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Jean de LA FONTAINE
FABLES
1678-1694
FABLES CHOISIES MISES EN VERS
Éditions Thierry et Barbin (1678-1679) et Barbin (1694)
LIVRE IX
DISCOURS A MADAME DE LA SABLIÈRE
Iris, je vous louerois ; il n'est que trop aisé : 12
Mais vous avez cent fois notre encens refusé ; 12
En cela peu semblable au reste des mortelles, 12
Qui veulent tous les jours des louanges nouvelles : 12
5 Pas une ne s'endort à ce bruit si flatteur. 12
Je ne les blâme point ; je souffre cette humeur : 12
Elle est commune aux dieux, aux monarques, aux belles. 12
Ce breuvage vanté par le peuple rimeur, 12
Le nectar que l'on sert au maître du tonnerre, 12
10 Et dont nous enivrons tous les dieux de la terre, 12
C'est la louange, Iris. Vous ne la goûtez point ; 12
D'autres propos chez vous récompensent ce point. 12
Propos, agréables commerces, 8
Où le hasard fournit cent matières diverses ; 12
15 Jusque-là qu'en votre entretien 8
La bagatelle a part : le monde n'en croit rien. 12
Laissons le monde et sa croyance. 8
La bagatelle, la science, 8
Les chimères, le rien, tout est bon : je soutiens 12
20 Qu'il faut de tout aux entretiens : 8
C'est un parterre où Flore épand ses biens ; 10
Sur différentes fleurs l'abeille s'y repose, 12
Et fait du miel de toute chose. 8
Ce fondement posé, ne trouvez pas mauvais 12
25 Qu'en ces fables aussi j'entremêle des traits 12
De certaine philosophie, 8
Subtile, engageante et hardie. 8
On l'appelle nouvelle : en avez-vous ou non 12
Ouï parler ? Ils disent donc 8
30 Que la bête est une machine ; 8
Qu'en elle tout se fait sans choix et par ressorts : 12
Nul sentiment, point d'âme ; en elle tout est corps. 12
Telle est la montre qui chemine 8
À pas toujours égaux, aveugle et sans dessein. 12
35 Ouvrez-la, lisez dans son sein : 8
Mainte roue y tient lieu de tout l'esprit du monde ; 12
La première y meut la seconde ; 8
Une troisième suit : elle sonne à la fin. 12
Au dire de ces gens, la bête est toute telle. 12
40 L'objet la frappe en un endroit : 8
Ce lieu frappé s'en va tout droit, 8
Selon nous, au voisin en porter la nouvelle. 12
Le sens de proche en proche aussitôt la reçoit. 12
L'impression se fait, mais comment se fait-elle ? 12
45 Selon eux, par nécessité, 8
Sans passion, sans volonté ; 8
L'animal se sent agité 8
De mouvements que le vulgaire appelle 10
Tristesse, joie, amour, plaisir, douleur cruelle, 12
50 Ou quelque autre de ces états. 8
Mais ce n'est point cela, ne vous y trompez pas. 12
Qu'est-ce donc ? Une montre. Et nous ? C'est autre chose. 12
Voici de la façon que Descartes l'expose : 12
Descartes, ce mortel dont on eût fait un dieu 12
55 Chez les païens, et qui tient le milieu 10
Entre l'homme et l'esprit ; comme entre l'huître et l'homme 12
Le tient tel de nos gens, franche bête de somme ; 12
Voici, dis-je, comment raisonne cet auteur : 12
Sur tous les animaux, enfants du Créateur, 12
60 J'ai le don de penser ; et je sais que je pense. 12
Or vous savez, Iris, de certaine science, 12
Que, quand la bête penseroit, 8
La bête ne réfléchiroit 8
Sur l'objet ni sur sa pensée. 8
65 Descartes va plus loin, et soutient nettement 12
Qu'elle ne pense nullement. 8
Vous n'êtes point embarrassée 8
De le croire, ni moi. Cependant, quand aux bois 12
Le bruit des cors, celui des voix, 8
70 N'a donné nul relâche à la fuyante proie, 12
Qu'en vain elle a mis ses efforts 8
À confondre et brouiller la voie, 8
L'animal chargé d'ans, vieux cerf, et de dix cors, 12
En suppose un plus jeune, et l'oblige, par force, 12
75 À présenter aux chiens une nouvelle amorce. 12
Que de raisonnements pour conserver ses jours ! 12
Le retour sur ses pas, les malices, les tours, 12
Et le change, et cent stratagèmes, 8
Dignes des plus grands chefs, dignes d'un meilleur sort. 12
80 On le déchire après sa mort : 8
Ce sont tous ses honneurs suprêmes. 8
Quand la perdrix 4
Voit ses petits 4
En danger, et n'ayant qu'une plume nouvelle 12
85 Qui ne peut fuir encor par les airs le trépas, 12
Elle fait la blessée, et va traînant de l'aile, 12
Attirant le chasseur et le chien sur ses pas, 12
Détourne le danger, sauve ainsi sa famille ; 12
Et puis, quand le chasseur croit que son chien la pille, 12
90 Elle lui dit adieu, prend sa volée, et rit 12
De l'homme qui, confus, des yeux en vain la suit. 12
Non loin du nord il est un monde 8
Où l'on sait que les habitants 8
Vivent, ainsi qu'au premier temps, 8
95 Dans une ignorance profonde : 8
Je parle des humains ; car, quant aux animaux, 12
Ils y construisent des travaux 8
Qui des torrents grossis arrêtent le ravage, 12
Et font communiquer l'un et l'autre rivage. 12
100 L'édifice résiste et dure en son entier : 12
Après un lit de bois est un lit de mortier. 12
Chaque castor agit : commune en est la tâche, 12
Le vieux y fait marcher le jeune sans relâche ; 12
Maint maître d'œuvre y court, et tient haut le bâton. 12
105 La république de Platon 8
Ne seroit rien que l'apprentie 8
De cette famille amphibie. 8
Ils savent en hiver élever leurs maisons, 12
Passent les étangs sur des ponts, 8
110 Fruit de leur art, savant ouvrage ; 8
Et nos pareils ont beau le voir, 8
Jusqu'à présent tout leur savoir 8
Est de passer l'onde à la nage. 8
Que ces castors ne soient qu'un corps vide d'esprit, 12
115 Jamais on ne pourra m'obliger à le croire ; 12
Mais voici beaucoup plus ; écoutez ce récit, 12
Que je tiens d'un roi plein de gloire. 8
Le défenseur du nord vous sera mon garant : 12
Je vais citer un prince aimé de la Victoire ; 12
120 Son nom seul est un mur à l'empire ottoman : 12
C'est le roi Polonois. Jamais un roi ne ment. 12
Il dit donc que, sur sa frontière, 8
Des animaux entre eux ont guerre de tout temps : 12
Le sang, qui se transmet des pères aux enfants, 12
125 En renouvelle la matière. 8
Ces animaux, dit-il, sont germains du renard. 12
Jamais la guerre avec tant d'art 8
Ne s'est faite parmi les hommes, 8
Non pas même au siècle où nous sommes. 8
130 Corps de garde avancés, vedettes, espions, 12
Embuscades, partis, et mille inventions 12
D'une pernicieuse et maudite science, 12
Fille du Styx et mère des héros, 10
Exercent de ces animaux 8
135 Le bon sens et l'expérience. 8
Pour chanter leurs combats, l'Achéron nous devroit 12
Rendre Homère. Ah ! s'il le rendoit, 8
Et qu'il rendît aussi le rival d'Épicure, 12
Que diroit ce dernier sur ces exemples-ci ? 12
140 Ce que j'ai déjà dit : qu'aux bêtes la nature 12
Peut par les seuls ressorts opérer tout ceci ; 12
Que la mémoire est corporelle ; 8
Et que, pour en venir aux exemples divers 12
Que j'ai mis en jour dans ces vers, 8
145 L'animal n'a besoin que d'elle. 8
L'objet, lorsqu'il revient, va dans son magasin 12
Chercher, par le même chemin, 8
L'image auparavant tracée, 8
Qui sur les mêmes pas revient pareillement, 12
150 Sans le secours de la pensée, 8
Causer un même événement. 8
Nous agissons tout autrement : 8
La volonté nous détermine ; 8
Non l'objet, ni l'instinct. Je parle, je chemine : 12
155 Je sens en moi certain agent ; 8
Tout obéit dans ma machine 8
À ce principe intelligent. 8
Il est distinct du corps, se conçoit nettement, 12
Se conçoit mieux que le corps même : 8
160 De tous nos mouvements c'est l'arbitre suprême. 12
Mais comment le corps l'entend-il ? 8
C'est là le point. Je vois l'outil 8
Obéir à la main ; mais la main, qui la guide ? 12
Eh ! qui guide les cieux et leur course rapide ? 12
165 Quelque ange est attaché peut-être à ces grands corps. 12
Un esprit vit en nous, et meut tous nos ressorts. 12
L'impression se fait : le moyen, je l'ignore ; 12
On ne l'apprend qu'au sein de la Divinité ; 12
Et, s'il faut en parler avec sincérité, 12
170 Descartes l'ignoroit encore. 8
Nous et lui là-dessus nous sommes tous égaux : 12
Ce que je sais, Iris, c'est qu'en ces animaux 12
Dont je viens de citer l'exemple, 8
Cet esprit n'agit pas ; l'homme seul est son temple. 12
175 Aussi faut-il donner à l'animal un point 12
Que la plante après tout n'a point : 8
Cependant la plante respire ; 8
Mais que répondra-t-on à ce que je vais dire ? 12
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