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LES_1/LES1
corpus Pamela Puntel
Hermance LESGUILLON
LE PRISONNIER D'ALLEMAGNE
1870
LE PRISONNIER D'ALLEMAGNE
SCÈNE A TROIS PERSONNAGES
PERSONNAGES
Madame de NEUVILLE, 36 ans.
HÉLÈNE, 46 ans.
ALBERT de NEUVILLE, 20 ans.
Un salon ouvrant sur la mer, à gauche une causeuse, une table à ouvrage, garnie de tapisserie, de laine et de broderies. Mme de Neuville est assise sur la causeuse, Hélène est assise à ses pieds sur un tabouret.
SCÈNE PREMIÈRE
Madame de NEUVILLE écoute Hélène qui lit un journal.
MADAME DE NEUVILLE.
Relis-moi ce passage, enfant ; j'ai tant besoin 12
De croire à ce bonheur !
HÉLÈNE.
Il revient de si loin !
(Elle lit).
« Parmi les blessés français prisonniers en Allemagne,
on cite le jeune officier Albert de Neuville, engagé
volontaire, qui s'est fait remarquer de l'armée entière.
Il revient aujourd'hui et va débarquer au Havre.
MADAME DE NEUVILLE (essuyant ses yeux.)
Le bonheur fait pleurer, mais ce sont d'autres larmes ! 12
Celles-ci, mon enfant, en tombant ont des charmes ! 12
Mon fils revient vivant !
HÉLÈNE.
5 Décoré, glorieux !
MADAME DE NEUVILLE.
J'en rends grâce au ciel ! Dieu l'a suivi des yeux ! 11
Tant d'autres ont péri ; tant d'autres, pauvres mères, 12
Ont versé sur ces fronts d'inutiles prières ; 12
OH ! comme je les plains, les aime, les comprend ! 12
HÉLÈNE (agitée, elle se lève, regarde l'heure à la pendule, puis à sa montre.)
10 Oh ! que l'inquiétude est vive et nous surprend ! 12
Les heures aujourd'hui vraiment sont bien plus lentes ; 12
De leur route ordinaire on les dirait absentes. 12
MADAME DE NEUVILLE (la pressant sur son cœur.)
Ma fille ! Oh ! oui, je puis de ce nom tendre et doux 12
Te nommer ! mon fils t'aime ; il sera ton époux. 12
15 Mon espoir l'a promis à ta mère mourante ; 12
Elle est entre nous trois et visible vivante ; 12
Si mon fils était mort dans ces affreux combats 12
Notre deuil en commun eût pleuré son trépas ; 12
Pour toi j'aurais trouvé le courage de vivre ; 12
20 Sans toi je serais morte et l'aurais voulu suivre ! 12
HÉLÈNE.
Il vit, ma mère, il vit ! nous allons le revoir ! 12
On entend du bruit et des cris joyeux du coté de la mer,
MADAME DE NEUVILLE (regardant par le fond du théâtre.)
Des marins, des soldats ! m'apportent-ils l'espoir ? 12
HÉLÈNE (impatiente, ouvre la fenêtre, s'avance au bord du balcon au fond de la scène et jette un cri.)
Ma mère, le voilà ! c'est lui ! sur sa poitrine 12
Brille la croix d'honneur qu'un rayon illumine ! 12
SCÈNE II
ALBERT, MADAME DE NEUVILLE, HÉLÈNE.
Albert entre avec une grande émotion ; il tombe aux pieds de sa mère
et lui montre sa poitrine ; Madame de Neuville le relève et le serre dans
ses bras,
ALBERT (regardant sa mère.)
25 Ma bonne mère, on voit tous vos chagrins passés 12
Sur vos traits amaigris tristement retracés. 12
(Hélène en arrière essuie ses larmes.)
MADAME DE NEUVILLE (lui montrant Hélène.)
Mon fils ! regarde Hélène ! elle aime avec ses larmes ! 12
ALBERT (il va vers Hélène ; il lui prend les deux mains et les baise avec transport.)
Ma belle fiancée, oh ! cessez vos alarmes ! 12
Me voici ! je suis là, vous aimant toutes deux, 12
30 Digne de vous chérir et digne d'être heureux ! 12
(Il lève la tête avec dignité.)
Je me suis bien battu ; j'ai bien à ma patrie 12
Donné, sans le compter, tout le sang de ma vie ! 12
Car on me croyait mort ; les balles m'ont frappé ! 12
(Il montre son cœur)
Là ! là ! tout près du cœur ! si j'en ai réchappé, 12
35 C'est que, de vos deux mains me faisant une armure, 12
Vous avez toutes deux repoussé la blessure. 12
MADAME DE NEUVILLE (le regardant.)
A ton âge, déjà, fier, brave !
HÉLÈNE.
Et décoré !
ALBERT (tristement.)
Que de braves sont morts sans ce signe sacré ! 12
Que de jeunes héros, perdus pour la mémoire, 12
40 Qui méritaient la croix et qu'oublîra l'histoire ! 12
Les hommes sont ingrats ! ils jugent les hauts faits, 12
Non d'après les malheurs, mais d'après les succès. 12
Dans cette triste guerre où la valeur des armes 12
A coûté tant de sang, tant d'efforts, tant de larmes, 12
45 Jamais tant de courage ensemble amoncelé 12
N'a fait au nom français un deuil si désolé, 12
Double revers, hélas ! pour nos nobles victimes 12
Sublimes au combat et dans la mort sublimes ! 12
Jamais tant de douleurs dans leurs tourments secrets 12
50 Ne cacha tant d'espoir et tant d'amers regrets ! 12
L'ennemi pâlissant, même dans sa victoire, 12
N'a dû qu'à ses canons les palmes de sa gloire. 12
Tireur plus que guerrier, il vomissait la mort 12
Parmi nos rangs pressés dont il craignait l'abord ; 12
55 Il bombardait de loin les toits, les forts, la ville, 12
Dix contre un ! combat lâche et bataille facile ; 12
Et quand nous refoulions leurs rangs épouvantés, 12
Ils criaient de terreur sous leurs canons montés 12
Nous jeunes, emportés, éperdus, intrépides, 12
60 Nous courions, l'arme au bras, chercher des duels rapides, 12
En laissant sur le sol effrayé sous nos pas 12
Ces héros du canon qui ne se battent pas ! 12
S'ils nous ont combattus, c'est par leur foule immense, 12
C'est par leur nombre seul et non par leur vaillance. 12
65 Pareils au naufragé qui du haut du vaisseau 12
Voit le gouffre entr'ouvert et sonde son tombeau, 12
Affrontant la fureur des vagues écumantes, 12
Nous luttions tous, malgré nos forces défaillantes ; 12
Certains que dans la mort nous allions nous plonger 12
70 Nous nous serrions du cœur pour la mieux partager. 12
Que d'amis j'ai perdus ! que de noms ! que de frères 12
M'ont donné leurs adieux pour les rendre à leurs mères ! 12
Que de vertus, d'exploits, d'honneur, de dévoûment ! 12
La France est toujours grande et qui le nîrait… ment ! 12
75 Ces morts, de l'avenir noble et sainte semence, 12
Referont la moisson qui déjà recommence ! 12
Retrempée aux fureurs de ces noirs ouragans, 12
Son nom fera pâlir ses rivaux arrogans ! 12
S'ils nous ont désunis par leur ruse infernale, 12
80 Ils ont rivé chez nous la foi nationale ! 12
Pas un de nos enfants frappés et non soumis 12
N'oublîra ni leurs vols ni leurs meurtres commis ! 12
Pour arracher la page où s'écrit leur victoire 12
Nous tiendrons à la vie au nom de cette gloire ! 12
85 Ils voulaient abaisser la France et l'appauvrir, 12
L'effacer des grands noms, l'outrager, la flétrir ; 12
Mais malgré le désastre et malgré la souffrance, 12
La grande nation sera France ! 9
MADAME NEUVILLE.
Mon fils ! je me sens fière en écoutant ton cœur, 12
90 Et dans nos mauvais jours c'est l'éclair du bonheur ! 12
HÉLÈNE (à Albert.)
Je ne suis pas jalouse en voyant cette flamme 12
Que notre cher pays allume dans votre âme ; 12
Il est digne en effet de cet amour constant, 12
Et quel bonheur pour moi si vous m'aimiez autant ! 12
ALBERT.
95 N'est-ce pas trop aussi, ma jeune fiancée, 12
Que de vivre ennobli dans la pure pensée 12
De celle que l'hymen doit m'accorder un jour, 12
Riche de sa candeur, belle de son amour ! 12
MADAME DE NEUVILLE.
Que ce jour soit bientôt !
ALBERT (tressaillant.)
Bientôt ! c'est impossible !
HÉLÈNE.
100 Impossible ? mon Dieu, que ce mot est terrible ! 12
ALBERT.
Je sais que vous m'aimez, Hélène, et notre foi 12
Fut depuis la naissance apprise à cette loi ; 12
Nous nous aimons bien plus que des amants vulgaires ; 12
Notre amour est formé d'estime et de prières ; 12
105 Mais vous êtes trop jeune et moi si jeune encor ! 12
HÉLÈNE (avec grâce.)
Je vous trouve assez vieux pour protéger mon sort. 12
ALBERT.
Je n'ai pas de fortune !
HÉLÈNE.
Hélas ! ma bonne mère
M'a dotée en mourant ; je suis son héritière ; 12
Trop tôt pour moi partie, elle a laissé son bien 12
110 Pour deux, pour vous et moi, vous nommant mon soutien ! 12
A cette France aimée assez longtemps fidèle, 12
Votre sang répandu, c'est faire assez pour elle ! 12
ALBERT (avec exaltation.)
Pas assez ! pas assez !
MADAME DE NEUVILLE.
Quoi ? tu veux repartir !
HÉLÈNE.
Si vous partiez, Albert, vous me verriez mourir ! 12
ALBERT.
115 Non ! vous vivrez, Hélène, et votre âme plus grande 12
Sera digne de vous, de moi, de mon offrande ! 12
Je dois partir, je pars ! dans votre cœur profond 12
Je poserai ma foi dont l'amour vous répond. 12
Vous, sainte et résignée, et souffrant de l'absence, 12
120 Vous deviendrez ma force en doublant ma puissance, 12
Et, quand nous toucherons à ce but entrepris, 12
Je viendrai près de vous en recevoir le prix ! 12
MADAME DE NEUVILLE.
Mon fils ! mon cher enfant !
ALBERT.
Écoutez-moi, ma mère !
La France est appauvrie ; elle a pour créancière 12
125 Une ennemie avare, avide dans ses droits, 12
Qui l'insulte et l'abaisse en lui dictant ses lois. 12
C'est nous, nous, ses enfants qui dans notre tendresse 12
Devons pour l'enrichir doubler notre richesse ; 12
C'est nous qui, travaillant pour elle avec ardeur, 12
130 Devons rendre à son nom sa force et son honneur ! 12
Nous voulons de sa dette endosser la créance. 12
MADAME DE NEUVILLE.
Que veux-tu dire ?
ALBERT.
Il faut travailler pour la France !
HÉLÈNE.
Albert, que dites-vous ?
ALBERT.
Confiant au destin,
Je vais partir bientôt pour un climat lointain. 12
135 C'est un riche armateur, certain de la fortune, 12
Qui nous fait partager cette chance commune, 12
Et plusieurs jeunes gens, comptant sur son appui, 12
Tous, croyants comme moi, vont partir avec lui ! 12
Tout est bien arrangé, bien compris ! la richesse 12
140 Doit d'un brillant succès couronner sa promesse ; 12
Son génie est celui de nos vrais citoyens 12
Qui pour un noble but ont rêvé de grands biens ; 12
L'industrie offre encore une immense ressource ; 12
Nous aurons les trésors dont il connaît la source ! 12
MADAME DE NEUVILLE.
145 Hélas mon pauvre enfant, j'admire tes projets ; 12
C'est un but généreux ;' mais j'en crains les effets ; 12
Dans des jeux de hasard tu mets ton existence. 12
ALBERT.
Le bien porte bonheur, il donne confiance ! 12
Ne me détournez pas de ces justes élans ; 12
150 Notre pauvre pays appelle ses enfants ; 12
Nous devons par nos bras réparer sa détresse ; 12
Qui donc peut le sauver si ce n'est la jeunesse ! 12
MADAME DE NEUVILLE (à Hélène.)
Ma fille, dis-lui donc que ses vœux insensés 12
Vont reporter le deuil sur nos pleurs effacés ; 12
155 Dis-lui donc, dis-lui bien nos douleurs, nos alarmes, 12
Lorsqu'à son nom si cher nous nous cachions nos larmes ! 12
Raconte-lui nos jours déserts et ténébreux 12
Pendant ces longs combats devenus malheureux ! 12
Dis que Dieu l'a sauvé, mais pour qu'il nous revienne ! 12
160 Parle ! mais parle donc, que ta voix le retienne ! 12
HÉLÈNE (s'approchant d'Albert.)
Va, mon époux béni ! vas, emporte ma foi ! 12
Pars ! et si Dieu t'inspire, il m'inspire aussi, moi ! 12
D'ici je t'attendrai, je te suivrai de l'âme ! 12
Ta mère en moi verra son fils ! je suis ta femme. 12
165 Va ! poursuis ton chemin superbe et lumineux ! 12
Va ! noble citoyen ! va, français généreux ! 12
D'un beau rêve accompli donne le noble exemple ! 12
Je t'aime, je t'admire et mon cœur te contemple ? 12
ALBERT (il se met aux genoux d'Hélène et lui baise les mains.)
Hélène, à toi ma vie et l'amour éternel, 12
170 Que tu viens d'enchaîner par ton amour réel ! 12
Ma fiancée, toi, complice de ma gloire, 11
Le fidèle entretien de ta chère mémoire ! 12
A toi, bien qu'éloigné, mes soupirs et ma voix ! 12
Ton âme est mon soleil ! j'existe sous ses lois ! 12
175 Il réglera mes pas, protégera ma route, 12
Chassera les dangers, les chagrins et le doute ! 12
L'amour combat la mort ; je ne craindrai plus rien ; 12
Ma mère et toi, vous deux, vous êtes tout mon bien ! 12
Je le retrouverai !
(Il se retourne vers sa mère.)
Ne pleurez pas, ma mère !
180 Souvenez-vous ici de la morale austère, 12
Principe qu'en mon cœur vous avez déposé ! 12
Ce beau rêve est le vôtre et vous l'avez causé ! 12
Mon fils, me disiez-vous, pour être un honnête homme 12
Pour être selon Dieu le fils qu'il aime et nomme, 12
185 Il faut des saints devoirs se montrer le soutien ; 12
Honorer son berceau, c'est être citoyen ! 12
Plus que l'ambition, la fortune et la vie, 12
Il faut aimer l'honneur ! l'honneur c'est la patrie ! 12
MADAME NEUVILLE.
Ce souvenir encor dans mon cœur retentit ! 12
Oui, je disais cela !
ALBERT.
190 Lorsque j'étais petit ;
Et vous disiez : la France est belle, illuminée 12
Par une flamme intime et vers le bien tournée. 12
Prodigue de son sang, et, sans rien conserver, 12
Heureuse seulement de plaindre et de sauver ! 12
195 Imprudente, elle donne, elle instruit, elle élève 12
Les nations qu'on tient sous la crainte du glaive ; 12
Tout fleurit dans ses champs remplis d'épis nombreux ; 12
Ses lois aux fers légers ont des freins généreux ; 12
Rien de vil en son nom n'est signé pour les autres, 12
200 Et tous les dévouemens chez elle ont leurs apôtres ! 12
Hélas ! c'était bien elle ! et nul bras n'a vengé 12
Son grand nom rayonnant dans l'abîme plongé ! 12
HÉLÈNE.
Il faut l'aimer encore et croire à son étoile ! 12
Dieu, qui veut sa grandeur, pour un instant la voile ; 12
205 Mais des efforts constants, mais des Cœurs comme vous 12
La rendront renaissante un jour aux yeux de tous ! 12
ALBERT.
Nous saurons effacer par nos jeunes courages 12
Ses fautes, ses malheurs et surtout ses outrages ! 12
MADAME DE NEUVILLE (s'approchant d'Hélène et lui mettant la main dans celle d'Albert.)
Je ne te retiens plus ! pars, ô mon cher orgueil ! 12
210 Au nom de ton bonheur je voilerai mon deuil ; 12
Votre hymen est sacré par sa grandeur féconde ; 12
Poursuis donc ton beau rêve et que Dieu te seconde ! 12
On entend un coup de canon.
ALBERT (tressaillant.)
Voilà notre signal.
MADAME DE NEUVILLE (pâle et tremblante.)
Déjà ? déjà partir !
HÉLÈNE (se mettant à genoux avec Albert.)
Dieu des bons sentiments descendez nous bénir ! 12
ALBERT (se levant joyeux et le front haut.)
215 Voilà notre vaisseau qui porte l'espérance ! 12
Dans deux ans nous paîrons les dettes de la France ! 12
(Au moment où Albert va sortir, on entend au dehors une voix qui proclame ces mots.)
« L'emprunt national atteint deux millards cinq cents
millions… la souscription est close. »
HÉLÈNE (embrassant Madame de Neuville.)
Ma mère !
MADAME DE NEUVILLE.
Mon enfant
HÉLÈNE (triomphante.)
Notre emprunt est couvert !
MADAME DE NEUVILLE (à son fils.)
Tu ne partiras pas !
HÉLÈNE.
Entendez-vous, Albert !
ALBERT (avec feu.)
Oui ! malgré ses douleurs retrouvant sa puissance, 12
220 Notre chère patrie a repris confiance ! 12
Tendre mère, elle rend avec sa dignité 12
A ses enfants le calme, au sol sa liberté ! 12
Dans cet élan public se relève,e sa gloire ! 12
C'est dans son avenir un gage de victoire ! 12
225 Parmi tant de débris voir un si noble essor, 12
C'est dire à l'étranger : la France est riche encor ! 12
(Madame de Neuville unit leurs mains.)
ALBERT (à Hélène.)
Soyons heureux !
(A sa mère.)
Et vous, ma mère, plus d'alarmes !
Je reste !
(Il est entouré de leurs caresses, puis il se dit à lui-même.)
J'attendrai qu'on me rappelle aux armes !
Tableau.
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