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LFT_1/LFT145
Jean de LA FONTAINE
FABLES
1678-1694
FABLES CHOISIES MISES EN VERS
Éditions Thierry et Barbin (1678-1679) et Barbin (1694)
LIVRE VIII
I
LA MORT ET LE MOURANT
La Mort ne surprend point le sage : 8
Il est toujours prêt à partir, 8
S'étant su lui-même avertir 8
Du temps où l'on se doit résoudre à ce passage. 12
5 Ce temps, hélas ! embrasse tous les temps : 10
Qu'on le partage en jours, en heures, en moments, 12
Il n'en est point qu'il ne comprenne 8
Dans le fatal tribut ; tous sont de son domaine ; 12
Et le premier instant où les enfants des rois 12
10 Ouvrent les yeux à la lumière 8
Est celui qui vient quelquefois 8
Fermer pour toujours leur paupière. 8
Défendez-vous par la grandeur ; 8
Alléguez la beauté, la vertu, la jeunesse ; 12
15 La Mort ravit tout sans pudeur : 8
Un jour le monde entier accroîtra sa richesse. 12
Il n'est rien de moins ignoré ; 8
Et, puisqu'il faut que je le die, 8
Rien où l'on soit moins préparé. 8
20 Un mourant, qui comptoit plus de cent ans de vie, 12
Se plaignoit à la Mort que précipitamment 12
Elle le contraignoit de partir tout à l'heure, 12
Sans qu'il eût fait son testament, 8
Sans l'avertir au moins. Est-il juste qu'on meure 12
25 Au pied levé ? dit-il : attendez quelque peu ; 12
Ma femme ne veut pas que je parte sans elle ; 12
Il me reste à pourvoir un arrière-neveu ; 12
Souffrez qu'à mon logis j'ajoute encore une aile. 12
Que vous êtes pressante, ô déesse cruelle ! 12
30 Vieillard, lui dit la Mort, je ne t'ai point surpris ; 12
Tu te plains sans raison de mon impatience : 12
Eh ! n'as-tu pas cent ans ? Trouve-moi dans Paris 12
Deux mortels aussi vieux ; trouve-m'en dix en France. 12
Je devois, ce dis-tu, te donner quelque avis 12
35 Qui te disposât à la chose : 8
J'aurois trouvé ton testament tout fait, 10
Ton petit-fils pourvu, ton bâtiment parfait. 12
Ne te donna-t-on pas des avis, quand la cause 12
Du marcher et du mouvement, 8
40 Quand les esprits, le sentiment, 8
Quand tout faillit en toi ? Plus de goût, plus d'ouïe ; 12
Toute chose pour toi semble être évanouie ; 12
Pour toi l'astre du jour prend des soins superflus : 12
Tu regrettes des biens qui ne te touchent plus. 12
45 Je t'ai fait voir tes camarades, 8
Ou morts, ou mourants, ou malades : 8
Qu'est-ce que tout cela, qu'un avertissement ? 12
Allons, vieillard, et sans réplique. 8
Il n'importe à la république 8
50 Que tu fasses ton testament. 8
La Mort avoit raison : je voudrois qu'à cet âge 12
On sortît de la vie ainsi que d'un banquet, 12
Remerciant son hôte, et qu'on fît son paquet : 12
Car de combien peut-on retarder le voyage ? 12
55 Tu murmures, vieillard ; vois ces jeunes mourir ; 12
Vois-les marcher, vois-les courir 8
À des morts, il est vrai, glorieuses et belles, 12
Mais sûres cependant, et quelquefois cruelles. 12
J'ai beau te le crier ; mon zèle est indiscret : 12
60 Le plus semblable aux morts meurt le plus à regret. 12
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