Métrique en Ligne
LEG_1/LEG54
Charles LE GOFFIC
Poésies complètes
1889-1914
LE BOIS DORMANT
ÉPILOGUE
L’ÎLE DES SEPT-SOMMEILS
PIÈCE LYRIQUE EN UN ACTE
À Émile Pouvillon.
PERSONNAGES
LA FÉE URGANDE.
LE LUTIN GWION.
L’ENCHANTEUR MYRDHYNN.
Dragueurs et Sirènes.
L’ÎLE DES SEPT-SOMMEILS
L’île de Sein, — ÉNEZ-SUN, l’île des Sept-Sommeils, — aux premiers temps de la légende celtique. Une dune roussie. L’ajonc ; la mer ; les brisants. Par l’étroite chaussée marine, une petite vieille, tassée, flétrie, se traîne. Le soir tombe : elle atteint la dune, s’arrête et embrasse désespérément le sinistre paysage.
SCÈNE PREMIÈRE
URGANDE, seule.
URGANDE
Ici la terre meurt ; ici finit ma route. 12
Celui que je cherchais, je ne l’ai pas trouvé. 12
Myrdhynn, ma force s’en va toute : 8
N’accable pas un cœur déjà tant éprouvé ! 12
5 Hélas ! Je pèse moins dans tes mains redoutables 12
Qu’au vent des nuits d’hiver la paille des étables 12
Ou l’humble grain de sénevé. 8
Je t’appartiens. Je suis la cendre au creux de l’urne ; 12
Je suis l’agneau, toi le lion. 8
10 Ô Ténébreux, ô Taciturne, 8
Tu m’as prise sans bruit comme un voleur nocturne, 12
Tandis que je dormais dans les bras de Gwion. 12
Nos destins sont pareils ; pareils furent nos crimes : 12
Perdus au fond de notre amour, 8
15 Ni lui, ni moi nous n’entendîmes 8
L’appel magique de tes rimes, 8
Tintant sur la forêt dans le déclin du jour 12
Fatal oubli dont nous portons la peine ! 10
Bondissant du sombre ravin. 8
20 Tu parais et, foulant notre lit de verveine, 12
Tu m’arraches des bras qui me pressaient en vain, 12
Pour me jeter, pleurante et nue et qui frissonne, 12
Sur une route morne où ne passait personne. 12
« Va-t’en devant toi, va, me dis-tu. Marche ainsi 12
25 Mille ans ! Cherche partout, dans le vent et la brume, 12
Dans le labeur et le souci, 8
Celui dont le regret vainement te consume 12
Et que j’exile aussi. 6
Tu ne le trouveras qu’en ta millième année, 12
30 Quand la fleur de tes seins sera toute fanée 12
Et que, pareils aux tambourins 8
Fendant leur peau parcheminée, 8
Tes séniles appas danseront sur tes reins ! » 12
Et j’allai. Forme vide, argile pantelante, 12
35 Ton souffle me chassait sur la route dolente : 12
La route ne menait nulle part. Et la nuit 12
Tombait. Partout le deuil et l’horreur ; aucun bruit 12
Que celui de mes pas heurtant le grès sonore. 12
Et la nuit refermait ses yeux noirs, et l’aurore 12
40 Levait au bord du ciel ses prunelles d’or fin, 12
Et je marchais toujours sur la route sans fin ! 12
Oh ! l’angoisse d’errer ainsi, seule, perdue 12
Irrémissiblement dans la morne étendue, 12
Vouée au silence éternel, 8
45 Sans une âme compatissante 8
Qui consente 3
A rafraîchir vos yeux d’un regard fraternel ! 12
Mais maintenant voilà que ma force défaille. 12
Autour de moi rien que les flots, 8
50 Et l’âpre bise qui les fouaille 8
Mêle ses sifflements à leurs rauques sanglots. 12
Où suis-je ? La nuit vient. Je ne vois plus ma route. 12
Prends pitié de mon mal, Myrdhynn : ne frappe plus 12
Celle dont tout espoir a coulé goutte à goutte 12
55 Et qu’un cœur moins cruel aurait peut-être absoute, 12
Avant que les mille ans ne fussent révolus !… 12
(Elle tombe évanouie. L’ombre s’épaissit autour d’elle et Gwion, qui vient à pas lents sur la grève, passe à côté de son amie sans la voir. Reclus tout le jour dans la grotte de Minconoc, il est sorti de sa retraite au brun de nuit. Le gracieux lutin est méconnaissable : ses tempes ont blanchi et la douleur a creusé des ornières rougeâtres dans ses joues.)
SCENE II
URGANDE, toujours immobile, GWION
GWION
Encor cette entremetteuse de mensonges ! 11
Elle approche à pas étouffés : c’est la Nuit. 11
Dame d’erreur, garde pour d’autres tes songes. 11
60 Je sais trop le réveil qui les suit !… 9
(Un silence. Gwion se tourne vers la mer.)
Oh ! quelle tristesse indéfinissable ! 10
Les flots sont partis avec le jusant. 10
Sous son pâle et doux suaire de sable, 10
Oh ! comme la grève est triste à présent !… 10
(Il appelle.)
65 Urgande ! Urgande !… 4
Rien. La grève est muette et muette la lande… 12
(Il retombe dans sa rêverie.)
Hélas ! au temps lointain du stellaire pourpris, 12
Avant que tu m’eusses pris, 7
Myrdhynn, empereur des charmes, 7
70 Duc des magiciens, prince des nécromans, 12
Au barbare réseau de tes enchantements, 12
Mes yeux ignoraient les larmes. 7
J’étais heureux dans le céleste chœur. 10
Ceint de verveine et de lavande, 8
75 Mon jeune front riait sous sa double guirlande. 12
J’étais heureux : Urgande habitait dans mon cœur, 12
Et mon cœur habitait Urgande… 8
Renaîtrez-vous, beaux matins de jadis ? 10
Quand se clora ma longue épreuve ? 8
80 Île des Sept-Sommeils, rochers sept fois maudits, 12
Où m’enchaîna le dur geôlier des sept bardits, 12
N’est-il donc rien qui vous émeuve ? 8
Suis-je votre captif jusqu’à la fin des temps ? 12
Ne reverrai-je plus, au détour de la sente. 12
85 Fleurir la rose éblouissante, 8
Se lever dans ma nuit l’étoile que j’attends ? 12
Urgande, chère fée, ô moitié de mon âme, 12
Que ne suis-je le vent rapide ou bien la flamme 12
Ou l’écume qui vole ou le brin de gazon ? 12
90 Que n’ai-je seulement vos ailes diaprées, 12
Halbrans, que traque vers nos prées 8
Des fonds brumeux de l’horizon, 8
Tel un chasseur que sa poursuite enivre, 10
L’Hiver casqué de neige et cuirassé de givre ? 12
95 Or, devant que Myrdhynn ne m’eût pris dans ses rets, 12
J’étais pareil à vous, oiseaux légers. J’errais, 12
Si rapide que l’œil avait peine à me suivre, 12
Sur la face des eaux, à la cime des bois. 12
Des rivières d’azur filaient entre mes doigts ; 12
100 Et mon âme multiple, abondante et joyeuse, 12
Nageant sur les couleurs, les parfums et les chants, 12
S’éparpillait dans les arômes de l’yeuse 12
Et dans l’or des soleils couchants… 8
(La mer commence à monter. Les barques accostent. Dans le lointain, des dragueurs de sable passent en chantant.)
CHŒUR DES DRAGUEURS
Sur le banc, dans la brise fraîche. 8
105 Nous avons dragué tant de sable roux 10
Qu’on en ferait bien avec une bêche 10
Un mulon plus haut que la flèche 8
De Saint-Gwénolé, terreur des garous ! 10
Soudain la mer s’est apaisée. 8
110 On entend au loin siffler les halbrans. 10
Est-ce avril qui naît parmi la rosée ? 10
La dune est comme une épousée 8
Avec ses bouquets de joncs odorants… 10
(Les voix s’éloignent. Gwion, aux derniers mots, s’est redressé. Stupéfait, il regarde autour de lui : une floraison merveilleuse vient d’éclore sur la dune et qui, dans sa houle odorante, lui dérobe la fée endormie.)
GWION
C’est vrai. Qu’arrive-t-il et par quelle merveille 12
115 Tout un printemps se lève à l’appel de mes yeux ? 12
Ô spectacle prestigieux ! 8
Rêvé-je ou si je veille ? 6
(Tonnerre, éclairs. Myrdhynn, dans un buisson de feux, surgit à la corne d’un rocher.)
SCENE III
URGANDE, toujours immobile,, GWION, L’ENCHANTEUR MYRDHYNN
MYRDHYNN
Triste Gwion, prête l’oreille : 8
Mon cœur enfin s’est adouci, 8
120 Gwion, ta bien-aimée est de retour ici. 12
Votre peine fût pareille ; 7
Que votre heur le soit aussi ! 7
Dès que l’orbe de la lune 7
Aura touché l’horizon, 7
125 Secouant sa pâmoison, 7
Ici même, sur la dune, 7
Urgande renaîtra dans sa jeune saison. 12
C’était pour reposer sa tête endolorie 12
Que la dune, ce soir, s’était toute fleurie. 12
130 Éveille-la, Gwion ; puis partez tous les deux. 12
Partez, fuyez, âmes légères, 8
Couple charmant et hasardeux. 8
Reprenez vos ébats au milieu des fougères. 12
Partez, retenez seulement 8
135 De vos épreuves passagères 8
Qu’il vous faut obéir à mon commandement 12
Et qu’on n’offense pas Myrdhynn impunément ! 12
(L’apparition s’évanouit. Une lune rose s’éveille sur la mer. Et voici que, de sa couche parfumée, Urgande — une Urgande nouvelle, délicieusement jeune et jolie, — s’étire doucement, lentement. Gwion, qui ne peut croire à son bonheur, hésite à la reconnaître. Et, tout à coup, on le voit qui s’élance.)
SCÈNE IV
URGANDE, GWION
GWION, poussant un cri
Urgande !
URGANDE, se dressant tout à fait.
Gwion !
GWION
Urgande,
C’était toi !
URGANDE
C’est toi, Gwion !
GWION
140 Comme un ramier, sur la lande, 7
J’errais plein d’affliction… 7
URGANDE
Sur les flots de la mer grande, 7
Je voguais, triste alcyon… 7
GWION
Urgande !
URGANDE
Gwion !
GWION
Urgande,
C’était toi !
URGANDE
145 C’est toi, Gwion !
GWION
Comment n’ai-je pas vu que c’était toi ? La lune 12
Se levait…
URGANDE
L’ombre encor me cachait à demi.
Doux ami ; 3
Ne te reproche aucune faute, aucune. 10
GWION
150 Quel devait être ton effroi, 8
Livrée ainsi aux vents sauvages ! 8
La mort habite ces rivages… 8
URGANDE
Gwion, je pensais à toi !… 7
La nuit était douce 5
155 Comme au temps d’avril : 5
Des flots de béryl 5
Chantaient sur la mousse. 5
Et je sommeillais, 5
Mollement couchée 5
160 Sur une jonchée 5
De lys et d’œillets ; 5
Quand, durant mon rêve, 5
(Troublant souvenir !) 5
Je te vis venir, 5
165 Gwion, sur la grève. 5
GWION
Chère fée, ô mon Urgande, 7
Je mourrai, si je te perds. 7
C’est toi ! Ce sont tes yeux pers, 7
C’est ta bouche de légende. 7
170 Et c’est ton rire auroral. 7
Ce sont tes mains : je les touche. 7
Ce sont tes yeux ; c’est ta bouche ; 7
C’est toi, coupe d’amour, Urgande, pur graal !… 12
URGANDE
Voix qui réconforte, 5
175 Chère, ô chère voix ! 5
Sans elle, je crois 5
Que je serais morte. 5
GWION
Rien ne m’était plus. 5
J’errais, le front hâve, 5
180 Pareil à l’épave 5
Que pousse le flux. 5
URGANDE
Étreintes liantes, 5
Baisers, mon souci, 5
Je tendais ainsi 5
185 Mes mains suppliantes ! 5
GWION
J’appelais sans fin : 5
Urgande ! criais-je. 5
O cher cou de neige ! 5
O beaux yeux d’or fin ! 5
URGANDE
190 Va ! Ne pensons plus à ces choses : 8
Mes maux sont terminés ; tes chagrins sont finis, 12
Puisque nous sommes réunis. 8
Soûlas d’aimer ! Douceur des ceintures décloses ! 12
C’est la nuit des métamorphoses : 8
195 Il pleut des corolles de roses ; 8
La mer est lisse comme un pré, 8
Et là-bas, où sont les carènes, 8
On entend chanter les Sirènes, 8
Blanches parmi le flot pourpré. 8
200 L’une dérive la gabare ; 8
L’autre lève aux plats-bords son jeune front barbare 12
Et, riant à l’homme de barre, 8
La plus belle des trois se suspend au beaupré. 12
Glitonéa, Tironée, Oronoles 10
205 Sont leurs noms. Quand l’ivoire épand leurs crins soyeux, 12
Une avalanche d’or croule sur leurs épaules ; 12
Leurs seins blancs sont taillés dans la neige des pôles ; 12
La langueur des nuits d’août se pâme dans leurs yeux. 12
Matelots, matelots, suivez ces amoureuses 12
210 Sous les porches d’argent de la glauque cité. 12
Croisez vos bras sur vos vareuses, 8
Et laissez-les guider vos paresses heureuses 12
Au pays de la Mort et de la Volupté. 12
Bien d’autres avant vous ont tenté l’aventure ; 12
215 Un vent mystérieux chantait dans leur mâture ; 12
Les cloches de la mer tintaient si doucement 12
Que, pour mieux écouter leur magique langage, 12
Les hommes se couchaient le long du bastingage 12
Et qu’ils pensaient ouïr des voix de diamant. 12
220 Écoutez-les aussi, ces cloches de promesses. 12
Leur carillon léger sonne d’étranges messes, 12
Telles qu’aucun de vous jamais n’en entendit. 12
Ahès est là, près de l’évêque qui les dit. 12
Et tout à coup, selon le rite guibélique, 12
225 Elle arque son corps immortel 8
Et, dans la monstrueuse et sombre basilique, 12
On voit s’ouvrir le lotus symbolique, 10
Et c’est Ahès le ciboire et l’autel !… 10
Nous cependant, couchés sur le sable des grèves, 12
230 Nous n’imiterons pas le farouche pluvier 12
Et nous suivrons, d’un œil ami, sans l’envier, 12
L’appareillage de vos rêves. 8
L’hiver chasse l’oiseau : plus fidèles que lui, 12
Jamais nous ne fuirons cette île hospitalière, 12
235 Et nos cœurs accouplés, demain comme aujourd’hui, 12
Ne voudront plus d’autre volière. 8
C’est ici leur dernier retrait, 8
La rive douce et familière. 8
Le nid caché, le nid secret. 8
240 Où s’abriteront sous les branches 8
Leurs deux tendresses toutes blanches, 8
Le double amour dont chacun d’eux mourait. 10
Ah ! Gwion, ne dis pas qu’il faut partir. Chère âme, 12
Ce soir d’hiver est doux comme un épithalame. 12
245 Où pourrions-nous trouver un tel apaisement ? 12
Quels bords seraient plus sûrs sous un ciel plus clément ? 12
GWION
Fuyons-les cependant, fuyons-les, mon Urgande. 12
Tu n’as pas vu l’ajonc, tu n’as pas vu la lande 12
Se convulser au vent de mer. 8
250 C’est de leurs fruits malsains que cette île est prodigue ; 12
Mais elle accorde à peine au soc qui la fatigue 12
Un peu de seigle ou d’orge amer. 8
Fuyons-les ! L’heure presse et la route est ouverte. 12
Vois ! la douce Phœbé qui rit dans la nuit verte 12
255 Fait jusqu’au bord de tes pieds blancs 8
Couler un pan léger de sa traîne fleurie, 12
Et c’est comme un chemin semé de pierrerie 12
Qui s’ouvre à nos rêves tremblants. 8
URGANDE
Mon Gwion, je suis si lasse ! 7
260 Comment prendre un tel chemin ? 7
Restons à la même place, 7
Gwion, ta main dans ma main. 7
Sur ces lys, l’âme légère, 7
Nous dormirons jusqu’au jour 7
265 La lune est une étrangère 7
Qui se rit de notre amour. 7
GWION
Non, regarde-la mieux. Comme sa pâle flamme 12
Doucement jusqu’à nous glisse de lame en lame ! 12
Comme son disque est lent à quitter l’horizon ! 12
270 Regarde encore. Vois si je n’ai pas raison, 12
Si l’oblique reflet qui tremble derrière elle, 12
On ne le prendrait pas pour quelque passerelle 12
Que des chaînes d’argent suspendraient dans la nuit. 12
La mer ne fut jamais si calme ! Pas un bruit, 12
275 Rien, tout s’est tu : l’appel des halbrans, le chant vague 12
Des bateliers de Sein qui déchargeaient leur drague, 12
Pleine du sable roux qu’on pêche sur le Banc, 12
Et qui s’en sont allés avec le soir tombant. 12
Partons aussi. Fuyons n’importe où ! C’est si triste, 12
280 Sein ! Vienne l’hiver, pas une fleur qui résiste, 12
Ni l’œillet sur les caps, ni la rose au jardin : 12
Toutes, l’hiver venu, s’étiolent soudain, 12
Et, sur l’horizon gris taché d’un soleil trouble, 12
Avec le jour qui meurt et le vent qui redouble, 12
285 C’est comme une montée éperdue, un flux noir 12
De landes, des bonds tels aux quatre coins du soir 12
Qu’on dirait, sous l’horreur de ces couchants funèbres, 12
L’échevèlement fou d’une mer de ténèbres !… 12
URGANDE
Gwion, Gwion, se pourrait-il ? 8
290 L’ancienne souffrance t’égare : 8
Où trouver un air plus subtil ? 8
La dune est comme un grand courtil 8
Sous le printemps qui la bigarre. 8
GWION
Viens, te dis-je. Là-bas, où mènent ces clartés, 12
295 Il est d’autres printemps suivis de longs étés, 12
Des jours d’or, une paix lumineuse et chantante. 12
Tu le connais : c’est le pays de notre attente, 12
Le lilial Éden où luit, fête des yeux, 12
Hel, le très beau, le pur et le victorieux ! 12
300 Ô chers rayons, route d’amour surnaturelle, 12
Étends-toi sous nos pas, magique passerelle ! 12
Et vous, fleurs du pourpris que nos vœux ont élu, 12
Soleil, clarté parfaite, œil du jour absolu, 12
Splendeur, et vous, miroir des eaux, mers odorantes, 12
305 Beau ciel pareil aux yeux des vierges ignorantes, 12
Bois sacrés, frondaisons pacifiques, et vous, 12
Vers qui monte au matin l’hymne fidèle et doux 12
Des fiancés et des époux. 8
Temples de l’indulgent Amour, demeures saintes, 12
310 Parvis de cinname arrosés, 8
Stèles de candeur toutes ceintes, 8
Où sur la bouche d’or des molles hyacinthes 12
Palpitent nuit et jour d’invisibles baisers, 12
Salut, temples, forêts, soleil, mers lumineuses ! 12
315 Salut, pourpris d’enchantement, 8
Fleurs que les lèvres de l’amant, 8
Dans la douceur du clos dormant, 8
Cueillaient aux lèvres des faneuses !… 8
URGANDE, doucement ironique.
Volage ami, cœur vagabond, 8
320 Je sais ! Je sais ! Mais à quoi bon 8
Changer le cadre du poème ? 8
Ce que nous avons ici même, 8
Pourquoi l’aller chercher ailleurs 8
Et se peut-il d’Édens meilleurs 8
325 Que le nid tout fait où l’on s’aime ? 8
Foin de ces amours de gala ! 8
Il y faut trop de remuages ; 8
Quitte la lune : laisse-la 8
Garder son troupeau de nuages. 8
330 Nous n’avons cure de ses soins : 8
Gwion, pour s’aimer sans témoins, 8
Crois-tu qu’on s’en doive aimer moins ? 8
GWION
Urgande, par pitié, cesse ces railleries ! 12
Il n’est que temps. Déjà les métairies 10
335 S’éveillent… Le coq chante… Écoute !… Cependant 12
La lune qui décroît va quitter l’Occident, 12
Et, si nous refusons de partir avec elle, 12
Tout chemin nous sera fermé ! 8
URGANDE
Que nous importe, ô mon aimé ? 8
GWION
340 Mais c’est le clos d’antan, le pourpris embaumé, 12
Et le val et la source et les champs d’asphodèle, 12
C’est tout l’Éden que nous perdons, chère infidèle. 12
Si l’aube nous retrouve ici !… 8
URGANDE
Maigre souci ! 4
GWION
345 Quoi ! Tu renoncerais à la blanche demeure, 12
A l’étang qui s’endort parmi les nénuphars ? 12
Tu leur préférerais ce ciel, ces flots blafards ? 12
URGANDE
Hormis l’amour, tout n’est que leurre. 8
GWION
Ah ! pour la préférer aux rivages vermeils, 12
350 Aux flots bleus que le vol des palombes effleure, 12
Ah ! tu ne connais pas l’île des Sept-Sommeils ! 12
Tu ne peux pas savoir quelle race l’habite, 12
Le feu sombre qui couve au creux de son orbite, 12
Son rire épais, ses travaux sans loyer, 10
355 Et la Misère, éternelle Cassandre, 10
Accroupie en robe de cendre 8
Sur les dalles de son foyer ! 8
URGANDE
Je connais tout cela, Gwion, et d’autres choses 12
Encor. Mais que veux-tu ? Je suis lasse des roses, 12
360 Des jours d’or, des flots bleus, des pourpris irisés, 12
Et je n’aspire plus, Gwion, qu’à tes baisers. 12
Tu me les donneras ici. Quoi ! Tu t’effraies 12
De me savoir parmi ces bonnes gens en braies, 12
Ces îliens aux cous renflés, au sang fougueux, 12
365 Toujours à labourer quelque océan, ces gueux 12
Qui s’en iraient jusqu’en enfer d’une bordée ! 12
Moi, je les aime d’être ainsi. J’ai comme idée 12
Qu’ils nous accueilleraient fort bien, ces bonnes gens. 12
Nous leur serions des dieux très doux, très indulgents, 12
370 De petits dieux, d’aspect nullement redoutable. 12
Puis ils nous donneraient les miettes de leur table, 12
Un peu de lait, du miel, et c’est assez pour nous. 12
Songe donc : tu n’atteindrais pas à leurs genoux ! 12
Ils ne te craindraient pas, Gwion, tout au contraire. 12
375 C’est charmant : tu serais comme leur petit frère, 12
Et moi comme leur sœur un peu tendrette encor. 12
Et le voilà, l’Éden ! Les voilà, les jours d’or ! 12
C’est cela le bonheur, Gwion : lorsque tout change, 12
Ne point changer, rester ici dans quelque grange 12
380 Bien close, où le vent d’ouest ne pénétrerait point, 12
Seuls à s’aimer, parmi la bonne odeur du foin, 12
Au matin s’éveiller avec les bartavelles, 12
Courir dans le gazon, baller dans les javelles, 12
Aller, venir, trotter, la bride sur le cou, 12
385 Du platier de Vaskern aux brisants d’Ifliskou, 12
Et, pour faire la nique aux faneuses du Lenne, 12
Glisser dans leur fichu des fleurs de marjolaine ! 12
Ah ! les lutins que nous serions, si tu voulais ! 12
Comme notre grenier vaudrait tous les palais ! 12
390 Quoi ! Tu boudes encore ? Est-ce que d’aventure, 12
Gwion, tu jugerais trop noire ma peinture. 12
Ou si c’est mon babil d’oiseau qui t’étourdit ? 12
Et pourtant, bien-aimé, je ne t’ai pas tout dit. 12
Pardonne-moi. Durant cet exode farouche, 12
395 Où je cherchais partout tes yeux, partout ta bouche, 12
J’ai vu tant de misère, hélas ! sur mon chemin, 12
Que j’ai pris en pitié le pauvre genre humain. 12
Réellement, il m’a poussé comme une autre âme. 12
La charité rentre à présent dans mon programme 12
400 Et je veux, s’il te plaît, le tenir jusqu’au bout. 12
Donc, mon aimé, faisons nos paquets et debout ! 12
Dans la ferme discrète où seront nos pénates, 12
Si les poulains trop vifs ont embrouillé leurs nattes, 12
Si le bœuf a rompu sa longe ou le bélier 12
405 Ses entraves, j’entends que d’un doigt familier 12
Et prompt l’un de nous deux répare le dommage. 12
L’agréable métier, Gwion ! Point de chômage ! 12
Toujours quelque service à rendre ! Quant à moi, 12
Je sais par le menu déjà tout mon emploi : 12
410 Traire le lait, rouir le chanvre aux grandes pluies, 12
Souffler le feu, couper le pain, tendre les buies, 12
Vanner l’orge, garder la ruche des frelons, 12
Brasser la pâte et l’étaler sur les poêlons 12
D’une éclisse savante et sûre en sa prestesse… 12
415 Vois-tu d’ici l’étonnement de notre hôtesse, 12
Qui se frotte les yeux et croit rêver encor 12
Et se signe trois fois comme à confiteor, 12
En trouvant au matin sa tâche à moitié faite ! 12
Tous les jours désormais lui seront jours de fête. 12
420 Son linge séchera tout seul sur les buissons. 12
Plus de soucis ! Enfin son homme et ses garçons, 12
Le ventre creux, ne crieront plus après la soupe, 12
Quand ils débarqueront le soir de leur chaloupe ! 12
Un bon feu pétillant d’ajonc les attendra, 12
425 Et, sous l’intimité de leur unique drap 12
D’étoupe, bien rangés le long de la venelle. 12
Les lits-clos ouvriront leur crypte maternelle 12
Et se feront plus doux, plus chauds et plus discrets. 12
Quel coup du ciel ! Voilà nos gens tout guillerets. 12
430 Pas un, ma foi, qui s’attendît à la prébende ! 12
Mais les plus fortunés peut-être de la bande, 12
Les plus heureux, Gwion, ce sera nous encor. 12
Eh ! oui, l’on peut trouver à redire au décor : 12
Une ferme, une grange, un courtil, ce n’est guère 12
435 Et nous avions jadis un cadre moins vulgaire. 12
Mais le bonheur n’est pas hors de nous, mon aimé : 12
Il est en nous. Ton cœur s’est trop vite alarmé ; 12
Tu ne te sens pas fait pour jouer les apôtres ; 12
Tu ne sais pas comme il est doux d’aider les autres 12
440 Et, dans ton égoïsme innocent, tu ne vois 12
Que mes yeux et n’entends au monde que ma voix. 12
Il est des yeux meurtris comme des ciels d’orage ; 12
D’autres si transparents qu’on dirait un vitrage 12
Et qu’on aperçoit l’âme en se penchant sur eux. 12
445 Retiens pieusement leur secret douloureux : 12
Pour t’être pénétré du deuil qui s’y révèle, 12
Tu trouveras aux miens une douceur nouvelle. 12
Il est des voix, écho d’un si morne tourment, 12
Qu’on les prendrait de loin pour un vagissement 12
450 Et qu’elles n’osent pas se détacher des lèvres. 12
Recueille-les. Entends ce que disent leurs fièvres, 12
Les âtres morts, l’exil, la souffrance et la faim ; 12
Connais toutes ces voix grelottantes, afin 12
De mieux apprécier le cristal de la mienne. 12
455 Or, c’est cela, Gwion, la charité chrétienne 12
Et, quoiqu’un peu païens de tournure et d’esprit. 12
Nous la pratiquerons ainsi qu’il est écrit… 12
GWION
Nous devenir chrétiens, Urgande ! 8
Nous, les lutins subtils, fantasques et moqueurs, 12
460 Céder au vent de propagande 8
Qui dessèche partout les cœurs !… 8
URGANDE
Innocence ! Candeur ! Simplesse ! 8
Eh ! l’on en prend et l’on en laisse, 8
Gwion. Puis, entre nous, ta crainte est sans objet 12
465 Jésus n’est pas un ogre, ami, comme Saturne. 12
Ceux qui te l’ont dépeint renfrogné, taciturne, 12
Cuvant au fond du ciel le sang qui le gorgeait, 12
T’ont menti. C’était bon pour les dieux de la fable, 12
Cette attitude. Lui, c’est un être ineffable, 12
470 Qui ne sait que des mots de pardon et d’amour, 12
Le plus charmant, le plus exquis de tous les êtres. 12
Accueillant aux petits, dur seulement aux maîtres. 12
Une âme blanche, avec l’immense azur autour !… 12
GWION
Je veux te croire, Urgande, et cependant j’ai peine 12
475 A dire oui. L’effroi m’étreint. Nouveau venu, 12
J’hésite sur le seuil et, la main sur le pêne, 12
Je n’ose ouvrir par peur de l’inconnu… 10
Que faire ?
URGANDE
M’obéir, Gwion.
GWION
Chère amoureuse.
Du moins si j’étais sûr que tu serais heureuse, 12
480 Si, par quelque présage inouï, j’apprenais… 12
(Un couple d’oiseaux traverse en ce moment le ciel et vient s’abattre auprès d’eux. Gwion ne les remarque pas, mais Urgande tressaille et saisit Gwion par la main.)
URGANDE
Vois donc, ami, dans les genêts 8
Ces deux blancheurs surnaturelles : 8
Roucoulements, douces querelles, 8
Baisers de-ci, baisers de-là. 8
485 Ne sont-ce point deux tourterelles ? 8
GWION, s’approchant pour écarter les branches.
Oui. L’on croirait vraiment qu’il a neigé sur elles. 12
URGANDE, s’approchant à son tour.
Eh bien ! mais le présage attendu, le voilà ! 12
Regarde encor… Plus près !… De leur bec adorable. 12
Elles tressent un nid, ce me semble…
GWION
En effet !…
URGANDE
490 Un nid, Gwion ! Ah ! c’est parfait ! 8
L’augure jusqu’au bout s’est montré favorable 12
Et tu n’as plus qu’à t’incliner. 8
GWION, qui se résigne.
Ainsi fais-je sans chicaner, 8
Mon Urgande. Les Sorts sont pour toi. Je l’avoue. 12
495 Et donc, quand il est temps, retournons notre proue. 12
Rentrons au port. Faisons comme ces beaux oiseaux 12
De lumière : dans les genêts et les roseaux, 12
Bâtissons notre nid de branchage flexible ; 12
Comme eux, sans regretter un ciel inaccessible, 12
500 Laissons s’épanouir nos deux cœurs triomphants. 12
URGANDE
Et, comme eux, mon amour, ayons beaucoup d’enfants ! 12
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