tambours, force bons coutelas ; 10
On part sans bruit, on arrive en silence. 10
450 L’orient venoit de s’ouvrir : 8
C’est un temps où le somme est dans sa violence, 12
Et qui par sa fraîcheur nous contraint de dormir. 12
Presque tout le peuple corsaire, 8
Du sommeil à la mort n’ayant qu’un pas à faire, 12
455 Fut assommé sans le sentir. 8
Le chef pendu, l’on amène l’infante. 10
Son peu d’amour pour le voleur, 8
Sa surprise et son épouvante, 8
Et les civilités de son libérateur, 12
460 Ne lui permirent pas de répandre des larmes. 12
Sa prière sauva la vie à quelques gens. 12
Elle plaignit les morts, consola les mourants, 12
Puis quitta sans regret ces lieux remplis d’alarmes. 12
On dit même qu’en peu de temps 8
465 Elle perdit la mémoire 7
De ses deux derniers galants : 7
Je n’ai pas peine à le croire. 7
Son voisin la reçut en un appartement, 12
Tout brillant d’or et meublé richement. 10
470 On peut s’imaginer l’ordre qu’il y fit mettre. 12
Nouvel hôte et nouvel amant, 8
Ce n’étoit pas pour rien omettre : 8
Grande chère surtout, et des vins fort exquis : 12
Les dieux ne sont pas mieux servis. 8
475 Alaciel, qui, de sa vie, 8
Selon sa Loi, n’avoit bu vin, 8
Goûta ce soir, par compagnie, 8
De ce breuvage si divin. 8
Elle ignoroit l’effet d’une liqueur si douce ; 12
480 Insensiblement fit carrousse : 8
Et comme amour jadis lui troubla la raison, 12
Ce fut lors un autre poison. 8
Tous deux sont à craindre des dames. 8
Alaciel mise au lit par ses femmes, 10
485 Ce bon soigneur s’en fut la trouver tout d’un pas. 12
« Quoi trouver ? dira-t-on ; d’immobiles appas ? 12
— Si j’en trouvois autant, je saurais bien qu’en faire ! 12
Disoit, l’autre jour, un certain : 8
Qu’il me vienne une même affaire, 8
490 On verra si j’aurai recours à mon voisin. » 12
Bacchus donc, et Morphée, et l’hôte de la belle, 12
Cette nuit disposèrent d’elle. 8
Les charmes des premiers dissipés à la fin, 12
La princesse, au sortir du somme, 8
495 Se trouva dans les bras d’un homme. 8
La frayeur lui glaça la voix : 8
Elle ne put crier, et, de crainte saisie, 12
Permit tout à son hôte, et pour une autre fois 12
Lui laissa lier la partie. 8
500 « Une nuit, lui dit-il, est de même que cent ; 12
Ce n’est que la première à quoi l’on trouve à dire. » 12
Alaciel le crut. L’hôte, enfin se lassant, 12
Pour d’autres conquêtes soupire. 8
Il part un soir, prie un de ses amis 10
505 De faire cette nuit les honneurs du logis, 12
Prendre sa place, aller trouver la belle, 10
Pendant l’obscurité se coucher auprès d’elle, 12
Ne point parler ; qu’il étoit fort aisé ; 10
Et qu’en s’acquittant bien de l’emploi proposé, 12
510 L’infante assurément agréeroit son service. 12
L’autre bien volontiers lui rendit cet office : 12
Le moyen qu’un ami puisse être refusé ! 12
À ce nouveau venu la voilà donc en proie. 12
Il ne put, sans parler, contenir cette joie. 12
515 La belle se plaignit d’être ainsi leur jouet : 12
« Comment l’entend monsieur mon hôte ? 8
Dit-elle ; et de quel droit me donner comme il fait ? » 12
L’autre confessa qu’en effet 8
Ils avoient tort ; mais que toute la faute 10
520 Étoit au maître du logis. 8
« Pour vous venger de son mépris, 8
Poursuivit-il, comblez-moi de caresses ; 10
Enchérissez sur les tendresses 8
Que vous eûtes pour lui, tant qu’il fut votre amant : 12
525 Aimez-moi par dépit et par ressentiment, 12
Si vous ne pouvez autrement, » 8
Son conseil fut suivi ; l’on poussa les affaires, 12
L’on se vengea, l’on n’omit rien. 8
Que si l’ami s’en trouva bien, 8
530 L’hôte ne s’en tourmenta guères. 8
Et de cinq, si j’ai bien compté. 8
Le sixième incident des travaux de l’infante, 12
Par quelques-uns, est rapporté 8
D’une manière différente. 8
535 Force gens concluront de là, 8
Que d’un galant au moins je fais grâce à la belle. 12
C’est médisance que cela ; 8
Je ne voudrais mentir pour elle : 8
Son époux n’eut assurément 8
540 Que huit précurseurs seulement. 8
Poursuivons donc notre Nouvelle. 8
L’hôte revint, quand l’ami fut content. 10
Alaciel, lui pardonnant, 8
Fit entre eux les choses égales. 8
545 La clémence sied bien aux personnes royales. 12
Ainsi, de main en main, Alaciel passoit, 12
Et souvent se divertissoit 8
Aux menus ouvrages des filles 8
Qui la servoient, toutes assez gentilles. 10
550 Elle en aimoit fort une à qui l’on en contoit ; 12
Et le conteur étoit un certain gentilhomme 12
De ce logis, bien fait et galant homme, 10
Mais violent dans ses désirs, 8
Et grand ménager de soupirs, 8
555 Jusques à commencer, près de la plus sévère, 12
Par où l’on finit d’ordinaire. 8
Un jour, au bout du parc, le galant rencontra 12
Celte fillette, 4
Et dans un pavillon fit tant, qu’il l’attira 12
560 Toute seulette. 4
L’infante étoit fort près de là : 8
Mais il ne la vit point, et crut en assurance 12
Pouvoir user de violence. 8
Sa médisante humeur, grand obstacle aux faveurs, 12
565 Peste d’amour et des douceurs 8
Dont il tire, sa subsistance, 8
Avoit de ce galant souvent grêlé l’espoir. 12
La crainte lui nuisoit autant que le devoir. 12
Cette fille l’auroit, selon toute apparence, 12
570 Favorisé, 4
Si la belle eût osé. 6
Se voyant craint de cette sorte, 8
Il fit tant, qu’en ce pavillon 8
Elle entra par occasion : 8
575 Puis, le galant ferme la porte ; 8
Mais en vain, car l’infante avoit de quoi l’ouvrir. 12
La fille voit sa faute, et tâche de sortir. 12
Il la retient ; elle cric, elle appelle : 10
L’infante vient, et vient comme il falloit, 10
580 Quand sur ses fins la demoiselle étoit. 10
Le galant, indigné de la manquer si belle, 12
Perd tout respect, et jure par les dieux, 10
Qu’avant que sortir de ces lieux, 8
L’une ou l’autre paiera sa peine, 8
585 Quand il devroit leur attacher les mains. 10
« Si loin de tous secours humains, 8
Dit-il, la résistance est vaine. 8
Tirez au sort, sans marchander ? 8
Je ne saurais vous accorder 8
590 Que cette grâce : 4
Il faut que l’une ou l’autre passe 8
Pour aujourd’hui. 4
— Qu’a fait madame ? dit la belle ; 8
Pâtira-t-elle pour autrui ? 8
595 — Oui, si le sort tombe sur elle, 8
Dit le galant ; prenez-vous-en à lui. 10
— Non, non, reprit alors l’infante ; 8
Il ne sera pas dit que l’on ait, moi présente, 12
Violenté cette innocente. 8
600 Je me résous plutôt à toute extrémité. » 12
Ce combat plein de charité 8
Fut, par le sort, à la fin terminé. 10
L’infante en eut toute la gloire : 8
Il lui donna sa voix, à ce que dit l’histoire. 12
605 L’autre sortit, et l’on jura 8
De ne rien dire de cela. 8
Mais le galant se seroit laissé pendre, 10
Plutôt que de cacher un secret si plaisant ; 12
Et, pour le divulguer, il ne voulut attendre 12
610 Que le temps qu’il falloit pour trouver seulement 12
Quelqu’un qui le voulût entendre. 8
Ce changement de favoris 8
Devint à l’infante une peine, 8
Elle eut regret d’être l’Hélène 8
615 D’un si grand nombre de Paris. 8
Aussi, l’Amour se jouoit d’elle. 8
Un jour, entre autres, que la belle 8
Dans un bois dormoit à l’écart, 8
Il s’y rencontra par hasard 8
620 Un chevalier errant, grand chercheur d’aventures, 12
De ces sortes de gens que sur des palefrois 12
Les belles suivoient autrefois, 8
Et passoient pour chastes et pures. 8
Celui-ci, qui donnoit à ses désirs l’essor, 12
625 Comme faisoient jadis Roger et Galaor, 12
N’eut.vu la princesse endormie, 8
Que de prendre un baiser il forma le dessein : 12
Tout prêt à faire choix de la bouche ou du sein, 12
Il étoit sur le point d’en passer son envie, 12
630 Quand tout d’un coup il se souvint 8
Des lois de la chevalerie. 8
À ce penser, il se retint, 8
Priant toutefois en son âme 8
Toutes les puissances d’amour 8
635 Qu’il pût courir en ce séjour 8
Quelque aventure avec la dame. 8
L’infante s’éveilla, surprise au dernier point. 12
« Non, non, dit-il, ne craignez point ; 8
Je ne suis géant ni sauvage, 8
640 Mais chevalier errant ; qui rends grâces aux dieux 12
D’avoir trouvé dans ce bocage 8
Ce qu’à peine on pourroit rencontrer dans les cieux. » 12
Après ce compliment, sans plus longue demeure, 12
Il lui dit en deux mots l’ardeur qui l’embrasoit : 12
645 C’étoit un homme qui faisoit 8
Beaucoup de chemin en peu d’heure. 8
Le refrain fut d’offrir sa personne et son bras, 12
Et tout ce qu’en semblable cas 8
On a de coutume de dire 8
650 À celle pour qui l’on soupire. 8
Son offre fut reçue, et la belle lui fit 12
Un long roman de son histoire, 8
Supprimant, comme l’on peut croire, 8
Les six galants. L’aventurier en prit 10
655 Ce qu’il crut à propos d’en prendre ; 8
Et, comme Alaciel de son sort se plaignit, 12
Cet inconnu s’engagea de la rendre 10
Chez Zaïr ou dans Garbe, avant qu’il fût un mois. 12
« Dans Garbe ? Non, reprit-elle, et pour cause : 10
660 Si les dieux avoient mis la chose 8
Jusques à présent à mon choix, 8
J’aurois voulu revoir Zaïr et ma patrie. 12
— Pourvu qu’Amour me prête vie, 8
Vous les verrez ! dit-il. C’est seulement à vous 12
665 D’apporter remède à vos coups, 8
Et consentir que mon ardeur s’apaise : 10
Si j’en mourois (à vos bontés ne plaise !), 10
Vous demeureriez seule ; et, pour vous parler franc, 12
Je tiens ce service assez grand 8
670 Pour me flatter d’une espérance 8
De récompense. » 4
Elle en tomba d’accord, promit quelques douceurs, 12
Convint du nombre de faveurs, 8
Qu’afin que la chose fût sûre, 8
675 Cette princesse lui paieroit, 8
Non tout d’un coup, mais à mesure 8
Que le voyage se feroit, 8
Tant chaque jour, sans nulle faute. 8
Le marché s’étant ainsi fait, 8
680 La princesse en croupe se met, 8
Sans prendre congé de son hôte. 8
L’inconnu, qui pour quelque temps 8
S’étoit défait de tous ses gens, 8
Les rencontra bientôt. Il avoit dans sa troupe 12
685 Un sien neveu fort jeune, avec son gouverneur. 12
Notre héroïne prend, en descendant de croupe, 12
Un palefroi. Cependant le seigneur 10
Marche toujours à côté d’elle, 8
Tantôt lui conte une nouvelle, 8
690 Et tantôt lui parle d’amour, 8
Pour rendre le chemin plus court. 8
Avec beaucoup de foi le traité s’exécute : 12
Pas la moindre ombre de dispute ; 8
Point de faute au calcul, non plus qu’entre marchands. 12
695 De faveur en faveur (ainsi comptaient ces gens), 12
Jusqu’au bord de la mer enfin ils arrivèrent, 12
Et s’embarquèrent. 4
Cet élément ne leur fut pas moins doux 10
Que l’autre avoit été ; certain calme, au contraire, 12
700 Prolongeant le chemin, augmenta le salaire. 12
Sains et gaillards ils débarquèrent tous 10
Au port de Joppe ; et là se rafraîchirent ; 10
Au bout de deux jours, en partirent, 8
Sans autre escorte que leur train. 8
705 Ce fut aux brigands une amorce : 8
Un gros d’Arabes en chemin 8
Les ayant rencontrés, ils cédoient à la force 12
Quand notre aventurier fit un dernier effort, 12
Repoussa les brigands, reçut une blessure 12
710 Qui le mit dans la sépulture, 8
Non sur-le-champ ; devant sa mort, 8
Il pourvut à la belle, ordonna du voyage, 12
En chargea son neveu, jeune homme de courage, 12
Lui léguant, par même moyen, 8
715 Le surplus des faveurs, avec son équipage, 12
Et tout le reste de son bien. 8
Quand on fut revenu de toutes ces alarmes, 12
Et que l’on eut versé certain nombre de larmes, 12
On satisfit au testament du mort ; 10
720 On paya les faveurs, dont enfin la dernière 12
Échut justement sur le bord 8
De la frontière. 4
En cet endroit, le neveu la quitta, 10
Pour ne donner aucun ombrage ; 8
725 Et le gouverneur la guida 8
Pendant le reste du voyage. 8
Au soudan il la présenta. 8
D’exprimer ici la tendresse, 8
Ou, pour mieux dire, les transports 8
730 Que témoigna Zaïr en voyant la princesse, 12
Il faudroit de nouveaux efforts, 8
Et je n’en puis plus faire : il est bon que j’imite 12
Phébus, qui, sur la fin du jour, 8
Tombe d’ordinaire si court, 8
735 Qu’on diroit qu’il se précipite. 8
Le gouverneur aimoit à se faire écouter ; 12
Ce fut un passe-temps que d’entendre conter 12
Monts et merveilles de la dame, 8
Qui rioit sans doute en son âme. 8
740 « Seigneur, dit le bonhomme en parlant au soudan, 12
Hispal étant parti, madame incontinent, 12
Pour fuir oisiveté, principe de tout vice, 12
Résolut de vaquer nuit et jour au service 12
D’un dieu qui chez ces gens a beaucoup de crédit. 12
745 Je ne vous aurois jamais dit 8
Tous ses temples et ses chapelles, 8
Nommés pour la plupart alcôves et ruelles. 12
Là, les gens pour idole ont un certain oiseau 12
Qui dans ses portraits est fort beau, 8
750 Quoiqu’il n’ait des plumes qu’aux ailes. 8
Au contraire des autres dieux, 8
Qu’on ne sort que quand on est vieux, 8
La jeunesse lui sacrifie. 8
Si vous saviez l’honnête vie 8
755 Qu’en le servant menoit madame Alaciel, 12
Vous béniriez cent fois le ciel 8
De vous avoir donné fille tant accomplie ! 12
Au reste, en ces pays, on vit d’autre façon 12
Que parmi vous : les belles vont et viennent ; 10
760 Point d’eunuques qui les retiennent ; 8
Les hommes en ces lieux ont tous barbe au menton. 12
Madame, dès l’abord, s’est faite à leur méthode, 12
Tant elle est de facile humeur ; 8
Et je puis dire, à son honneur, 8
765 Que de tout elle s’accommode. » 8
Zaïr étoit ravi. Quelques jours écoulés, 12
La princesse partit pour Garbe, en grande escorte. 12
Les gens qui la suivoient furent tous régalés 12
De beaux présents ; et d’une amour si forte, 10
770 Cette belle toucha le cœur de Mamolin, 12
Qu’il ne se tenoit pas. On fit un grand festin, 12
Pendant lequel, ayant belle audience, 10
Alaciel conta tout ce qu’elle voulut, 12
Dit les mensonges qu’il lui plut. 8
775 Mamolin et sa sœur écoutoient en silence. 12
La nuit vint : on porta la reine dans son lit. 12
À son honneur elle en sortit : 8
Le prince en rendit témoignage. 8
Alaciel, à ce qu’on dit, 8
780 N’en demandoit pas davantage. 8
Ce conte nous apprend que beaucoup de maris, 12
Qui se vantent de voir fort clair en leurs affaires, 12
N’y viennent bien souvent qu’après les favoris, 12
Et, tout savants qu’ils sont, ne s’y connoissent guères. 12
785 Le plus sûr toutefois est de se bien garder, 12
Craindre tout, ne rien hasarder. 8
Filles, maintenez-vous : l’affaire est d’importance. 12
Rois de Garbe ne sont oiseaux communs en France. 12
Vous voyez que l’hymen y suit l’accord de près : 12
790 C’est là l’un des plus grands secrets, 8
Pour empêcher les aventures. 8
Je tiens vos amitiés fort chastes et fort pures ; 12
Mais Cupidon alors fait d’étranges leçons. 12
Rompez-lui toutes ses mesures : 8
795 Pourvoyez à la chose aussi bien qu’aux soupçons. 12
Ne m’allez point conter : « C’est le droit des garçons ! » 12
Les garçons, sans ce droit, ont assez où se prendre. 12
Si quelqu’une pourtant ne s’en pouvoit défendre, 12
Le remède sera de rire en son malheur : 12
800 Il est bon de garder sa fleur, 8
Mais, pour l’avoir perdue, il ne se faut pas pendre. 12
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