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Jean de LA FONTAINE
CONTES ET NOUVELLES
1668-1694
LIVRE DEUXIÈME 1667 — 1669
II
LES CORDELIERS DE CATALOGNE
NOUVELLE TIRÉE DES CENT NOUVELLES NOUVELLES
Je veux vous conter la besogne 8
Des bons frères de Catalogne : 8
Besogne où ces frères en Dieu 8
Témoignèrent en certain lieu 8
5 Une charité si fervente, 8
Que mainte femme en fut contente, 8
Et crut y gagner paradis. 8
Telles gens, par leurs bons avis, 8
Mettent à bien les jeunes âmes, 8
10 Tirent à soi filles et femmes, 8
Se savent emparer du cœur, 8
Et dans la vigne du Seigneur 8
Travaillent, ainsi qu’on peut croire 8
Et qu’on verra par cette histoire. 8
15 Au temps que le sexe vivoit 8
Dans l’ignorance, et ne savoit 8
Gloser encor sur l’Évangile 8
(Temps à coter fort difficile), 8
Un essaim de frères dîmeurs 8
20 Pleins d’appétit et beaux dîneurs, 8
S’alla jeter dans une ville 8
En jeunes beautés très-fertile. 8
Pour des galants, peu s’en trouvoit ; 8
De vieux maris, il en pleuvoit. 8
25 À l’abord, une confrérie 8
Par les bons pères fut bâtie. 8
Femme n’étoit, qui n’y courût, 8
Qui ne s’en mît, et qui ne crût 8
Par ce moyen être sauvée : 8
30 Puis, quand leur foi fut éprouvée, 8
On vint au véritable point. 8
Frère André ne marchanda point, 8
Et leur fit ce beau petit prêche : 8
« Si quelque chose vous empêche 8
35 D’aller tout droit en paradis, 8
C’est d’épargner pour vos maris 8
Un bien, dont ils n’ont plus que faire, 8
Quand ils ont pris leur nécessaire, 8
Sans que jamais il vous ait plu 8
40 Nous faire part du superflu. 8
Vous me direz que notre usage 8
Répugne aux dons du mariage : 8
Nous l’avouons ; et, Dieu merci, 8
Nous n’aurions que voir en ceci, 8
45 Sans le soin de vos consciences. 8
La plus griève des offenses, 8
C’est d’être ingrate ; Dieu l’a dit ; 8
Pour cela Satan fut maudit. 8
Prenez-y garde ; et de vos restes 8
50 Rendez grâce aux bontés célestes, 8
Nous laissant dîmer sur un bien 8
Qui ne vous coûte presque rien. 8
C’est un droit, ô troupe fidèle ! 8
Qui vous témoigne notre zèle ; 8
55 Droit authentique et bien signé, 8
Que les papes nous ont donné ; 8
Droit enfin, et non pas aumône : 8
Toute femme doit en personne 8
S’en acquitter trois fois le mois 8
60 Vers les frères Catalanois. 8
Cela fondé sur l’Écriture : 8
Car il n’est bien dans la nature 8
(Je le répète, écoutez-moi !) 8
Qui ne subisse cette loi 8
65 De reconnoissance et d’hommage. 8
Or, les œuvres de mariage 8
Étant un bien, comme savez, 8
Ou savoir chacune devez, 8
Il est clair que dîme en est due. 8
70 Cette dîme sera reçue 8
Selon notre petit pouvoir : 8
Quelque peine qu’il faille avoir, 8
Nous la prendrons en patience : 8
N’en faites point de conscience ; 8
75 Nous sommes gens, qui n’avons pas 8
Toutes nos aises ici-bas. 8
Au reste, il est bon qu’on vous dise 8
Qu’entre la chair et la chemise 8
Il faut cacher le bien qu’on fait : 8
80 Tout ceci doit être secret 8
Pour vos maris et pour tout autre. 8
Voici trois mots d’un bon apôtre, 8
Qui sont à notre intention : 8
Foi, charité, discrétion. » 8
85 Frère André, par cette éloquence, 8
Satisfit fort son audience, 8
Et passa pour un Salomon : 8
Peu dormirent à son sermon. 8
Chaque femme, ce dit l’histoire, 8
90 Garda très-bien dans sa mémoire, 8
Et mieux encor dedans son cœur, 8
Le discours du prédicateur. 8
Ce n’est pas tout, il s’exécute : 8
Chacune accourt ; grande dispute 8
95 À qui la première paiera : 8
Mainte bourgeoise murmura 8
Qu’au lendemain on l’eût remise. 8
La gent qui n’aime pas la bise, 8
Ne sachant comme renvoyer 8
100 Cet escadron prêt à payer, 8
Fut contrainte enfin de leur dire : 8
« De par Dieu, souffrez qu’on respire ! 8
C’en est assez pour le présent ; 8
On ne peut faire qu’en faisant. 8
105 Réglez votre temps sur le nôtre ; 8
Aujourd’hui l’une, et demain l’autre. 8
Tout avec ordre ; et, croyez-nous, 8
On en va mieux quand on va doux. 8
Le sexe suit cette sentence : 8
110 Jamais de bruit pour la quittance, 8
Trop bien quelque collation, 8
Et le tout par dévotion ; 8
Puis, de trinquer à la commère, 8
Je laisse à penser quelle chère 8
115 Faisoit alors frère Frapart. 8
Tel d’entre eux avoit pour sa part 8
Dix jeunes femmes bien payantes, 8
Frisques, gaillardes, attrayantes : 8
Tel au douze et quinze passoit ; 8
120 Frère Roch, à vingt se chaussoit ; 8
Tant et si bien, que les donzelles, 8
Pour se montrer plus ponctuelles, 8
Payoient deux fois assez souvent : 8
Dont il avint que le couvent, 8
125 Las enfin d’un tel ordinaire, 8
Après avoir à cette affaire 8
Vaqué cinq ou six mois entiers, 8
Eût fait crédit bien volontiers : 8
Mais les donzelles, scrupuleuses, 8
130 De s’acquitter étoient soigneuses, 8
Croyant faillir, en retenant 8
Un bien à l’Ordre appartenant. 8
Point de dîmes accumulées. 8
Il s’en trouva de si zélées, 8
135 Que par avance elles payoient. 8
Les beaux pères n’expédioient 8
Que les fringantes et les belles, 8
Enjoignant aux sempiternelles 8
De porter en bas leur tribut ; 8
140 Car, dans ces dîmes de rebut, 8
Les lais trouvoient encore à frire. 8
Bref, à peine il se pourrait dire 8
Avec combien de charité 8
Le tout étoit exécuté. 8
145 Il avint qu’une de la bande, 8
Qui vouloit porter son offrande, 8
Un beau soir, en chemin faisant, 8
Et son mari la conduisant, 8
Lui dit : « Mon Dieu ! j’ai quelque affaire 8
150 Là-dedans avec certain frère ; 8
Ce sera fait dans un moment. » 8
L’époux répondit brusquement : 8
« Quoi ? quelle affaire ? Êtes-vous folle ? 8
Il est minuit, sur ma parole ! 8
155 Demain vous direz vos péchés : 8
Tous les bons pères sont couchés. 8
— Cela n’importe, dit la femme. 8
— Hé, par Dieu, si ! dit-il, madame, 8
Je tiens qu’il importe beaucoup ; 8
160 Vous ne bougerez pour ce coup. 8
Qu’avez-vous fait ? et quelle offense 8
Presse ainsi votre conscience ? 8
Demain matin, j’en suis d’accord. 8
— Ah ! monsieur, vous me faites tort 8
165 Reprit-elle ; ce qui me presse, 8
Ce n’est pas d’aller à confesse, 8
C’est de payer, car, si j’attends, 8
Je ne le pourrai de longtemps ; 8
Le frère aura d’autres affaires. 8
170 — Quoi payer ? — La dîme aux bons pères. 8
— Quelle dîme ? — Savez-vous pas ? 8
— Moi, je le sais ! — C’est un grand cas, 8
Que toujours femme aux moines donne… 8
— Mais cette dîme, ou cette aumône, 8
175 La saurai-je point, à la fin ? 8
— Voyez, dit-elle, qu’il est fin ! 8
N’entendez-vous pas ce langage ? 8
C’est des œuvres de mariage. 8
— Quelles œuvres ? reprit l’époux. 8
180 — Eh ! là ! monsieur, c’est ce que nous…. 8
Mais j’aurois payé depuis l’heure ; 8
Vous êtes cause qu’en demeure 8
Je me trouve présentement, 8
Et cela, je ne sais comment, 8
185 Car toujours je suis coutumière 8
De payer toute la première. » 8
L’époux, rempli d’étonnement, 8
Eut cent pensers en un moment ; 8
Il ne sut que dire et que croire. 8
190 Enfin, pour apprendre l’histoire, 8
Il se tut, il se contraignit ; 8
Du secret, sans plus, se plaignit ; 8
Par tant d’endroits tourna sa femme, 8
Qu’il apprit que mainte autre dame 8
195 Payoit la même pension : 8
Ce lui fut consolation. 8
« Sachez, dit la pauvre innocente, 8
Que pas une n’en est exempte : 8
Votre sœur paie à frère Aubry ; 8
200 La Baillie au père Fabry ; 8
Son Altesse à frère Guillaume, 8
Un des beaux moines du royaume. 8
Moi, qui paie à frère Girard, 8
Je voulois lui porter ma part. » 8
205 Que de maux la langue nous cause ! 8
Quand ce mari sut toute chose, 8
Il résolut premièrement 8
D’en avertir secrètement 8
Monseigneur, puis les gens de ville. 8
210 Mais comme il étoit difficile 8
De croire un tel cas dès l’abord, 8
Il voulut avoir le rapport 8
Du drôle à qui payoit sa femme. 8
Le lendemain, devant la dame, 8
215 Il fait venir frère Girard, 8
Lui porte à la gorge un poignard, 8
Lui fait conter tout le mystère. 8
Puis, ayant enfermé ce frère 8
À double clef, bien garrotté, 8
220 Et la dame d’autre côté, 8
Il va partout conter sa chance. 8
Au logis du prince, il commence ; 8
Puis il descend chez l’échevin ; 8
Puis il fait sonner le tocsin. 8
225 Toute la ville en est troublée ; 8
On court en foule à l’assemblée, 8
Et le sujet de la rumeur 8
N’est point su du peuple dîmeur. 8
Chacun opine à la vengeance. 8
230 L’un dit qu’il faut en diligence 8
Aller massacrer ces cagots ; 8
L’autre dit qu’il faut de fagots 8
Les entourer dans leur repaire, 8
Et brûler gens et monastère ; 8
235 Tel veut qu’ils soient à l’eau jetés, 8
Dedans leurs frocs empaquetés, 8
Afin que cette pépinière, 8
Flottant ainsi sur la rivière, 8
S’en aille apprendre à l’univers 8
240 Comment on traite les pervers. 8
Tel invente un autre supplice, 8
Et chacun selon son caprice ; 8
Bref, tous conclurent à la mort. 8
L’avis du feu fut le plus fort. 8
245 On court au couvent tout à l’heure ; 8
Mais, par respect de la demeure, 8
L’arrêt ailleurs s’exécuta ; 8
Un bourgeois sa grange prêta. 8
La penaille, ensemble enfermée, 8
250 Fut en peu d’heures consumée, 8
Les maris sautant à l’entour, 8
Et dansant au son du tambour. 8
Rien n’échappa de leur colère, 8
Ni moinillon, ni béat père : 8
255 Robes, manteaux, et cocluchons 8
Tout fut brûlé comme cochons ; 8
Tous périrent dedans les flammes : 8
Je ne sais ce qu’on fit des femmes : 8
Pour le pauvre frère Girard, 8
260 Il avoit eu son fait à part. 8
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