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Jean de LA FONTAINE
CONTES ET NOUVELLES
1668-1694
LIVRE DEUXIÈME 1667 — 1669
VII
LA GAGEURE DES TROIS COMMÈRES
OU SONT DEUX NOUVELLES TIRÉES DE BOCCACE
Après bon vin, trois commères un jour 10
S’entretenoient de leurs tours et prouesses. 10
Toutes avoient un ami par amour, 10
Et deux étoient au logis les maîtresses. 10
5 L’une disoit : « J’ai le roi des maris ; 10
Il n’en est point de meilleur dans Paris. 10
Sans son congé, je vais partout m’ébattre : 10
Avec ce tronc, j’en ferois un plus fin. 10
Il ne faut pas se lever trop matin 10
10 Pour lui prouver que trois et deux l’ont quatre. 10
— Par mon serment ! dit une autre aussitôt, 10
Si je l’avois, j’en ferois une étrenne ; 10
Car, quant à moi, du plaisir ne me chaut, 10
À moins qu’il soit mêlé d’un peu de peine. 10
15 Votre époux va, tout ainsi qu’on le mène ; 10
Le mien n’est tel, j’en rends grâces à Dieu. 10
Bien sauroit prendre et le temps et le lieu, 10
Qui tromperoit à son aise un tel homme ! 10
Pour tout cela, ne croyez que je chôme ? 10
20 Le passe-temps en est d’autant plus doux ; 10
Plus grand en est l’amour des deux parties. 10
Je ne voudrois contre aucune de vous, 10
Qui vous vantez d’être si bien loties, 10
Avoir troqué de galant ni d’époux. » 10
25 Sur ce débat, la troisième commère 10
Les mit d’accord ; car elle fut d’avis 10
Qu’Amour se plaît avec les bons maris, 10
Et veut aussi quelque peine légère. 10
Ce point vidé, le propos s’échauffant, 10
30 Et d’en conter toutes trois triomphant, 10
Celle-ci dit : « Pourquoi tant de paroles ? 10
Voulez-vous voir qui l’emporte de nous ? 10
Laissons à part les disputes frivoles : 10
Sur nouveaux frais attrapons nos époux. 10
35 Le moins bon tour payera quelque amende. 10
— Nous le voulons ! C’est ce que l’on demande ! 10
Dirent les deux. Il faut faire serment 10
Que toutes trois, sans nul déguisement, 10
Rapporterons, l’affaire étant passée, 10
40 Le cas au vrai ; puis, pour le jugement, 10
On en croira la commère Macée. » 10
Ainsi fut dit, ainsi l’on l’accorda. 10
Voici comment chacune y procéda. 10
Celle des trois qui plus étoit contrainte, 10
45 Aimoit alors un beau jeune garçon, 10
Frais, délicat, et sans poil au menton ; 10
Ce qui leur fît mettre en jeu cette feinte. 10
Les pauvres gens n’avoient de leurs amours 10
Encor joui, sinon par échappées : 10
50 Toujours falloit forger de nouveaux tours, 10
Toujours chercher des maisons empruntées. 10
Pour plus à l’aise ensemble se jouer, 10
La bonne dame habille en chambrière 10
Le jouvenceau, qui vient pour se louer, 10
55 D’un air modeste, et baissant la paupière. 10
Du coin de l’œil l’époux la regardoit, 10
Et dans son cœur déjà se proposoit 10
De rehausser le linge de la fille. 10
Bien lui sembloit, en la considérant, 10
60 N’en avoir vu jamais de si gentille. 10
On la retient, avec peine pourtant. 10
Belle servante, et mari vert galant, 10
C’étoit matière à feindre du scrupule. 10
Les premiers jours, le mari dissimule, 10
65 Détourne l’œil, et ne fait pas semblant 10
De regarder sa servante nouvelle ; 10
Mais, tôt après, il tourna tant la belle, 10
Tant lui donna, tant encor lui promit, 10
Qu’elle feignit à la fin de se rendre ; 10
70 Et, de jeu fait, à dessein de le prendre, 10
Un certain soir, la galande lui dit ; 10
« Madame est mal, et seule elle veut être 10
Pour cette nuit. » Incontinent le maître 10
Et la servante, ayant fait leur marché, 10
75 S’en vont au lit ; et le drôle couché, 10
Elle en cornette et dégrafant sa jupe, 10
Madame vient. Qui fut bien empêché ? 10
Ce fut l’époux, cette fois pris pour dupe. 10
« Oh ! oh ! lui dit la commère, en riant ; 10
80 Votre ordinaire est donc trop peu friand 10
À votre goût ? Eh ! par saint Jean ! beau sire, 10
Un peu plus tôt vous me le deviez dire : 10
J’aurois chez moi toujours eu des tendrons. 10
De celui-ci, pour certaines raisons, 10
85 Vous faut passer ; cherchez autre aventure. 10
Et, vous, la belle, au dessein si gaillard, 10
Merci de moi, chambrière d’un liard, 10
Je vous rendrai plus noire qu’une mûre ! 10
Il vous faut donc du même pain qu’à moi ! 10
90 J’en suis d’avis ! Non pourtant qu’il m’en chaille, 10
Ni qu’on ne puisse en trouver qui le vaille : 10
Grâces à Dieu, je crois avoir de quoi 10
Donner encore à quelqu’un dans la vue ; 10
Je ne suis pas à jeter dans la rue. 10
95 Laissons ce point ; je sais un bon moyen : 10
Vous n’aurez plus d’autre lit que le mien. 10
Voyez un peu ! Diroit-on qu’elle y touche ? 10
Vite, marchons ! Que, du lit où je couche, 10
Sans marchander, on prenne le chemin : 10
100 Vous chercherez vos besognes demain. 10
Si ce n’étoit le scandale et la honte, 10
Je vous mettrois dehors en cet état. 10
Mais je suis bonne, et ne veux point d’éclat : 10
Puis, je rendrai de vous un très-bon compte 10
105 À l’avenir ; et vous jure ma foi, 10
Que nuit et jour vous serez près de moi. 10
Qu’ai-je besoin de me mettre en alarmes, 10
Puisque je puis empêcher tous vos tours ? » 10
La chambrière, écoutant ce discours, 10
110 Fait la honteuse, et jette une ou deux larmes, 10
Prend son paquet, et sort sans consulter ; 10
Ne se le fait par deux fois répéter ; 10
S’en va jouer un autre personnage ; 10
Fait au logis deux métiers tour à tour : 10
115 Galant de nuit, chambrière de jour, 10
En deux façons elle a soin du ménage. 10
Le pauvre époux se trouve tout heureux, 10
Qu’à si bon compte il en ait été quitte. 10
Lui couché seul, notre couple amoureux 10
120 D’un temps si doux à son aise profite : 10
Rien ne s’en perd ; et, des moindres moments, 10
Bons ménagers furent nos deux amants, 10
Sachant très-bien que l’on n’y revient guères. 10
Voilà le tour de l’une des commères. 10
125 L’autre, de qui le mari croyoit tout, 10
Avecque lui sous un poirier assise, 10
De son dessein vint aisément à bout. 10
En peu de mots j’en vais conter la guise. 10
Leur grand valet près d’eux étoit debout, 10
130 Garçon bien fait, beau parleur, et de mise, 10
Et qui faisoit les servantes trotter. 10
La dame dit : « Je voudrais bien goûter 10
De ce fruit-là ? Guillot, monte, et secoue 10
Notre poirier ? » Guillot monte à l’instant. 10
135 Grimpé qu’il est, le drôle fait semblant 10
Qu’il lui paroît que le mari se joue 10
Avec la femme, aussitôt le valet, 10
Frottant ses yeux comme étonné du fait : 10
« Vraiment, monsieur ! commence-t-il à dire. 10
140 Si vous vouliez madame caresser, 10
Un peu plus loin vous pouviez aller rire, 10
Et, moi présent, du moins vous en passer ? 10
Ceci me cause une surprise extrême. 10
Devant les gens prendre ainsi vos ébats ! 10
145 Si, d’un valet, vous ne faites nul cas, 10
Vous vous devez du respect à vous-même. 10
Quel taon vous point ? Attendez à tantôt ; 10
Ces privautés en seront plus friandes : 10
Tout aussi bien, pour le temps qu’il vous faut, 10
150 Les nuits d’été sont encore assez grandes. 10
Pourquoi ce lieu ? Vous avez, pour cela, 10
Tant de bons lits, tant de chambres si belles ! » 10
La dame dit : « Que conte celui-là ? 10
Je crois qu’il rêve ! Où prend-il ces nouvelles ? 10
155 Qu’entend ce fol avecque ses ébats ? 10
Descends, descends, mon ami, tu verras ! » 10
Guillot descend. « Hé bien ! lui dit son maître, 10
Nous jouons-nous ?
GUILLOT
Non pas pour le présent.
LE MARI
Pour le présent ?
GUILLOT
Oui, monsieur ; je veux être
160 Écorché vif, si tout incontinent 10
Vous ne baisiez madame sur l’herbette. 10
LA FEMME
Mieux te vaudrait laisser cette sornette, 10
Je te le dis ; car elle sent les coups. 10
LE MARI
Non, non, m’amie ; il faut qu’avec les fous, 10
165 Tout de ce pas, par mon ordre, on le mette. 10
GUILLOT
Est-ce être fou que de voir ce qu’on voit ? 10
LA FEMME
Et qu’as-tu vu ?
GUILLOT
J’ai vu, je le répète,
Vous et monsieur, qui dans ce même endroit 10
Jouiez tous deux au doux jeu d’amourette, 10
170 Si ce poirier n’est peut-être charmé. 10
LA FEMME
Voire, charmé ! Tu nous fais un beau conte ! 10
LE MARI
Je le veux voir, vraiment ; faut que j’y monte : 10
Vous en saurez bientôt la vérité. » 10
Le maître à peine est sur l’arbre monté, 10
175 Que le valet embrasse la maîtresse. 10
L’époux, qui voit comme l’on se caresse, 10
Crie, et descend en grand’hâte aussitôt. 10
Il se rompit le col, ou peu s’en faut, 10
Pour empêcher la suite de l’affaire, 10
180 Et, toutefois, il ne put si bien faire 10
Que son honneur ne reçût quelque échec. 10
« Comment ! dit-il, quoi ! même à mon aspect 10
Devant mon nez ! à mes yeux ! Sainte Dame !… 10
— Que vous faut-il ? qu’avez-vous ? dit la femme. 10
LE MARI
185 Oses-tu bien le demander encor ? 10
LA FEMME
Et pourquoi non ?
LE MARI
Pourquoi ? N’ai-je pas tort
De t’accuser de cette effronterie ? 10
LA FEMME
Ah ! c’en est trop ; parlez mieux, je vous prie ! 10
LE MARI
Quoi ! ce coquin ne te caressoit pas ? 10
LA FEMME
Moi ? Vous rêvez !
LE MARI
190 D’où viendroit donc ce cas ?
Ai-je perdu la raison ou la vue ? 10
LA FEMME
Me croyez-vous de sens si dépourvue, 10
Que devant vous je commisse un tel tour ? 10
Ne trouverois-je assez d’heures au jour, 10
195 Pour m’égayer, si j’en avois envie ? 10
LE MARI
Je ne sais plus ce qu’il faut que j’y die. 10
Notre poirier m’abuse assurément. 10
Voyons encor. » Dans le même moment, 10
L’époux remonte, et Guillot recommence. 10
200 Pour cette fois, le mari voit la danse 10
Sans se fâcher, et descend doucement. 10
« Ne cherchez plus, leur dit-il, d’autres causes : 10
C’est ce poirier ; il est ensorcelé. 10
— Puisqu’il fait voir de si vilaines choses, 10
205 Reprit la femme, il faut qu’il soit brûlé : 10
Cours au logis ; dis qu’on le vienne abattre. 10
Je ne veux plus que cet arbre maudit 10
Trompe les gens. » Le valet obéit. 10
Sur le pauvre arbre, ils se mettent à quatre, 10
210 Se demandant l’un l’autre sourdement 10
Quel si grand crime a ce poirier pu faire. 10
La dame dit : « Abattez seulement ; 10
Quant au surplus, ce n’est pas.votre affaire. » 10
Par ce moyen, la seconde commère 10
215 Vint au-dessus de ce qu’elle entreprit. 10
Passons au tour que la troisième fit. 10
Les rendez-vous chez quelque bonne amie 10
Ne lui manquoient, non plus que l’eau du puits. 10
Là, tous les jours, étoient nouveaux déduits : 10
220 Notre donzelle y tenoit sa partie. 10
Un sien amant étant lors de quartier, 10
No croyant pas qu’un plaisir fût entier 10
S’il n’étoit libre, à la dame propose 10
De se trouver seuls ensemble une nuit… 10
225 « Deux, lui dit-elle ; et pour si peu de chose, 10
Vous ne serez nullement éconduit. 10
Jà, de par moi, ne manquera l’affaire. 10
De mon mari je saurai me défaire 10
Pendant ce temps. » Aussitôt fait que dit. 10
230 Bon besoin eut d’être femme d’esprit ; 10
Car pour époux elle avoit pris un homme 10
Qui ne faisoit en voyages grands frais ; 10
Il n’alloit pas querir pardons à Rome, 10
Quand il pouvoit en rencontrer plus près ; 10
235 Tout au rebours de la bonne donzelle, 10
Qui, pour montrer sa ferveur et son zèle, 10
Toujours alloit au plus loin s’en pourvoir. 10
Pèlerinage avoit fait son devoir 10
Plus d’une fois : mais c’étoit le vieux style : 10
240 Il lui falloit, pour se faire valoir, 10
Chose qui fut plus rare et moins facile. 10
Elle s’attache à l’orteil, dès ce soir, 10
Un brin de fil qui rendoit à la porte 10
De la maison ; et puis, se va coucher 10
245 Droit au côté d’Henriet Berlinguier 10
(On appeloit son mari de la sorte). 10
Elle fit tant, qu’Henriet, se tournant, 10
Sentit le fil. Aussitôt il soupçonne 10
Quelque dessein, et, sans faire semblant 10
250 D’être éveillé, sur ce fait il raisonne ; 10
Se lève enfin, et sort tout doucement, 10
De bonne foi son épouse dormant, 10
Ce lui sembloit ; suit le fil dans la rue ; 10
Conclut de là que l’on le trahissoit ; 10
255 Que quelque amant que la donzelle avoit, 10
Avec ce fil par le pied la tiroit, 10
L’avertissant ainsi de sa venue ; 10
Que la galande aussitôt descendoit, 10
Tandis que lui pauvre mari, dormoit. 10
260 Car autrement, pourquoi ce badinage ? 10
Il falloit bien que messer Cocuage 10
Le visitât ; honneur, dont, à son sens, 10
Il se seroit passé le mieux du monde. 10
Dans ce penser, il s’arme jusqu’aux dents ; 10
265 Hors la maison fait le guet et la ronde, 10
Pour attraper quiconque tirera 10
Le brin de fil. Or le lecteur saura 10
Que ce logis avoit sur le derrière 10
De quoi pouvoir introduire l’ami : 10
270 Il le fut donc par une chambrière. 10
Tout domestique, en trompant un mari, 10
Pense gagner indulgence plénière. 10
Tandis qu’ainsi Berlinguier fait le guet. 10
La bonne dame et le jeune muguet 10
275 En sont aux mains, et Dieu sait la manière ! 10
En grand soulas cette nuit se passa ; 10
Dans leurs plaisirs rien ne les traversa : 10
Tout fut des mieux, grâces à la serrante, 10
Qui fit si bien devoir de surveillante, 10
280 Que le galant tout à temps délogea. 10
L’époux revint, quand le jour approcha, 10
Reprit sa place, et dit que la migraine 10
L’avoit contraint d’aller coucher en haut. 10
Deux jours après, la commère ne faut 10
285 De mettre un fil ; Berlinguier aussitôt, 10
L’ayant senti, rentre à la même peine, 10
Court à son poste, et notre amant au sien. 10
Renfort de joie : on s’en trouva si bien, 10
Qu’encore un coup on pratiqua la ruse ; 10
290 Et Berlinguier, prenant la même excuse, 10
Sortit encore, et fit place à l’amant. 10
Autre renfort de tout contentement. 10
On s’en tint là. Leur ardeur refroidie, 10
Il en fallut venir au dénoûment ; 10
295 Trois actes eut, sans plus, la comédie. 10
Sur le minuit, l’amant s’étant sauvé, 10
Le brin de fil aussitôt fut tiré 10
Par un des siens, sur qui l’époux se rue, 10
Et le contraint, en occupant la rue, 10
300 D’entrer chez lui, le tenant au collet, 10
Et ne sachant que ce fût un valet. 10
Bien à propos lui fut donné le change. 10
Dans le logis est un vacarme étrange. 10
La femme accourt au bruit que fait l’époux. 10
305 Le compagnon se jette à leurs genoux ; 10
Dit qu’il venoit trouver la chambrière ; 10
Qu’avec ce fil il la tiroit à soi 10
Pour faire ouvrir, et que depuis naguère 10
Tous deux s’étoient entre-donné la foi. 10
310 « C’est donc cela, poursuivit là commère, 10
(En s’adressant à la fille, en colère) 10
Que l’autre jour je vous vis à l’orteil 10
Un brin de fil ? Je m’en mis un pareil, 10
Pour attraper avec ce stratagème 10
315 Votre galant. Or bien, c’est notre époux ! 10
À la bonne heure ! Il faut, cette nuit même, 10
Sortir d’ici ! » Berlinguier fut plus doux, 10
Dit qu’il falloit au lendemain attendre. 10
On les dota l’un et l’autre amplement : 10
320 L’époux, la fille ; et le valet, l’amant ; 10
Puis au moutier le couple s’alla rendre, 10
Se connoissant tous deux de plus d’un jour. 10
Ce fut la fin qu’eut le troisième tour. 10
Lequel vaut mieux ? Pour moi, je m’en rapporte. 10
325 Macée, ayant pouvoir de décider, 10
Ne sut à qui la victoire accorder, 10
Tant cette affaire à résoudre étoit forte. 10
Toutes avoient eu raison de gager. 10
Le procès pend, et pendra de la sorte 10
330 Encor longtemps, comme l’on peut juger. 10
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