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Jean de LA FONTAINE
CONTES ET NOUVELLES
1668-1694
LIVRE PREMIER — 1665
XI
LE PAYSAN QUI AVOIT OFFENSÉ SON SEIGNEUR
Un paysan son seigneur offensa : 10
L’histoire dit que c’étoit bagatelle ; 10
Et toutefois ce seigneur le tança 10
Fort rudement. Ce n’est chose nouvelle. 10
5 « Coquin, dit-il, tu mérites la hart : 10
Fais ton calcul d’y venir tôt ou tard ; 10
C’est une fin à tes pareils commune. 10
Mais je suis bon ; et de trois peines l’une 10
Tu peux choisir : ou de manger trente aulx. 10
10 J’entends sans boire et sans prendre repos ; 10
Ou de souffrir trente bons coups de gaules, 10
Bien appliqués sur tes larges épaules ; 10
Ou de payer sur-le-champ cent écus. » 10
Le paysan, consultant là-dessus : 10
15 « Trente aulx sans boire ! Ah ! dit-il en soi-même, 10
Je n’appris onc à les manger ainsi. 10
De recevoir les trente coups aussi, 10
Je ne le puis sans un péril extrême. 10
Les cent écus, c’est le pire de tous. » 10
20 Incertain donc, il se mit à genoux, 10
Et s’écria : « Pour Dieu, miséricorde ! » 10
Son seigneur dit : « Qu’on apporte une corde ? 10
Quoi ! le galant m’ose répondre encor ! » 10
Le paysan, de peur qu’on ne le pende, 10
25 Fait choix de l’ail ; et le seigneur commande 10
Que l’on en cueille, et surtout du plus fort. 10
Un après un, lui-même il fait le compte : 10
Puis, quand il voit que son calcul se monte 10
À la trentaine, il les met dans un plat ; 10
30 Et cela fait, le malheureux pied-plat 10
Prend le plus gros, en pitié le regarde, 10
Mange, et rechigne, ainsi que fait un chat 10
Dont les morceaux sont frottés de moutarde. 10
Il n’oseroit de la langue y toucher. 10
35 Son seigneur rit, et surtout il prend garde 10
Que le galant n’avale sans mâcher. 10
Le premier passe ; aussi fait le deuxième : 10
Au tiers, il dit : « Que le diable y ait part ! » 10
Bref, il en fut à grand’peine au douzième, 10
40 Que s’écriant : « Haro ! la gorge mard ! 10
Tôt, tôt, dit-il, que l’on m’apporte à boire ! » 10
Son seigneur dit : « Ah ! ah ! sire Grégoire, 10
Vous avez soif ! Je vois qu’en vos repas 10
Vous humectez volontiers le lampas. 10
45 Or buvez donc, et buvez à votre aise ; 10
Bon prou vous fasse ! Holà ! du vin, holà ! 10
Mais, mon ami, qu’il ne vous en déplaise, 10
Il vous faudra choisir, après cela, 10
Des cent écus ou de la bastonnade, 10
50 Pour suppléer au défaut de l’aillade. 10
— Qu’il plaise donc, dit l’autre, à vos bontés, 10
Que les aulx soient sur les coups précomptés ; 10
Car, pour l’argent, par trop grosse est la somme : 10
Où la trouver, moi qui suis un pauvre homme ? 10
55 — Eh bien ! souffrez les trente horions, 10
Dit le seigneur ; mais laissons les oignons. » 10
Pour prendre cœur, le vassal en sa panse 10
Loge un long trait, se munit le dedans, 10
Puis souffre un coup avec grande constance : 10
60 Au deux, il dit : « Donnez-moi patience, 10
Mon doux Jésus, en tous ces accidents ! » 10
Le tiers est rude ; il en grince les dents, 10
Se courbe tout, et saute de sa place. 10
Au quart, il fait une horrible grimace ; 10
65 Au cinq, un cri. Mais il n’est pas au bout ; 10
Et c’est grand cas s’il peut digérer tout. 10
On ne vit onc si cruelle aventure. 10
Deux forts paillards ont chacun un bâton, 10
Qu’ils font tomber par poids et par mesure, 10
70 En observant la cadence et le ton. 10
Le malheureux n’a rien qu’une chanson : 10
« Grâce ! » dit-il. Mais, las ! point de nouvelle ; 10
Car le seigneur fait frapper de plus belle, 10
Juge des coups, et tient sa gravité, 10
75 Disant toujours qu’il a trop de bonté. 10
Le pauvre diable enfin craint pour sa vie. 10
Après vingt coups, d’un ton piteux il crie : 10
« Pour Dieu, cessez ! Hélas ! je n’en puis plus ! 10
« Son seigneur dit : « Payez donc cent écus, 10
80 Net et comptant ? Je sais qu’à la desserre 10
Vous êtes dur : j’en suis fâché pour vous. 10
Si tout n’est prêt, votre compère Pierre 10
Vous en peut bien assister entre nous. 10
Mais, pour si peu, vous ne vous feriez tondre ? » 10
85 Le malheureux, n’osant presque répondre, 10
Court au magot, et dit : « C’est tout mon fait, » 10
On examine ; on prend un trébuchet, 10
L’eau cependant lui coule de la face : 10
Il n’a point fait encor telle grimace. 10
90 Mais que lui sert ? Il convient tout payer. 10
C’est grand pitié, quand on fâche son maître ! 10
Ce paysan eut beau s’humilier, 10
Et, pour un fait assez léger peut-être, 10
Il se sentit enflammer le gosier, 10
95 Vider la bourse, émoucher les épaules, 10
Sans qu’il lui fût, dessus les cent écus, 10
Ni pour les aulx, ni pour les coups de gaules, 10
Fait seulement grâce d’un carolus. 10
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