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LFT_2/LFT253
Jean de LA FONTAINE
CONTES ET NOUVELLES
1668-1694
LIVRE PREMIER — 1665
I
JOCONDE
NOUVELLE TIRÉE DE L’ARIOSTE
Jadis régnoit en Lombardie, 8
Un prince aussi beau que le jour, 8
Et tel, que des beautés qui régnoient à sa cour 12
La moitié lui portoit envie, 8
5 L’autre moitié brûloit pour lui d’amour. 10
Un jour, en se mirant : « Je fais, dit-il, gageure 12
Qu’il n’est mortel dans la nature 8
Qui me soit égal en appas, 8
Et gage, si l’on veut, la meilleure province 12
10 De mes États ; 4
Et, s’il s’en rencontre un, je promets, foi de prince, 12
De le traiter si bien, qu’il ne s’en plaindra pas. » 12
À ce propos, s’avance un certain gentilhomme 12
D’auprès de Rome. 4
15 « Sire, dit-il, si Votre Majesté 10
Est curieuse de beauté, 8
Qu’elle fasse venir mon frère : 8
Aux plus charmants il n’en doit guère ; 8
Je m’y connois un peu, soit dit sans vanité. 12
20 Toutefois, en cela pouvant m’être flatté, 12
Que je n’en sois pas cru, mais les cœurs de l’os dames ! 12
Du soin de guérir leurs flammes 7
Il vous soulagera, si vous le trouvez bon : 12
Car, de pourvoir vous seul au tourment de chacune, 12
25 Outre que tant d’amour vous seroit importune, 12
Vous n’auriez jamais fait ; il vous faut un second, » 12
Là-dessus, Astolphe répond 8
(C’est ainsi qu’on nommoit ce roi de Lombardie) ; 12
« Votre discours me donne une terrible envie 12
30 De connoître ce frère : amenez-le-nous donc. 12
Voyons si nos beautés en seront amoureuses, 12
Si ses appas le mettront en crédit ; 10
Nous en croirons les connoisseuses, 8
Comme très-bien vous avez dit. » 8
35 Le gentilhomme part, et va querir Joconde 12
(C’est le nom que ce frère avoit) : 8
À la campagne il vivoit, 7
Loin du commerce et du monde : 7
Marié depuis peu ; content, je n’en sais rien. 12
40 Sa femme avoit de la jeunesse, 8
De la beauté, de la délicatesse ; 10
Il ne tenoit qu’à lui qu’il ne s’en trouvât bien. 12
Son frère arrive, et lui fait l’ambassade ; 10
Enfin il le persuade. 7
45 Joconde, d’une part, regardoit l’amitié 12
D’un roi puissant, et d’ailleurs fort aimable ; 10
Et, d’autre part aussi, sa charmante moitié 12
Triomphoit d’être inconsolable, 8
Et de lui faire des adieux 8
50 À tirer les larmes des yeux. 8
Quoi ! tu me quittes ! disoit-elle ; 8
As-tu bien l’âme assez cruelle 8
Pour préférer à ma constante amour 10
Les faveurs de la cour ? 6
55 Tu sais qu’à peine elles durent un jour ; 10
Qu’on les conserve avec inquiétude, 10
Pour les perdre avec désespoir. 8
Si tu te lasses de me voir, 8
Songe au moins qu’en la solitude 8
60 Le repos règne jour et nuit ; 8
Que les ruisseaux n’y font du bruit, 8
Qu’afin de t’inviter à fermer la paupière. 12
Crois-moi, ne quitte point les hôtes de tes bois, 12
Ces fertiles vallons, ces ombrages si cois, 12
65 Enfin, moi, qui devrais me nommer la première : 12
Mais ce n’est plus le temps ; tu ris de mon amour : 12
Va, cruel, va montrer ta beauté singulière ; 12
Je mourrai, je l’espère, avant la fin du jour ! » 12
L’histoire ne dit point, ni de quelle manière 12
70 Joconde put partir, ni ce qu’il répondit, 12
Ni ce qu’il fit, ni ce qu’il dit ; 8
Je m’en tais donc aussi, de crainte de pis faire. 12
Disons que la douleur l’empêcha de parler ; 12
C’est un fort bon moyen de se tirer d’affaire. 12
75 Sa femme, le voyant tout près de s’en aller, 12
L’accable de baisers, et, pour comble, lui donne 12
Un bracelet de façon fort mignonne, 10
En lui disant :Ne le perds pas, 8
Et qu’il soit toujours à ton bras, 8
80 Pour te ressouvenir de mon amour extrême ; 12
Il est de mes cheveux, je l’ai tissu moi-même : 12
Et voilà, de plus, mon portrait 8
Que j’attache à ce bracelet. » 8
Vous autres bonnes gens, eussiez cru que la dame 12
85 Une heure après eût rendu l’âme ? 8
Moi, qui sais ce que c’est que l’esprit d’une femme, 12
Je m’en serois à bon droit défié. 10
Joconde partit donc ; mais, ayant oublié 12
Le bracelet et la peinture, 8
90 Par je ne sais quelle aventure, 8
Le matin même il s’en souvient : 8
Au grand galop sur ses pas il revient, 10
Ne sachant quelle excuse il feroit à sa femme. 12
Sans rencontrer personne, et sans être entendu, 12
95 Il monte dans sa chambre, et voit près de la dame 12
Un lourdaud de valet, sur son sein étendu. 12
Tous deux dormoient. Dans cet abord, Joconde 10
Voulut les envoyer dormir en l’autre monde ; 12
Mais cependant il n’en fit rien ; 8
100 Et mon avis est qu’il fit bien. 8
Le moins de bruit que l’on peut faire 8
En telle affaire, 4
Est le plus sûr de la moitié. 8
Soit par prudence ou par pitié, 8
105 Le Romain ne tua personne. 8
D’éveiller ces amants, il ne le falloit pas ; 12
Car son honneur l’obligeoit en ce cas 10
De leur donner le trépas. 7
« Vis, méchante, dit-il tout bas ; 8
110 À ton remords je t’abandonne ! » 8
Joconde, là-dessus, se remet en chemin, 12
Rêvant à son malheur tout le long du voyage. 12
Bien souvent il s’écrie, au fort de son chagrin : 12
« Encor, si c’était un blondin, 8
115 Je me consolerois d’un si sensible outrage ; 12
Mais un gros lourdaud de valet ! 8
C’est à quoi j’ai plus de regret : 8
Plus j’y pense, et plus j’en enrage. 8
Ou l’Amour est aveugle, ou bien il n’est pas sage 12
120 D’avoir assemblé ces amants. 8
Ce sont, hélas ! ses divertissements ; 10
Et possible est-ce par gageure, 8
Qu’il a causé cette aventure. » 8
Le souvenir fâcheux d’un si perfide tour 12
125 Altéroit fort la beauté de Joconde. 10
Ce n’étoit plus ce miracle d’amour 10
Qui devoit charmer tout le monde. 8
Les dames, le voyant arriver à la cour, 12
Dirent d’abord : « Est-ce là ce Narcisse 10
130 Qui prétendoit tous nos cœurs enchaîner ? 10
Quoi ! le pauvre homme a la jaunisse ! 8
Ce n’est pas pour nous la donner. 8
À quel propos nous amener 8
Un galant qui vient de jeûner 8
135 La quarantaine ? 4
On se fût bien passé de prendre tant de peine. » 12
Astolphe étoit ravi ; le frère étoit confus, 12
Et ne savoit que penser là-dessus ; 10
Car Joconde cachoit avec un soin extrême 12
140 La cause de son ennui. 7
On remarquoit pourtant en lui, 8
Malgré ses yeux cavés et son visage blême, 12
De fort beaux traits, mais qui ne plaisoient point, 10
Faute d’éclat et d’embonpoint. 8
145 Amour en eut pitié : d’ailleurs, cette tristesse 12
Faisoit perdre à ce dieu trop d’encens et de vœux ; 12
L’un des plus grands suppôts de l’empire amoureux 12
Consumoit en regrets la fleur de sa jeunesse. 12
Le Romain se vit donc à la fin soulagé 12
150 Par le même pouvoir qui l’avoit affligé. 12
Car, un jour, étant seul en une galerie, 12
Lieu solitaire et tenu fort secret, 10
Il entendit, en certain cabinet, 10
Dont la cloison n’était que de menuiserie, 12
155 Le propre discours que voici : 8
« Mon cher Curtade, mon souci, 8
J’ai beau t’aimer, tu n’es pour moi que glace ! 10
Je ne vois pourtant, Dieu merci, 8
Pas une beauté qui m’efface : 8
160 Cent conquérants voudraient avoir ta place. 10
Et tu sembles la mépriser, 8
Aimant beaucoup mieux t’amuser 8
À jouer avec quelque page 8
Au lansquenet, 4
165 Que me venir trouver seule en ce cabinet. 12
Dorimène tantôt t’en a fait le message ; 12
Tu t’es mis contre elle à jurer, 8
À la maudire, à murmurer, 8
Et n’as quitté le jeu que ta main étant faite, 12
170 Sans te mettre en souci de ce que je souhaite ! » 12
Qui fut bien étonné ? Ce fut notre Romain. 12
Je donnerais jusqu’à demain 8
Pour deviner qui tenoit ce langage, 10
Et quel étoit le personnage 8
175 Qui gardoit tant son quant à moi. 8
Ce bel Adon étoit le nain du roi, 10
Et son amante étoit la reine. 8
Le Romain, sans beaucoup de peine, 8
Les vit, en approchant les yeux 8
180 Des fentes que le bois laissoit en divers lieux. 12
Ces amants se fioient au soin de Dorimène ; 12
Seule elle avoit toujours la clef de ce lieu-là : 12
Mais la laissant tomber, Joconde la trouva, 12
Puis s’en servit, puis en tira 8
185 Consolation non petite ; 8
Car voici comme il raisonna : 8
« Je ne suis pas le seul ; et, puisque même on quitte 12
Un prince si charmant pour un nain contrefait, 12
Il ne faut pas que je m’irrite 8
190 D’être quitté pour un valet, » 8
Ce penser le console ; il reprend tous ses charmes ; 12
Il devient plus beau que jamais : 8
Telle pour lui verse des larmes, 8
Qui se moquoit de ses attraits. 8
195 C’est à qui l’aimera ; la plus prude s’en pique : 12
Astolphe y perd mainte pratique. 8
Cela n’en fut que mieux ; il en avoit assez. 12
Retournons aux amants que nous avons laissés. 12
Après avoir tout vu, le Romain se retire, 12
200 Bien empêché de ce secret. 8
Il ne faut à la cour ni trop voir ni trop dire ; 12
Et peu se sont vantés du don qu’on leur a fait 12
Pour une semblable nouvelle. 8
Mais quoi ! Joconde aimoit avec que trop de zèle 12
205 Un prince libéral, qui le favorisoit, 12
Pour ne pas l’avertir du tort qu’on lui faisoit. 12
Or, comme avec les rois il faut plus de mystère, 12
Qu’avec que d’autres gens sans doute il n’en faudroit, 12
Et que de but en blanc leur parler d’une affaire 12
210 Dont le discours leur doit déplaire, 8
Ce seroit être maladroit ; 8
Pour adoucir la chose, il fallut que Joconde, 12
Depuis l’origine du monde, 8
Fît un dénombrement des rois et des Césars, 12
215 Qui, sujets comme nous à ces communs hasards, 12
Malgré les soins dont leur grandeur se pique, 10
Avoient vu leurs femmes tomber 8
En telle ou semblable pratique, 8
Et l’avoient vu, sans succomber 8
220 À la douleur, sans se mettre en colère, 10
Et sans en faire pire chère. 8
Moi qui vous parle, sire, ajouta le Romain, 12
Le jour que pour vous voir je me mis en chemin, 12
Je fus forcé par mon destin 8
225 De reconnoître Cocuage 8
Pour un des dieux du mariage, 8
Et, comme tel, de lui sacrifier, » 10
Là-dessus, il conta, sans en rien oublier, 12
Toute sa déconvenue ; 7
230 Puis vint à celle du roi. 7
« Je vous tiens, dit Astolphe, homme digne de foi ; 12
Mais la chose, pour être crue, 8
Mérite bien d’être vue : 7
Menez-moi donc sur les lieux ? » 7
235 Cela fut fait ; et, de ses propres yeux, 10
Astolphe vit des merveilles, 7
Comme il en entendit de ses propres oreilles. 12
L’énormité du fait le rendit si confus, 12
Que d’abord tous ses sens demeurèrent perclus : 12
240 Il fut comme accablé de ce cruel outrage ; 12
Mais bientôt il le prit en homme de courage, 12
En galant homme, et, pour le faire court, 10
En véritable homme de cour. 8
« Nos femmes, ce dit-il, nous en ont donné d’une ; 12
245 Nous voici lâchement trahis : 8
Vengeons-nous-en, et courons le pays ; 10
Cherchons partout notre fortune. 8
Pour réussir dans ce dessein, 8
Nous changerons nos noms ; je laisserai mon train ; 12
250 Je me dirai votre cousin, 8
Et vous ne me rendrez aucune déférence : 12
Nous en ferons l’amour avec plus d’assurance, 12
Plus de plaisir, plus de commodité, 10
Que si j’étois suivi suivant ma qualité, » 12
255 Joconde approuva fort le dessein du voyage. 12
Il nous faut, dans notre équipage, 8
Continua le prince, avoir un livre blanc, 12
Pour mettre les noms de celles 7
Qui ne seront pas rebelles, 7
260 Chacune selon son rang. 7
Je consens de perdre la vie, 8
Si, devant que sortir des confins d’Italie, 12
Tout notre livre ne s’emplit, 8
Et si la plus sévère à nos vœux ne se range. 12
265 Nous sommes beaux, nous avons de l’esprit, 10
Avec cela, bonnes lettres de change : 10
Il faudrait être bien étrange 8
Pour résister à tant d’appas, 8
Et ne pas tomber dans les lacs 8
270 De gens qui sèmeront l’argent et la fleurette, 12
Et dont la personne est bien faite, » 8
Leur bagage étant prêt et le livre surtout, 12
Nos galants se mettent en voie. 8
Je ne viendrois jamais à bout 8
275 De nombrer les faveurs que l’Amour leur envoie 12
Nouveaux objets, nouvelle proie ; 8
Heureuses les beautés qui s’offrent à leurs yeux ! 12
Et plus heureuse encor celle qui peut leur plaire ! 12
Il n’est, en la plupart des lieux, 8
280 Femme d’échevin, ni de maire, 8
De podestat, de gouverneur, 8
Qui ne tienne à fort grand honneur 8
D’avoir en leur registre place. 8
Les cœurs que l’on croyoit de glace 8
285 Se fondent tous à leur abord. 8
J’entends déjà maint esprit fort 8
M’objecter que la vraisemblance 8
N’est pas en ceci tout à fait. 8
Car, dira-t-on, quelque parfait 8
290 Que puisse être un galant dedans cette science, 12
Encor faut-il du temps pour mettre un cœur à bien ! 12
S’il en faut, je n’en sais rien ; 7
Ce n’est pas mon métier de cajoler personne : 12
Je le rends comme on me le donne ; 8
295 Et l’Arioste ne ment pas. 7
Si l’on vouloit à chaque pas 8
Arrêter un conteur d’histoire, 8
Il n’auroit jamais fait : suffit qu’en pareil cas, 12
Je promets à ces gens quelque jour de les croire. 12
300 Quand nos aventuriers eurent goûté de tout 12
(De tout un peu, c’est comme il faut l’entendre) : 10
Nous mettrons, dit Astolphe, autant de cœurs à bout 12
Que nous voudrons en entreprendre ; 8
Mais je tiens qu’il vaut mieux attendre. 8
305 Arrêtons-nous pour un temps quelque part, 10
Et cela plus tôt que plus tard ; 8
Car, en amour, comme à la table, 8
Si l’on en croit la Faculté, 8
Diversité de mets peut nuire à la santé. 12
310 Le trop d’affaires nous accable. 8
Ayons quelque objet en commun ; 8
Pour tous les deux, c’est assez d’un. 8
— J’y consens, dit Joconde, et je sais une dame 12
Près de qui nous aurons toute commodité. 12
315 Elle a beaucoup d’esprit, elle est belle, elle est femme 12
D’un des premiers de la cité. 8
— Rien moins, reprit le roi ; laissons la qualité : 12
Sous les cotillons des grisettes 8
Peut loger autant de beauté 8
320 Que sous les jupes des coquettes. 8
D’ailleurs, il n’y faut point faire tant de façon. 12
Être en continuel soupçon, 8
Dépendre d’une humeur fière, brusque ou volage, 12
Chez les dames de haut parage 8
325 Ces choses sont à craindre, et bien d’autres encor : 12
Une grisette est un trésor ; 8
Car, sans se donner de la peine, 8
Et sans qu’aux bals on la promène, 8
On en vient aisément à bout ; 8
330 On lui dit ce qu’on veut, bien souvent rien du tout. 12
Le point est d’en trouver une qui soit fidèle. 12
Choisissons-la toute nouvelle, 8
Qui ne connoisse encor ni le mal ni le bien ? 12
— Prenons, dit le Romain, la fille de notre hôte, 12
335 Je la tiens pucelle sans faute, 8
Et si pucelle, qu’il n’est rien 8
De plus puceau que celle belle : 8
Sa poupée en, sait autant qu’elle. 8
— J’y songeois, dit le roi ; parlons-lui dès ce soir. 12
340 Il ne s’agit que de savoir 8
Qui de nous doit donner à cette jouvencelle, 12
Si son cœur se rend à nos vœux, 8
La première leçon du plaisir amoureux. 12
Je sais que cet honneur est pure fantaisie ; 12
345 Toutefois, étant roi, l’on me le doit céder : 12
Du reste, il est aisé de s’en accommoder. 12
— Si c’étoit, dit Joconde, une cérémonie, 12
Vous auriez droit de prétendre le pas ; 10
Mais il s’agit d’un autre cas : 8
350 Tirons au sort, c’est la justice ; 8
Deux pailles en feront l’office, » 8
De la chape à l’évêque, hélas ! ils se battoient, 12
Les bonnes gens qu’ils étoient ! 7
Quoi qu’il en soit, Joconde eut l’avantage 10
355 Du prétendu pucelage. 7
La belle étant venue en leur chambre le soir 12
Pour quelque petite affaire, 7
Nos deux aventuriers près d’eux la firent seoir, 12
Louèrent sa beauté, tâchèrent de lui plaire, 12
360 Firent briller une bague à ses yeux. 10
À cet objet si précieux 8
Son cœur fît peu de résistance : 8
Le marché se conclut ; et, dès la même nuit, 12
Toute l’hôtellerie étant dans le silence, 12
365 Elle les vient trouver sans bruit. 8
Au milieu d’eux ils lui font prendre place, 10
Tant qu’enfin la chose se passe 8
Au grand plaisir des trois et surtout du Romain, 12
Qui crut avoir rompu la glace. 8
370 Je lui pardonne, et c’est en vain 8
Que de ce point on s’embarrasse. 8
Car il n’est si sotte, après tout, 8
Qui ne puisse venir à bout 8
De tromper à ce jeu le plus sage du monde : 12
375 Salomon, qui grand clerc étoit, 8
Le reconnoît en quelque endroit, 8
Dont il ne souvint pas au bonhomme Joconde, 12
Il se tint content pour le coup, 8
Crut qu’Astolphe y perdoit beaucoup. 8
380 Tout alla bien, et maître pucelage 10
Joua des mieux son personnage. 8
Un jeune gars pourtant en avoit essayé. 12
Le temps, à cela près, fut fort bien employé, 12
Et si bien, que la fille en demeura contente. 12
385 Le lendemain elle le fut encor, 10
Et même encor la nuit suivante. 8
Le jeune gars s’étonna fort 8
Du refroidissement qu’il remarquoit en elle : 12
Il se douta du fait, la guetta, la surprit, 12
390 Et lui fit fort grosse querelle. 8
Afin de l’apaiser, la belle lui promit, 12
Foi de fille de bien, que, sans aucune faute, 12
Leurs hôtes délogés, elle lui donneroit 12
Autant de rendez-vous qu’il en demanderoit : 12
395 « Je n’ai souci, dit-il, ni d’hôtesse ni d’hôte ; 12
Je veux cette nuit même, ou bien je dirai tout. 12
— Comment en viendrons-nous à bout ? 8
Dit la fille fort affligée : 8
De les aller trouver, je me suis engagée ; 12
400 Si j’y manque, adieu l’anneau 7
Que j’ai gagné bien et beau ! 7
— Faisons que l’anneau vous demeure, 8
Reprit le garçon tout à l’heure. 8
Dites-moi seulement, dorment-ils fort tous deux ? 12
405 — Oui, reprit-elle, mais, entre eux, 8
Il faut que toute nuit je demeure couchée ; 12
Et, tandis que je suis avec l’un empêchée, 12
L’autre attend sans mot dire, et s’endort bien souvent, 12
Tant que le siège soit vacant ; 8
410 C’est là leur mot. Le gars dit à l’instant : 10
« Je vous irai trouver pendant leur premier somme. » 12
Elle reprit : « Ah ! gardez-vous-en bien ! 10
Vous seriez un mauvais homme. 7
— Non, non, dit-il, ne craignez rien, 8
415 Et laissez ouverte la porte. » 8
La porte ouverte elle laissa : 8
Le galant vint, et s’approcha 8
Des pieds du lit, puis fit en sorte 8
Qu’entre les draps il se glissa, 8
420 Et Dieu sait comme il se plaça, 8
Et comme enfin tout se passa. 8
Et de ceci ni de cela 8
Ne se douta le moins du monde 8
Ni le roi lombard, ni Joconde. 8
425 Chacun d’eux pourtant s’éveilla, 8
Bien étonné de telle aubade. 8
Le roi lombard dit à part soi : 8
« Qu’a donc mangé mon camarade ? 8
Il en prend trop ; et, sur ma foi, 8
430 C’est bien fait, s’il devient malade, » 8
Autant en dit, de sa part, le Romain. 10
Et le garçon, ayant repris haleine, 10
S’en donna pour le jour, et pour le lendemain, 12
Enfin pour toute la semaine : 8
435 Puis, les voyant tous deux rendormis à la fin, 12
Il s’en alla, de grand matin, 8
Toujours par le même chemin, 8
Et fut suivi de la donzelle, 8
Qui craignoit fatigue nouvelle. 8
440 Eux éveillés, le roi dit au Romain : 10
« Frère, dormez jusqu’à demain ; 8
Vous en devez avoir envie, 8
Et n’avez à présent besoin que de repos. 12
— Comment ? dit le Romain ; mais, vous-même, à propos, 12
445 Vous avez fait tantôt une terrible vie ? 12
— Moi ! dit le roi ; j’ai toujours attendu ; 10
Et puis, voyant que c’étoit temps perdu, 10
Que sans pitié ni conscience 8
Vous vouliez jusqu’au bout tourmenter ce tendron, 12
450 Sans en avoir d’autre raison 8
Que d’éprouver ma patience, 8
Je me suis, malgré moi, jusqu’au jour, rendormi. 12
Que s’il vous eût plu, notre ami, 8
J’aurois couru volontiers quelque poste ; 10
455 C’eût été tout : n’ayant pas la riposte 10
Ainsi que vous, qu’y feroit-on ? 8
— Pour Dieu ! reprit son compagnon, 8
Cessez de vous railler, et changeons de matière. 12
Je suis votre vassal ; vous l’avez bien fait voir, 12
460 C’est assez que tantôt il vous ait plu d’avoir 12
La fillette tout entière : 7
Disposez-en ainsi qu’il vous plaira, 10
Nous verrons si ce feu toujours vous durera ! 12
— Il pourra, dit le roi, durer toute ma vie, 12
465 Si j’ai beaucoup de nuits telles que celle-ci. 12
— Sire, dit le Romain, trêve de raillerie ; 12
Donnez-moi mon congé, puisqu’il vous plaît ainsi, » 12
Astolphe se piqua de cette repartie ; 12
Et leurs propos s’alloient de plus en plus aigrir, 12
470 Si le roi n’eût fait venir 7
Tout incontinent la belle. 7
Ils lui dirent : « Jugez-nous ! 7
En lui contant leur querelle. 7
Elle rougit et se mit à genoux ; 10
475 Leur confessa tout le mystère. 8
Loin de lui faire pire chère, 8
Ils en rirent tous deux : l’anneau lui fut donné, 12
Et maint bel écu couronné, 8
Dont peu de temps après on la vit mariée, 12
480 Et pour pucelle employée. 7
Ce fut par là que nos aventuriers 10
Mirent fin à leurs aventures, 8
Se voyant chargés de lauriers 8
Qui les rendront fameux chez les races futures ; 12
485 Lauriers d’autant plus beaux, qu’il ne leur en coûta 12
Qu’un peu d’adresse et quelques feintes larmes, 10
Et que, loin des dangers et du bruit des alarmes, 12
L’un et l’autre les remporta, 8
Tout fiers d’avoir conquis les cœurs de tant de belles, 12
490 Et leur livre étant plus que plein, 8
Le roi lombard dit au Romain : 8
« Retournons au logis par le plus court chemin. 12
Si nos femmes sont infidèles, 8
Consolons-nous : bien d’autres le sont, qu’elles ; 10
495 La constellation changera quelque jour ; 12
Un temps viendra que le flambeau d’Amour 10
Ne brûlera les cœurs que de pudiques flammes : 12
À présent on diroit que quelque astre malin 12
Prend plaisir aux bons tours des maris et des femmes ; 12
500 D’ailleurs, tout l’univers est plein 8
De maudits enchanteurs, qui des corps et des âmes 12
Font tout ce qu’il leur plaît : savons-nous si ces gens, 12
Comme ils sont traîtres et méchants, 8
Et toujours ennemis, soit de l’un, soit de l’autre, 12
505 N’ont point ensorcelé mon épouse et la vôtre ; 12
Et si, par quelque étrange cas, 8
Nous n’avons point cru voir chose qui n’étoit pas ? 12
Ainsi que bons bourgeois achevons notre vie, 12
Chacun près de sa femme, et demeurons-en là. 12
510 Peut-être que l’absence, ou bien la jalousie, 12
Nous ont rendu leurs cœurs que l’hymen nous ôta. » 12
Astolphe rencontra dans cette prophétie. 12
Nos deux aventuriers, au logis retournés, 12
Furent très-bien reçus, pourtant un peu grondés, 12
515 Mais seulement par bienséance. 8
L’un et l’autre se vit de baisers régalé ; 12
On se récompensa des pertes de l’absence. 12
Il fut dansé, sauté, ballé, 8
Et du nain nullement parlé, 8
520 Ni du valet, comme je pense. 8
Chaque époux, s’attachant auprès de sa moitié, 12
Vécut en grand soulas, en paix, en amitié, 12
Le plus heureux, le plus content du monde. 10
La reine à son devoir ne manqua d’un seul point ; 12
525 Autant en fit la femme de Joconde ; 10
Autant en font d’autres qu’on ne sait point. 10
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