MÉTRIQUE EN LIGNE

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Jean de LA FONTAINE

FABLES

1678-1694

FABLES CHOISIES MISES EN VERS

Éditions Thierry et Barbin (1678-1679) et Barbin (1694)

LIVRE XII

XII

LE MILAN, LE ROI ET LE CHASSEUR

À S. A. S. MONSEIGNEUR LE PRINCE DE CONTI

	Comme les dieux sont bons, ils veulent que les rois	12
	Le soient aussi : c'est l'indulgence	8
	Qui fait le plus beau de leurs droits,	8
	Non les douceurs de la vengeance :	8
5	Prince, c'est votre avis. On sait que le courroux	12
	S'éteint en votre cœur sitôt qu'on l'y voit naître.	12
	Achille, qui du sien ne put se rendre maître,	12
	Fut par là moins héros que vous.	8
	Ce titre n'appartient qu'à ceux d'entre les hommes	12
10	Qui, comme en l'âge d'or, font cent biens ici-bas.	12
	Peu de grands sont nés tels en cet âge où nous sommes :	12
	L'univers leur sait gré du mal qu'ils ne font pas.	12
	Loin que vous suiviez ces exemples,	8
	Mille actes généreux vous promettent des temples.	12
15	Apollon, citoyen de ces augustes lieux,	12
	Prétend y célébrer votre nom sur sa lyre.	12
	Je sais qu'on vous attend dans le palais des dieux :	12
	Un siècle de séjour doit ici vous suffire.	12
	Hymen veut séjourner tout un siècle chez vous.	12
20	Puissent ses plaisirs les plus doux	8
	Vous composer des destinées	8
	Par ce temps à peine bornées !	8
	Et la princesse et vous n'en méritez pas moins.	12
	J'en prends ses charmes pour témoins ;	8
25	Pour témoins j'en prends les merveilles	8
	Par qui le Ciel, pour vous prodigue en ses présents,	12
	Des qualités qui n'ont qu'en vous seul leurs pareilles	12
	Voulut orner vos jeunes ans.	8
	Bourbon de son esprit ses grâces assaisonne :	12
30	Le Ciel joignit en sa personne	8
	Ce qui sait se faire estimer	8
	A ce qui sait se faire aimer :	8
	Il ne m'appartient pas d'étaler votre joie ;	12
	Je me tais donc, et vais rimer	8
35	Ce que fit un oiseau de proie.	8

	Un milan, de son nid antique possesseur,	12
	Étant pris vif par un chasseur,	8
	D'en faire au prince un don cet homme se propose.	12
	La rareté du fait donnoit prix à la chose.	12
40	L'oiseau, par le chasseur humblement présenté,	12
	Si ce conte n'est apocryphe,	8
	Va tout droit imprimer sa griffe	8
	Sur le nez de sa majesté.‒	8
	Quoi ! sur le nez du roi ? ‒ Du roi même en personne. ‒	12
45	Il n'avoit donc alors ni sceptre ni couronne ? ‒	12
	Quand il en auroit eu, ç'auroit été tout un :	12
	Le nez royal fut pris comme un nez du commun.	12
	Dire des courtisans les clameurs et la peine	12
	Seroit se consumer en efforts impuissants.	12
50	Le roi n'éclata point : les cris sont indécents	12
	À la majesté souveraine.	8
	L'oiseau garda son poste : on ne put seulement	12
	Hâter son départ d'un moment.	8
	Son maître le rappelle, et crie, et se tourmente,	12
55	Lui présente le leurre et le poing, mais en vain.	12
	On crut que jusqu'au lendemain	8
	Le maudit animal à la serre insolente	12
	Nicheroit là malgré le bruit,	8
	Et sur le nez sacré voudroit passer la nuit.	12
60	Tâcher de l'en tirer irritoit son caprice.	12
	Il quitte enfin le roi, qui dit : Laissez aller	12
	Ce milan, et celui qui m'a cru régaler.	12
	Ils se sont acquittés tous deux de leur office,	12
	L'un en milan, et l'autre en citoyen des bois :	12
65	Pour moi, qui sais comment doivent agir les rois,	12
	Je les affranchis du supplice.	8
	Et la cour d'admirer. Les courtisans ravis	12
	Élèvent de tels faits, par eux si mal suivis :	12
	Bien peu, même des rois, prendront un tel modèle,	12
70	Et le veneur l'échappa belle ;	8
	Coupable seulement, tant lui que l'animal,	12
	D'ignorer le danger d'approcher trop du maître :	12
	Ils n'avoient appris à connoîtreconnaître	8
	Que les hôtes des bois ; étoit-ce un si grand mal ?	12
75	Pilpay fait près du Gange arriver l'aventure.	12
	Là, nulle humaine créature	8
	Ne touche aux animaux pour leur sang épancher :	12
	Le roi même feroit scrupule d'y toucher.	12
	Savons-nous, disent-ils, si cet oiseau de proie	12
80	N'étoit point au siége de Troie ?	8
	Peut-être y tint-il lieu d'un prince ou d'un héros	12
	Des plus huppés et des plus hauts :	8
	Ce qu'il fut autrefois il pourra l'être encore.	12
	Nous croyons, après Pythagore,	8
85	Qu'avec les animaux de forme nous changeons ;	12
	Tantôt milans, tantôt pigeons,	8
	Tantôt humains, puis volatilles	8
	Ayant dans les airs leurs familles.	8

	Comme l'on conte en deux façons	8
90	L'accident du chasseur, voici l'autre manière.	12
	Un certain fauconnier ayant pris, ce dit-on,	12
	À la chasse un milan (ce qui n'arrive guère),	12
	En voulut au roi faire un don,	8
	Comme de chose singulière :	8
95	Ce cas n'arrive pas quelquefois en cent ans ;	12
	C'est le non plus ultra de la fauconnerie.	12
	Ce chasseur perce donc un gros de courtisans,	12
	Plein de zèle, échauffé, s'il le fut de sa vie.	12
	Par ce parangon des présents	8
100	Il croyoit sa fortune faite :	8
	Quand l'animal porte-sonnette,	8
	Sauvage encore et tout grossier,	8
	Avec ses ongles tout d'acier,	8
	Prend le nez du chasseur, happe le pauvre sire.	12
105	Lui de crier ; chacun de rire,	8
	Monarque et courtisans. Qui n'eût ri ? Quant à moi,	12
	Je n'en eusse quitté ma part pour un empire.	12
	Qu'un pape rie, en bonne foi,	8
	Je ne l'ose assurer ; mais je tiendrois un roi	12
110	Bien malheureux s'il n'osoit rire :	8
	C'est le plaisir des dieux. Malgré son noir souci,	12
	Jupiter et le peuple immortel rit aussi.	12
	Il en fit des éclats, à ce que dit l'histoire,	12
	Quand Vulcain, clopinant, lui vint donner à boire.	12
115	Que le peuple immortel se montrât sage ou non,	12
	J'ai changé mon sujet avec juste raison ;	12
	Car, puisqu'il s'agit de morale,	8
	Que nous eût du chasseur l'aventure fatale	12
	Enseigné de nouveau ? L'on a vu de tout temps	12
120	Plus de sots fauconniers que de rois indulgents.	12