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Jean de LA FONTAINE
FABLES
1678-1694
FABLES CHOISIES MISES EN VERS
Éditions Thierry et Barbin (1678-1679) et Barbin (1694)
LIVRE IX
II
LES DEUX PIGEONS
Deux pigeons s'aimoient d'amour tendre : 8
L'un d'eux, s'ennuyant au logis, 8
Fut assez fou pour entreprendre 8
Un voyage en lointain pays. 8
5 L'autre lui dit : Qu'allez-vous faire ? 8
Voulez-vous quitter votre frère ? 8
L'absence est le plus grand des maux : 8
Non pas pour vous, cruel ! Au moins que les travaux 12
Les dangers, les soins du voyage 8
10 Changent un peu votre courage. 8
Encor, si la saison s'avançoit davantage ! 12
Attendez les zéphyrs : qui vous presse ? un corbeau 12
Tout à l'heure annonçoit malheur à quelque oiseau. 12
Je ne songerai plus que rencontre funeste, 12
15 Que faucons, que réseaux. Hélas ! dirai-je, il pleut : 12
Mon frère a-t-il tout ce qu'il veut, 8
Bon souper, bon gîte, et le reste ? 8
Ce discours ébranla le cœur 8
De notre imprudent voyageur. 8
20 Mais le désir de voir et l'humeur inquiète 12
L'emportèrent enfin. Il dit : Ne pleurez point. 12
Trois jours au plus rendront mon âme satisfaite, 12
Je reviendrai dans peu conter de point en point 12
Mes aventures à mon frère ; 8
25 Je le désennuierai. Quiconque ne voit guère 12
N'a guère à dire aussi. Mon voyage dépeint 12
Vous sera d'un plaisir extrême. 8
Je dirai : J'étois là ; telle chose m'avint : 12
Vous y croirez être vous-même. 8
30 À ces mots, en pleurant, ils se dirent adieu. 12
Le voyageur s'éloigne, et voilà qu'un nuage 12
L'oblige de chercher retraite en quelque lieu. 12
Un seul arbre s'offrit, tel encor que l'orage 12
Maltraita le pigeon en dépit du feuillage. 12
35 L'air devenu serein, il part tout morfondu, 12
Sèche du mieux qu'il peut son corps chargé de pluie, 12
Dans un champ à l'écart voit du blé répandu, 12
Voit un pigeon auprès : cela lui donne envie : 12
Il y vole, il est pris : ce blé couvroit d'un lacs 12
40 Les menteurs et traîtres appâts. 8
Le lacs étoit usé ; si bien que de son aile, 12
De ses pieds, de son bec, l'oiseau le rompt enfin. 12
Quelque plume y périt ; et le pis du destin 12
Fut qu'un certain vautour, à la serre cruelle, 12
45 Vit notre malheureux, qui, traînant la ficelle, 12
Et les morceaux du lacs qui l'avoit attrapé, 12
Sembloit un forçat échappé. 8
Le vautour s'en alloit le lier, quand des nues 12
Fond à son tour un aigle aux ailes étendues. 12
50 Le pigeon profita du conflit des voleurs, 12
S'envola, s'abattit auprès d'une masure, 12
Crut pour ce coup que ses malheurs 8
Finiroient par cette aventure ; 8
Mais un fripon d'enfant (cet âge est sans pitié) 12
55 Prit sa fronde, et du coup tua plus d'à moitié 12
La volatile malheureuse, 8
Qui, maudissant sa curiosité, 10
Traînant l'aile, et tirant le pied, 8
Demi-morte et demi-boiteuse, 8
60 Droit au logis s'en retourna : 8
Que bien, que mal, elle arriva 8
Sans autre aventure fâcheuse. 8
Voilà nos gens rejoints, et je laisse à juger 12
De combien de plaisirs ils payèrent leurs peines. 12
65 Amants, heureux amants, voulez-vous voyager 12
Que ce soit aux rives prochaines. 8
Soyez-vous l'un à l'autre un monde toujours beau, 12
Toujours divers, toujours nouveau ; 8
Tenez-vous lieu de tout, comptez pour rien le reste 12
70 J'ai quelquefois aimé : je n'aurois pas alors, 12
Contre le Louvre et ses trésors, 8
Contre le firmament et sa voûte céleste, 12
Changé les bois, changé les lieux, 8
Honorés par les pas, éclairés par les yeux 12
75 De l'aimable et jeune bergère 8
Pour qui, sous le fils de Cythère, 8
Je servis, engagé par mes premiers serments. 12
Hélas ! quand reviendront de semblables moments ? 12
Faut-il que tant d'objets si doux et si charmants 12
80 Me laissent vivre au gré de mon âme inquiète ! 12
Ah ! si mon cœur osoit encor se renflammer ! 12
Ne sentirai-je plus de charme qui m'arrête ? 12
Ai-je passé le temps d'aimer ? 8
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