Métrique en Ligne
LEG_1/LEG83
Charles LE GOFFIC
Poésies complètes
1889-1914
IMPRESSIONS ET SOUVENIRS
EN BRETAGNE
TROP TARD
(SOUVENIR DE LA MOBILISATION)
À André Dumas.
La petite ville de Lannion, qui était encore,
il y a un quart de siècle, une ville du moyen
âge… Il coula de longues heures à voir, sur
les quais, les eaux paresseuses du Léguer
caresser mollement les coques noires des cotres
et des chasse-marée ; il mena ses premiers jeux
dans les rues montueuses, à l’ombre de ces
vieilles maisons aux poutres sculptées et
peintes en rouge, aux murs que les ardoises
revêtent comme d’une cotte d’armes azurée
et sombre… »
(Anatole France, La Vie littéraire.
Et voici revenus les jours de mon enfance, 12
Non point les vaporeux et blonds matins d’antan, 12
Mais la tragique horreur des jours de la Défense, 12
Quand de chaque sillon germait un combattant. 12
5 Lignards, dragons, marins aux faces basanées, 12
Sur qui la Marseillaise enflait sa grande voix, 12
Pêle-mêle gagnant le Rhin par longs convois, 12
Le hasard me ramène — après combien d’années ! — 12
Aux lieux où je les vis pour la première fois. 12
10 C’est le même décor charmant, à peine étrange, 12
Tant il est familier à l’œil des citadins, 12
De pignons cuirassés d’ardoises en losange, 12
De blés mûrs, de clochers, de mâts et de jardins. 12
Le même soleil d’août incendiait les seigles : 12
15 Rien n’a changé, ni les toits gris, ni les prés verts, 12
Hormis nous qu’avant l’heure ont blanchis les hivers, 12
Trop jeunes autrefois pour mourir sous nos aigles 12
Et trop vieux aujourd’hui pour venger leurs revers. 12
Le signal que nos yeux guettaient sur les collines 12
20 S’est allumé trop tard, quand nous n’étions plus là : 12
Seule, au gémissement des cités orphelines 12
Répondait la clameur des hordes d’Attila. 12
Sous tant d’adversité si notre âme succombe, 12
C’est qu’à d’autres destins on nous avait promis. 12
25 Marqués dès le berceau pour la rouge hécatombe, 12
Nous étions prêts : pourquoi nous prend-on notre tombe ? 12
Pourquoi n’est-ce pas nous qui partons, mais nos fils ? 12
L’âge avait-il donc fait notre bras si débile ? 12
Terre des vins légers et des acres houblons, 12
30 Des grands papillons noirs cachant les cheveux blonds, 12
Des longs toits surplombants où, comme une sibylle, 12
S’érige, l’œil mi-clos, la cigogne immobile, 12
Alsace, légendaire Alsace du vieux temps 12
Où le Rhin balançait dans ses eaux smaragdines 12
35 Des croupes de tritons et des rires d’ondines, 12
Cher pays, nous t’aimions toujours comme à vingt ans ; 12
Vous hantiez nos sommeils, bleus défilés des Vosges, 12
Cimetières lorrains enfouis sous les sauges, 12
Doux coteaux mosellans dont Ausone s’éprit 12
40 — Hélas ! et vainement offerte à la Revanche, 12
Notre vie inutile est une page blanche 12
Où la Mort n’aura rien écrit. 8
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