Métrique en Ligne
LFT_1/LFT193
Jean de LA FONTAINE
FABLES
1678-1694
FABLES CHOISIES MISES EN VERS
Éditions Thierry et Barbin (1678-1679) et Barbin (1694)
LIVRE X
I
L'HOMME ET LA COULEUVRE
Un homme vit une couleuvre : 8
Ah ! méchante, dit-il, je m'en vais faire une œuvre 12
Agréable à tout l'univers ! 8
À ces mots l'animal pervers 8
5 (C'est le serpent que je veux dire, 8
Et non l'homme : on pourroit aisément s'y tromper), 12
À ces mots le serpent, se laissant attraper, 12
Est pris, mis en un sac ; et ce qui fut le pire, 12
On résolut sa mort, fût-il coupable ou non. 12
10 Afin de le payer toutefois de raison, 12
L'autre lui fit cette harangue : 8
Symbole des ingrats ! être bon aux méchants, 12
C'est être sot ; meurs donc : ta colère et tes dents 12
Ne me nuiront jamais. Le serpent, en sa langue, 12
15 Reprit du mieux qu'il put : S'il falloit condamner 12
Tous les ingrats qui sont au monde, 8
À qui pourroit-on pardonner ? 8
Toi-même tu te fais ton procès : je me fonde 12
Sur tes propres leçons ; jette les yeux sur toi. 12
20 Mes jours sont en tes mains, tranche-les ; ta justice, 12
C'est ton utilité, ton plaisir, ton caprice : 12
Selon ces lois, condamne-moi ; 8
Mais trouve bon qu'avec franchise 8
En mourant au moins je te dise 8
25 Que le symbole des ingrats 8
Ce n'est point le serpent, c'est l'homme. Ces paroles 12
Firent arrêter l'autre ; il recula d'un pas. 12
Enfin il repartit : Tes raisons sont frivoles. 12
Je pourrois décider, car ce droit m'appartient ; 12
30 Mais rapportons-nous-en. Soit fait, dit le reptile. 12
Une vache étoit là : l'on l'appelle ; elle vient : 12
Le cas est proposé. C'étoit chose facile : 12
Falloit-il pour cela, dit-elle, m'appeler ? 12
La couleuvre a raison : pourquoi dissimuler ? 12
35 Je nourris celui-ci depuis longues années ; 12
Il n'a sans mes bienfaits passé nulles journées ; 12
Tout n'est que pour lui seul ; mon lait et mes enfants 12
Le font à la maison revenir les mains pleines : 12
Même j'ai rétabli sa santé, que les ans 12
40 Avoient altérée ; et mes peines 8
Ont pour but son plaisir ainsi que son besoin. 12
Enfin me voilà vieille ; il me laisse en un coin 12
Sans herbe : s'il vouloit encoreencor me laisser paître ! 12
Mais je suis attachée : et si j'eusse eu pour maître 12
45 Un serpent, eût-il su jamais pousser si loin 12
L'ingratitude ? Adieu : j'ai dit ce que je pense. 12
L'homme, tout étonné d'une telle sentence, 12
Dit au serpent : Faut-il croire ce qu'elle dit ? 12
C'est une radoteuse ; elle a perdu l'esprit. 12
50 Croyons ce bœuf. Croyons, dit la rampante bête. 12
Ainsi dit, ainsi fait. Le bœuf vient à pas lents. 12
Quand il eut ruminé tout le cas en sa tête, 12
Il dit que du labeur des ans 8
Pour nous seuls il portoit les soins les plus pesants, 12
55 Parcourant sans cesser ce long cercle de peines 12
Qui, revenant sur soi, ramenoit dans nos plaines 12
Ce que Cérès nous donne, et vend aux animaux ; 12
Que cette suite de travaux 8
Pour récompense avoit, de tous tant que nous sommes, 12
60 Force coups, peu de gré : puis, quand il étoit vieux, 12
On croyoit l'honorer chaque fois que les hommes 12
Achetoient de son sang l'indulgence des dieux. 12
Ainsi parla le bœuf : L'homme dit : Faisons taire 12
Cet ennuyeux déclamateur ; 8
65 Il cherche de grands mots, et vient ici se faire, 12
Au lieu d'arbitre, accusateur. 8
Je le récuse aussi. L'arbre étant pris pour juge, 12
Ce fut bien pis encore. Il servoit de refuge 12
Contre le chaud, la pluie et la fureur des vents ; 12
70 Pour nous seuls il ornoit les jardins et les champs : 12
L'ombrage n'étoit pas le seul bien qu'il sût faire ; 12
Il courboit sous les fruits. Cependant pour salaire 12
Un rustre l'abattoit : c'étoit là son loyer, 12
Quoique, pendant tout l'an, libéral il nous donne 12
75 Ou des fleurs au printemps ; ou du fruit en automne, 12
L'ombre l'été, l'hiver les plaisirs du foyer. 12
Que ne l'émondoit-on, sans prendre la cognée ? 12
De son tempérament, il eût encor vécu. 12
L'homme, trouvant mauvais que l'on l'eût convaincu, 12
80 Voulut à toute force avoir cause gagnée. 12
Je suis bien bon, dit-il, d'écouter ces gens-là ! 12
Du sac et du serpent aussitôt il donna 12
Contre les murs, tant qu'il tua la bête. 10
On en use ainsi chez les grands : 8
85 La raison les offense ; ils se mettent en tête 12
Que tout est né pour eux, quadrupèdes et gens, 12
Et serpents. 3
Si quelqu'un desserre les dents, 8
C'est un sot. J'en conviens : mais que faut-il donc faire ? 12
90 Parler de loin, ou bien se taire. 8
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