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Jean de LA FONTAINE
FABLES
1678-1694
FABLES CHOISIES MISES EN VERS
Éditions Thierry et Barbin (1678-1679) et Barbin (1694)
LIVRE II
XX
TESTAMENT EXPLIQUÉ PAR ÉSOPE
Si ce qu'on dit d'Ésope est vrai, 8
C'étoit l'oracle de la Grèce 8
Lui seul avoit plus de sagesse 8
Que tout l'aréopage. En voici pour essai 12
5 Une histoire des plus gentilles, 8
Et qui pourra plaire au lecteur. 8
Un certain homme avoit trois filles, 8
Toutes trois de contraire humeur : 8
Une buveuse, une coquette, 8
10 La troisième, avare parfaite. 8
Cet homme par son testament, 8
Selon les lois municipales, 8
Leur laissa tout son bien par portions égales, 12
En donnant à leur mère tant, 8
15 Payable quand chacune d'elles 8
Ne posséderoit plus sa contingente part. 12
Le père mort, les trois femelles 8
Courent au testament, sans attendre plus tard. 12
On le lit, on tâche d'entendre 8
20 La volonté du testateur ; 8
Mais en vain : car comment comprendre 8
Qu'aussitôt que chacune sœur 8
Ne possédera plus sa part héréditaire, 12
Il lui faudra payer sa mère ? 8
25 Ce n'est pas un fort bon moyen 8
Pour payer que d'être sans bien. 8
Que vouloit donc dire le père ? 8
L'affaire est consultée ; et tous les avocats, 12
Après avoir tourné le cas 8
30 En cent et cent mille manières, 8
Y jettent leur bonnet, se confessent vaincus, 12
Et conseillent aux héritières 8
De partager le bien sans songer au surplus. 12
Quant à la somme de la veuve, 8
35 Voici, leur dirent-ils, ce que le conseil treuve : 12
Il faut que chaque sœur se charge par traité 12
Du tiers payable à volonté ; 8
Si mieux n'aime la mère en créer une rente, 12
Dès le décès du mort courante. 8
40 La chose ainsi réglée, on composa trois lots : 12
En l'un, les maisons de bouteille, 8
Les buffets dressés sous la treille, 8
La vaisselle d'argent, les cuvettes, les brocs, 12
Les magasins de malvoisie, 8
45 Les esclaves de bouche, et pour dire en deux mots, 12
L'attirail de la goinfrerie ; 8
Dans un autre, celui de la coquetterie, 12
La maison de la ville et les meubles exquis, 12
Les eunuques et les coiffeuses, 8
50 Et les brodeuses, 4
Les joyaux, les robes de prix ; 8
Dans le troisième lot, les fermes, le ménage, 12
Les troupeaux et le pâturage, 8
Valets et bêtes de labeur. 8
55 Ces lots faits, on jugea que le sort pourroit faire 12
Que peut-être pas une sœur 8
N'auroit ce qui lui pourroit plaire. 8
Ainsi chacune prit son inclination, 12
Le tout à l'estimation. 8
60 Ce fut dans la ville d'Athènes 8
Que cette rencontre arriva. 8
Petits et grands, tout approuva 8
Le partage et le choix ; Ésope seul trouva 12
Qu'après bien du temps et des peines 8
65 Les gens avoient pris justement 8
Le contre-pied du testament. 8
Si le défunt vivoit, disoit-il, que l'Attique 12
Auroit de reproches de lui ! 8
Comment ! ce peuple qui se pique 8
70 D'être le plus subtil des peuples d'aujourd'hui, 12
A si mal entendu la volonté suprême 12
D'un testateur ! Ayant ainsi parlé, 10
Il fait le partage lui-même, 8
Et donne à chaque sœur un lot contre son gré ; 12
75 Rien qui pût être convenable, 8
Partant rien aux sœurs d'agréable. 8
À la coquette, l'attirail 8
Qui suit les personnes buveuses, 8
La biberonne eut le bétail ; 8
80 La ménagère eut les coiffeuses. 8
Tel fut l'avis du Phrygien, 8
Alléguant qu'il n'étoit moyen 8
Plus sûr pour obliger ces filles 8
À se défaire de leur bien ; 8
85 Qu'elles se marîroient dans les bonnes familles 12
Quand on leur verroit de l'argent ; 8
Paîroient leur mère tout comptant ; 8
Ne posséderoient plus les effets de leur père, 12
Ce que disoit le testament. 8
90 Le peuple s'étonna comme il se pouvoit faire 12
Qu'un homme seul eût plus de sens 8
Qu'une multitude de gens. 8
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