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Jean de LA FONTAINE
CONTES ET NOUVELLES
1668-1694
LIVRE PREMIER — 1665
II
RICHARD MINUTOLO
NOUVELLE TIRÉE DE BOCCACE
C’est de tout temps qu’à Naples on a vu 10
Régner l’amour et la galanterie. 10
De beaux objets cet État est pourvu 10
Mieux que pas un qui soit en Italie : 10
5 Femmes y sont, qui font venir l’envie 10
D’être amoureux, quand on ne voudrait pas. 10
Une surtout, ayant beaucoup d’appas, 10
Eut pour amant un jeune gentilhomme 10
Qu’on appeloit Richard Minutolo. 10
10 Il n’étoit lors, de Paris jusqu’à Rome, 10
Galant qui sût si bien le numéro. 10
Force lui fut ; d’autant que cette belle 10
(Dont, sous le nom de madame Catelle, 10
Il est parlé dans le Décaméron) 10
15 Fut un long temps si dure et si rebelle, 10
Que Minutol n’en sut tirer raison. 10
Que fait-il donc ? Comme il voit que son zèle 10
Ne produit rien, il feint d’être guéri ; 10
Il ne va plus chez madame Catelle ; 10
20 Il se déclare amant d’une autre belle ; 10
Il fait semblant d’en être favori. 10
Catelle en rit ; pas grain de jalousie : 10
Sa concurrente étoit sa bonne amie. 10
Si bien qu’un jour qu’ils étoient en devis, 10
25 Minutolo, pour lors de la partie, 10
Comme en passant, mit dessus le (apis 10
Certains propos de certaines coquettes, 10
Certains maris, certaines amourettes, 10
Qu’il controuva, sans personne nommer : 10
30 Et fit si bien, que madame Catelle 10
De son époux commence à s’alarmer, 10
Entre en soupçon, prend le morceau pour elle. 10
Tant en fut dit, que la pauvre femelle, 10
Ne pouvant plus durer en tel tourment, 10
35 Voulut savoir de son défunt amant, 10
Qu’elle tira dedans une ruelle, 10
De quelles gens il entendoit parler, 10
Qui, quoi, comment, et ce qu’il vouloit dire. 10
« Vous avez eu, lui dit-il, trop d’empire 10
40 Sur mon esprit, pour vous dissimuler. 10
Votre mari voit madame Simonne : 10
Vous connoissez la galande que c’est ? 10
Je ne le dis pour offenser personne ; 10
Mais il y va tant de votre intérêt, 10
45 Que je n’ai pu me taire davantage. 10
Si je vivois dessous.votre servage, 10
Comme autrefois, je me garderois tien 10
De vous tenir un semblable langage, 10
Qui, de ma part, ne.seroit bon à rien. 10
50 De ses amants toujours on se méfie. 10
Vous penseriez que par supercherie 10
Je vous dirois du mal de votre époux ; 10
Mais, grâce à Dieu, je ne veux rien de vous. 10
Ce qui me meut n’est du tout que bon zèle. 10
55 Depuis un jour, j’ai certaine nouvelle 10
Que votre époux, chez Janot le baigneur, 10
Doit se trouver avec que sa donzelle. 10
Comme Janot n’est pas fort grand seigneur, 10
Pour cent ducats vous lui ferez tout dire ; 10
60 Pour cent ducats il fera tout aussi. 10
Vous pouvez donc tellement vous conduire, 10
Qu’au rendez-vous trouvant votre mari, 10
Il sera pris, sans s’en pouvoir dédire. 10
Voici comment. La dame a stipulé 10
65 Qu’en une chambre, où tout sera fermé, 10
L’on les mettra ; soit craignant qu’on n’ait vue 10
Sur le baigneur ; soit que, sentant son cas, 10
Simonne encor n’ait toute honte bue. 10
Prenez sa place, et ne marchandez pas : 10
70 Gagnez Janot ; donnez-lui cent ducats : 10
Il vous mettra dedans la chambre noire, 10
Non pour jeûner, comme vous pouvez croire ; 10
Trop bien ferez tout ce qu’il vous plaira. 10
Ne parlez point ; vous gâteriez l’histoire ; 10
75 Et vous verrez comme tout en ira. » 10
L’expédient plut très-fort à Catelle. 10
De grand dépit, Richard elle interrompt : 10
« Je vous entends, c’est assez, lui dit-elle, 10
Laissez-moi faire, et le drôle et sa belle 10
80 Verront beau jeu, si la corde ne rompt. 10
Pensent-ils donc que je sois quelque buse ? 10
Lors, pour sortir, elle prend une excuse, 10
Et tout d’un pas s’en va trouver Janot, 10
À qui Richard avoit donné le mot. 10
85 L’argent fait tout : si l’on en prend en France 10
Pour obliger en de semblables cas, 10
On peut juger, avec grande apparence, 10
Qu’en Italie on n’en refuse pas. 10
Pour tout carquois, d’une large escarcelle, 10
90 En ce pays, le Dieu d’amour se sert. 10
Janot en prend de Richard, de Catelle ; 10
Il en eût pris du grand diable d’enfer. 10
Pour abréger, la chose s’exécute 10
Comme Richard s’étoit imaginé. 10
95 Sa maîtresse eut d’abord quelque dispute 10
Arec Janot, qui fit le réservé ; 10
Mais, en voyant bel argent bien compté, 10
Il promet plus que l’on ne lui demande. 10
Le temps venu d’aller au rendez-vous, 10
100 Minutolo s’y rend, seul de sa bande ; 10
Entre en la chambre, et n’y trouve aucuns trous, 10
Par où le jour puisse nuire à sa flamme. 10
Guère n’attend : il tardoit à la dame 10
D’y rencontrer son perfide d’époux, 10
105 Bien préparée à lui chanter sa gamme. 10
Pas n’y manqua ; l’on peut s’en assurer. 10
Dans le lieu dit, Janot la fit entrer. 10
Là ne trouva ce qu’elle alloit chercher, 10
Point de mari, point de dame Simonne, 10
110 Mais, au lieu d’eux, Minutol en personne, 10
Qui, sans parler, se mit à l’embrasser. 10
Quant au surplus, je le laisse à penser : 10
Chacun s’en doute assez, sans qu’on le die. 10
De grand plaisir, notre amant s’extasie. 10
115 Que si le jeu plut beaucoup à Richard, 10
Catelle aussi, toute rancune à part, 10
Le laissa faire et ne voulut mot dire. 10
Il en profite, et se garde de rire ; 10
Mais, toutefois, ce n’est pas sans effort. 10
120 De figurer le plaisir qu’a le sire, 10
Il me faudrait un esprit bien plus fort : 10
Premièrement, il jouit de sa belle ; 10
En second lieu, il trompe une cruelle, 10
Et croit gagner les pardons en cela. 10
125 Mais, à la fin, Catelle s’emporta : 10
« C’est trop souffrir, traître ! ce lui dit-elle ; 10
Je ne suis pas celle que tu prétends. 10
Laisse-moi là, sinon à belles dents 10
Je te déchire et te saute à la vue. 10
130 C’est donc cela, que tu te tiens en mue, 10
« Fais le malade, et te plains tous les jours, 10
Te réservant sans doute à tes amours ? 10
Parle, méchant, dis-moi, suis-je pourvue 10
De moins d’appas, ai-je moins d’agrément, 10
135 Moins de beauté, que ta dame Simonne ? 10
Le rare oiseau ! ô la belle friponne ! 10
T’aimois-je moins ? Je te bais à présent ; 10
Et plût à Dieu que je t’eusse vu pendre ! » 10
Pendant cela, Richard, pour l’apaiser, 10
140 La caressoit, tâchoit de la baiser ; 10
Mais il ne put : elle s’en sut défendre, 10
« Laisse-moi là, se mit-elle à crier ; 10
Comme un enfant, penses-tu me traiter ? 10
N’approche point, je ne suis plus ta femme ; 10
145 Rends-moi mon bien : va-t’en trouver ta dame ! 10
Va, déloyal, va-t’en, je te le dis ! 10
Je suis bien sotte et bien de mon pays, 10
De te garder la foi du mariage ! 10
À quoi tient-il que, pour te rendre sage, 10
150 Tout sur-le-champ je n’envoieenvoye querir 10
Minutolo, qui m’a si fort chérie ? 10
Je le devrois, afin de te punir ; 10
Et, sur ma foi, j’en ai presque l’envie, » 10
À ce propos, le galant éclata. 10
155 « Tu ris ? dit-elle : ô dieux ! quelle insolence ! 10
Rougira-t-il ? Voyons sa contenance. » 10
Lors, de ses bras, la belle s’échappa, 10
D’une fenêtre à tâtons approcha, 10
L’ouvrit de force, et fut bien étonnée, 10
160 Quand elle vit Minutol son amant. 10
Elle tomba, plus d’à demi pâmée. 10
« Ah ! qui t’eût cru, dit-elle, si méchant ? 10
Que dira-t-on ? Me voilà diffamée ! 10
— Qui le saura ? dit Richard à l’instant : 10
165 Janot est sûr, j’en réponds sur ma vie. 10
Excusez donc si je vous ai trahie ; 10
Ne me sachez mauvais gré d’un tel tour : 10
Adresse, force, et ruse, et tromperie, 10
Tout est permis en matière d’amour. 10
170 J’étois réduit, avant ce stratagème, 10
À vous servir, sans plus, pour vos beaux yeux : 10
Ai-je failli de me payer moi-même ? 10
L’eussiez-vous fait ? Non, sans doute ; et les dieux 10
En ce rencontre ont tout fait pour le mieux. 10
175 Je suis content, vous n’êtes point coupable : 10
Est-ce de quoi paraître inconsolable ? 10
Pourquoi gémir ? J’en connois, Dieu merci, 10
Qui voudraient bien qu’on les trompât ainsi. » 10
Tout ce discours n’apaisa point Catelle ; 10
180 Elle se mit à pleurer tendrement. 10
En cet état, elle parut si belle, 10
Que Minutol, de nouveau s’enflammant, 10
Lui prit la main, « Laisse-moi ! lui dit-elle ; 10
Contente-toi ; veux-tu donc que j’appelle 10
185 Tous les voisins, tous les gens de Janot ? 10
— Ne faites point, dit-il, cette folie ; 10
Votre plus court est de ne dire mot : 10
Pour de l’argent, et non par tromperie 10
(Comme le monde est à présent bâti), 10
190 L’on vous croiroit venue en ce lieu-ci. 10
Que si d’ailleurs cette supercherie 10
Alloit jamais jusqu’à votre mari, 10
Quel déplaisir ! Songez-y, je vous prie : 10
En des combats n’engagez point sa vie ; 10
195 Je suis du moins aussi mauvais que lui. » 10
À ces raisons enfin Catelle cède, 10
« La chose étant, poursuit-il, sans remède, 10
Le mieux sera que vous vous consoliez. 10
N’y pensez plus. Si pourtant vous vouliez… 10
200 Mais bannissons bien loin toute espérance : 10
Jamais mon zèle et ma persévérance 10
N’ont eu de vous que mauvais traitement… 10
Si vous vouliez, vous feriez aisément 10
Que le plaisir de cette jouissance 10
205 Ne seroit pas, comme il est, imparfait : 10
Que reste-t-il ? Le plus fort en est fait, 10
« Tant bien sut dire et prêcher, que la dame 10
Séchant ses yeux, rassérénant son âme, 10
Plus doux que miel à la fin l’écouta. 10
210 D’une faveur en une autre il passa, 10
Eut un souris, puis après autre chose, 10
Puis un baiser, puis autre chose encor ; 10
Tant que la belle, après un peu d’effort, 10
Vient à son point, et le drôle en dispose. 10
215 Heureux cent fois plus qu’il n’avoit été : 10
Car quand l’amour, d’un et d’autre côté, 10
Veut s’entremettre, et prend part à l’affaire, 10
Tout va bien mieux, comme m’ont assuré 10
Ceux que l’on tient savants en ce mystère. 10
220 Ainsi Richard jouit de ses amours, 10
Vécut content et fit force bons tours, 10
Dont celui-ci peut passer à la montre. 10
Pas ne voudrois en faire un plus rusé : 10
Que plût à Dieu qu’en certaine rencontre 10
225 D’un pareil cas je me fusse avisé ! 10
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