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Jean de LA FONTAINE
FABLES
1678-1694
FABLES CHOISIES MISES EN VERS
Éditions Thierry et Barbin (1678-1679) et Barbin (1694)
LIVRE IX
I
LE DÉPOSITAIRE INFIDÈLE
Grâce aux Filles de mémoire, 7
J'ai chanté les animaux ; 7
Peut-être d'autres héros 7
M'auroient acquis moins de gloire. 7
5 Le loup, en langue des dieux, 7
Parle au chien dans mes ouvrages : 7
Les bêtes à qui mieux mieux 7
Y font divers personnages, 7
Les uns fous, les autres sages ; 7
10 De telle sorte pourtant 7
Que les fous vont l'emportant : 7
La mesure en est plus pleine. 7
Je mets aussi sur la scène 7
Des trompeurs, des scélérats, 7
15 Des tyrans et des ingrats, 7
Mainte imprudente pécore, 7
Force sots, force flatteurs ; 7
Je pourrois y joindre encore 7
Des légions de menteurs : 7
20 Tout homme ment, dit le Sage. 7
S'il n'y mettoit seulement 7
Que les gens de bas étage, 7
On pourroit aucunement 7
Souffrir ce défaut aux hommes ; 7
25 Mais que tous, tant que nous sommes, 7
Nous mentions, grand et petit, 7
Si quelque autre l'avoit dit, 7
Je soutiendrois le contraire. 7
Et même qui mentiroit 7
30 Comme Ésope et comme Homère, 7
Un vrai menteur ne seroit : 7
Le doux charme de maint songe 7
Par leur bel art inventé, 7
Sous les habits du mensonge 7
35 Nous offre la vérité. 7
L'un et l'autre a fait un livre 7
Que je tiens digne de vivre 7
Sans fin, et plus, s'il se peut. 7
Comme eux ne ment pas qui veut. 7
40 Mais mentir comme sut faire 7
Un certain dépositaire, 7
Payé par son propre mot, 7
Est d'un méchant et d'un sot. 7
Voici le fait : Un trafiquant de Perse, 10
45 Chez son voisin, s'en allant en commerce, 10
Mit en dépôt un cent de fer un jour. 10
Mon fer ? dit-il, quand il fut de retour. ‒ 10
Votre fer ! il n'est plus : j'ai regret de vous dire 12
Qu'un rat l'a mangé tout entier. 8
50 J'en ai grondé mes gens ; mais qu'y faire ? un grenier 12
A toujours quelque trou. Le trafiquant admire 12
Un tel prodige, et feint de le croire pourtant. 12
Au bout de quelques jours il détourne l'enfant 12
Du perfide voisin ; puis à souper convie 12
55 Le père qui s'excuse, et lui dit en pleurant : 12
Dispensez-moi, je vous supplie ; 8
Tous plaisirs pour moi sont perdus. 8
J'aimois un fils plus que ma vie : 8
Je n'ai que lui ; que dis-je ? hélas ! je ne l'ai plus ! 12
60 On me l'a dérobé : plaignez mon infortune. 12
Le marchand repartit : Hier au soir, sur la brune 12
Un chat-huant s'en vint votre fils enlever ; 12
Vers un vieux bâtiment je le lui vis porter, 12
Le père dit : Comment voulez-vous que je croie 12
65 Qu'un hibou pût jamais emporter cette proie ? 12
Mon fils en un besoin eût pris le chat-huant. ‒ 12
Je ne vous dirai point, reprit l'autre, comment ; 12
Mais enfin je l'ai vu, vu de mes yeux, vous dis-je ; 12
Et ne vois rien qui vous oblige 8
70 D'en douter un moment, après ce que je dis. 12
Faut-il que vous trouviez étrange 8
Que les chats-huants d'un pays 8
Où le quintal de fer par un seul rat se mange, 12
Enlèvent un garçon pesant un demi-cent ? 12
75 L'autre vit où tendoit cette feinte aventure : 12
Il rendit le fer au marchand, 8
Qui lui rendit sa géniture. 8
Même dispute avint entre deux voyageurs. 12
L'un d'eux étoit de ces conteurs 8
80 Qui n'ont jamais rien vu qu'avec un microscope ; 12
Tout est géant chez eux : écoutez-les, l'Europe, 12
Comme l'Afrique, aura des monstres à foison. 12
Celui-ci se croyoit l'hyperbole permise : 12
J'ai vu, dit-il, un chou plus grand qu'une maison. 12
85 Et moi, dit l'autre, un pot aussi grand qu'une église. 12
Le premier se moquant, l'autre reprit : Tout doux : 12
On le fit pour cuire vos choux. 8
L'homme au pot fut plaisant, l'homme au fer fut habile. 12
Quand l'absurde est outré, on lui fait trop d'honneur 12
90 De vouloir par raison combattre son erreur : 12
Enchérir est plus court, sans s'échauffer la bile. 12
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