Métrique en Ligne
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Jean de LA FONTAINE
FABLES
1678-1694
FABLES CHOISIES MISES EN VERS
Éditions Thierry et Barbin (1678-1679) et Barbin (1694)
LIVRE XII
I
LES COMPAGNONS D'ULYSSE
À MONSEIGNEUR LE DUC DE BOURGOGNE
PRINCE, l'unique objet du soin des immortels, 12
Souffrez que mon encens parfume vos autels. 12
Je vous offre un peu tard ces présents de ma muse : 12
Les ans et les travaux me serviront d'excuse. 12
5 Mon esprit diminue, au lieu qu'à chaque instant 12
On aperçoit le vôtre aller en augmentant : 12
Il ne va pas, il court, il semble avoir des ailes. 12
Le héros dont il tient des qualités si belles 12
Dans le métier de Mars brûle d'en faire autant : 12
10 Il ne tient pas à lui que, forçant la victoire, 12
Il ne marche à pas de géant 8
Dans la carrière de la gloire. 8
Quelque dieu le retient : c'est notre souverain, 12
Lui qu'un mois a rendu maître et vainqueur du Rhin. 12
15 Cette rapidité fut alors nécessaire, 12
Peut-être elle seroit aujourd'hui téméraire. 12
Je m'en tais ; aussi bien les Ris et les Amours 12
Ne sont pas soupçonnés d'aimer les longs discours. 12
De ces sortes de dieux votre cour se compose : 12
20 Ils ne vous quittent point. Ce n'est pas qu'après tout 12
D'autres divinités n'y tiennent le haut bout : 12
Le sens et la raison y règlent toute chose. 12
Consultez ces derniers sur un fait où les Grecs, 12
Imprudents et peu circonspects, 8
25 S'abandonnèrent à des charmes 8
Qui métamorphosoient en bêtes les humains. 12
Les compagnons d'Ulysse, après dix ans d'alarmes, 12
Erroient au gré du vent, de leur sort incertains. 12
Ils abordèrent un rivage 8
30 Où la fille du dieu du jour, 8
Circé, tenoit alors sa cour. 8
Elle leur fit prendre un breuvage 8
Délicieux, mais plein d'un funeste poison. 12
D'abord ils perdent la raison ; 8
35 Quelques moments après, leur corps et leur visage 12
Prennent l'air et les traits d'animaux différents : 12
Les voilà devenus ours, lions, éléphants ; 12
Les uns sous une masse énorme, 8
Les autres sous une autre forme. 8
40 Il s'en vit de petits ; exemplum, ut Talpa. 12
Le seul Ulysse en échappa ; 8
Il sut se défier de la liqueur traîtresse. 12
Comme il joignoit à la sagesse 8
La mine d'un héros et le doux entretien, 12
45 Il fit tant que l'enchanteresse 8
Prit un autre poison peu différent du sien. 12
Une déesse dit tout ce qu'elle a dans l'âme : 12
Celle-ci déclara sa flamme. 8
Ulysse étoit trop fin pour ne pas profiter 12
50 D'une pareille conjoncture : 8
Il obtint qu'on rendroit à ses Grecs leur figure. 12
Mais la voudront-ils bien, dit la nymphe, accepter ? 12
Allez le proposer de ce pas à la troupe. 12
Ulysse y court, et dit : L'empoisonneuse coupe 12
55 A son remède encore ; et je viens vous l'offrir : 12
Chers amis, voulez-vous hommes redevenir ? 12
On vous rend déjà la parole. 8
Le lion dit, pensant rugir : 8
Je n'ai pas la tête si folle ; 8
60 Moi renoncer aux dons que je viens d'acquérir ! 12
J'ai griffe et dents, et mets en pièces qui m'attaque. 12
Je suis roi : deviendrai-je un citadin d'Ithaque ! 12
Tu me rendras peut-être encor simple soldat : 12
Je ne veux point changer d'état. 8
65 Ulysse du lion court à l'ours : Eh ! mon frère, 12
Comme te voilà fait ! je t'ai vu si joli ! 12
Ah ! vraiment nous y voici, 7
Reprit l'ours à sa manière : 7
Comme me voilà fait ! comme doit être un ours. 12
70 Qui t'a dit qu'une forme est plus belle qu'une autre ? 12
Est-ce à la tienne à juger de la nôtre ? 10
Je m'en rapporte aux yeux d'une ourse mes amours. 12
Te déplais-je ? va-t'en ; suis ta route, et me laisse. 12
Je vis libre, content, sans nul soin qui me presse ; 12
75 Et te dis tout net et tout plat : 8
Je ne veux point changer d'état. 8
Le prince grec au loup va proposer l'affaire ; 12
Il lui dit, au hasard d'un semblable refus : 12
Camarade, je suis confus 8
80 Qu'une jeune et belle bergère 8
Conte aux échos les appétits gloutons 10
Qui t'ont fait manger ses moutons. 8
Autrefois on t'eût vu sauver sa bergerie ; 12
Tu menois une honnête vie. 8
85 Quitte ces bois et redevien, 8
Au lieu de loup, homme de bien. 8
En est-il ? dit le loup : pour moi, je n'en vois guère. 12
Tu t'en viens me traiter de bête carnassière ; 12
Toi qui parles, qu'es-tu ? N'auriez-vous pas sans moi, 12
90 Mangé ces animaux que plaint tout le village ? 12
Si j'étois homme, par ta foi, 8
Aimerois-je moins le carnage ? 8
Pour un mot quelquefois vous vous étranglez tous : 12
Ne vous êtes-vous pas l'un à l'autre des loups ? 12
95 Tout bien considéré, je te soutiens en somme 12
Que, scélérat pour scélérat, 8
Il vaut mieux être un loup qu'un homme : 8
Je ne veux point changer d'état. 8
Ulysse fit à tous une même semonce ; 12
100 Chacun d'eux fit même réponce, 8
Autant le grand que le petit. 8
La liberté, les bois, suivre leur appétit, 12
C'étoit leurs délices suprêmes : 8
Tous renonçoient au los des belles actions. 12
105 Ils croyoient s'affranchir suivants leurs passions. 12
Ils étoient esclaves d'eux-mêmes. 8
Prince, j'aurois voulu vous choisir un sujet 12
Où je pusse mêler le plaisant à l'utile : 12
C'étoit sans doute un beau projet. 8
110 Si ce choix eût été facile. 8
Les compagnons d'Ulysse enfin se sont offerts : 12
Ils ont force pareils en ce bas univers, 12
Gens à qui j'impose pour peine 8
Votre censure et votre haine. 8
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