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LEC_3/LEC156
Charles-Marie LECONTE DE LISLE
POÈMES ANTIQUES
1852
Khiron
POEME
I
Hélios, désertant la campagne infinie, 12
S'incline plein de gloire aux plaines d'Haimonie. 12
Sa pourpre flotte encor sur la cime des monts. 12
Le grand fleuve océan apaise ses poumons ; 12
5 Et l'invincible nuit de silence chargée 12
Déjà d'un voile épais couvre les flots Égée ; 12
Mais sur le Boibéis aux rougissantes eaux 12
Où le coursier lapithe humecte ses naseaux, 12
Sur l'Hellade sacrée et la mer de Pagase 12
10 La robe d'Hélios se déploie et s'embrase. 12
Non loin du Pélion couronné de grands pins, 12
Par les sentiers touffus, par les vagues chemins, 12
Les pasteurs, beaux enfants à la robe grossière, 12
Qui d'un agile élan courent dans la poussière, 12
15 Ramènent tour à tour et les bœufs indolents 12
Dont la lance hâtive aiguillonne les flancs, 12
Les chèvres aux pieds sûrs, dédaigneuses des plaines, 12
Et les blanches brebis aux florissantes laines. 12
Sur de rustiques chars les vierges aux bras nus 12
20 Jettent au vent du soir leurs rires ingénus, 12
Et tantôt, de narcisse et d'épis couronnées, 12
Chantent Cérès propice en chansons alternées. 12
Durant l'éclat du jour, au milieu des joncs verts, 12
En d'agrestes cours d'eau de platanes couverts, 12
25 Les unes ont lavé les toiles transparentes, 12
Les autres ont coupé les moissons odorantes, 12
Et toutes, délaissant la fontaine ou les champs, 12
Charment au loin l'écho du doux bruit de leurs chants. 12
L'heure fuit, le ciel roule et la flamme recule. 12
30 La splendide vapeur du flottant crépuscule 12
S'épanche autour des chars, baignant d'un pur reflet 12
Ces bras où le sang luit sous la blancheur du lait, 12
Ces chastes seins enclos par le lin diaphane, 12
Qui jamais n'ont bondi sous une main profane ; 12
35 Ces cheveux dénoués, beau voile, heureux trésor, 12
Que le vent amoureux déroule en boucles d'or. 12
Sur les blés, les tissus, l'une près l'autre assises, 12
Elles vont unissant leurs chansons indécises, 12
Leurs rires éclatants ! Et les jeunes pasteurs 12
40 S'empressent pour les voir, et par des mots flatteurs 12
Caressent en passant leur vanité cachée. 12
Tels, quittant la montagne en son repos couchée, 12
Ces enfants de l'Hellade aux immortels échos 12
Poussent troupeaux et chars vers les murs d'Iolkos. 12
45 Mais voici qu'au détour de la route poudreuse 12
Un étranger s'avance ; et cette foule heureuse 12
Le regarde et s'étonne, et du geste et des yeux 12
S'interroge aussitôt. Il approche. Les dieux 12
D'un sceau majestueux ont empreint son visage. 12
50 Dans ses regards profonds règne la paix du sage. 12
Il marche avec fierté. Sur ses membres nerveux 12
Flotte le lin d'Égypte aux longs plis. Ses cheveux 12
Couvrent sa vaste épaule, et dans sa main guerrière 12
Brille aux yeux des pasteurs la lance meurtrière. 12
55 Silencieux, il passe, et les adolescents 12
Écoutent résonner au loin ses pas puissants. 12
C'est un dieu ! Pensent-ils ; et les vierges troublées 12
S'entretiennent tout bas en groupes rassemblées. 12
Mais semblable au lion, le divin voyageur 12
60 S'éloigne sans les voir, pacifique et songeur. 12
La nuit tombe des cieux ; le Pélion énorme 12
Aux lueurs de Phœbé projette au loin sa forme ; 12
Et sur la cime altière où dorment les forêts 12
Les astres immortels dardent leurs divins traits. 12
65 Il marche. Il a franchi les roches dispersées, 12
Formidables témoins des querelles passées ; 12
Alors que les géants, de leurs solides mains 12
Bâtissaient vers les cieux d'impossibles chemins, 12
Et que Zeus, ébranlant l'escalier granitique, 12
70 De ces monts fracassés couvrit l'Hellade antique. 12
Entre deux vastes blocs, au creux d'un noir vallon, 12
Non loin d'un bois épais que chérit Apollon, 12
Un antre ouvre aux regards sa cavité sonore. 12
Le seuil en est ouvert ; car tout mortel honore 12
75 Cet asile d'un sage, et l'on dit que les dieux 12
De leur présence auguste ont consacré ces lieux. 12
Deux torches d'olivier de leur flamme géante 12
Rougissent les parois de la grotte béante. 12
Là, comme un habitant de l'Olympe éthéré, 12
80 Mais par le vol des ans fugitifs effleuré, 12
Khiron aux quatre pieds, roi de la solitude, 12
Sur la peau d'un lion, couche nocturne et rude, 12
Est assis, et le fils de Pelée, au beau corps, 12
Charme le grand vieillard d'harmonieux accords. 12
85 La lyre entre ses doigts chante comme l'haleine 12
De l'Euros au matin sur l'écumante plaine. 12
À ce bruit l'étranger marche d'un pied hâtif, 12
Et sur le seuil de pierre il s'arrête attentif. 12
Mais Khiron l'aperçoit ; il délaisse sa couche ; 12
90 Un rire bienveillant illumine sa bouche ; 12
Il interrompt Achille à ses pieds interdit 12
Et saluant son hôte, il l'embrasse et lui dit : 12
Orphée aux chants divins que conçut Kalliope 12
Entre les bras d'Œagre, aux vallons du Rhodope 12
95 Que baigne le Strymon d'un cours aventureux ; 12
Ô magnanime roi des kylones heureux ! 12
Dieu mortel de l'Hémos, qui vis le noir rivage, 12
Ta présence m'honore, et mon antre sauvage 12
N'a contenu jamais entre tous les humains 12
100 Un hôte tel que toi, chantre aux savantes mains. 12
Ta gloire a retenti des plaines de l'Hellade 12
Jusqu'aux fertiles bords où gémit Encelade. 12
Attentive, souvent mon oreille écouta, 12
De la Thrace glacée aux cimes de l'Œta, 12
105 Les sons mélodieux de ta lyre honorée 12
Voler dans l'air ému sur l'aile de Borée. 12
Déjà par l'âge éteints, jamais mes faibles yeux 12
Ne t'avaient contemplé, mortel semblable aux dieux ! 12
J'en atteste l'Olympe et mon père Saturne, 12
110 Ta vue a réjoui ma grotte taciturne. 12
Entre ! Repose-toi sur ces peaux de lion. 12
Dans les vertes forêts du sombre Pélion, 12
Jadis, en mes beaux jours de force et de courage, 12
J'immolai de mes mains ces lions pleins de rage. 12
115 Maintenant leur poil fauve est propice au repos, 12
Plus que la toison blanche arrachée aux troupeaux. 12
Et toi, fils de Thétys, Achille au pied agile, 12
Verse l'onde qui fume en cette urne d'argile, 12
Et de mon hôte illustre, aux accents inspirés, 12
120 D'une pieuse main lave les pieds sacrés. 12
Il dit, et le jeune homme, à sa voix vénérée, 12
Saisit l'urne, d'acanthe et de lierre entourée. 12
Une eau pure et brûlante y coule ; et, gracieux, 12
Il s'approche d'Orphée aux chants harmonieux : 12
125 Ô roi ! Mortel issu d'une race divine, 12
Permets que je te serve. — Et son genou s'incline, 12
Et ses cheveux dorés, au Sperkhios voués, 12
Sur son front qui rougit s'épandent dénoués. 12
Le sage lui sourit, l'admire et le caresse : 12
130 Que le grand Zeus, mon fils, à ton sort s'intéresse, 12
Dit-il. — Achille alors lave ses pieds fumants, 12
Agrafe le cothurne aux simples ornements, 12
Puis écoute appuyé sur sa pique de hêtre 12
L'harmonieuse voix qui répond à son maître. 12
135 Tel, le jeune Iakkhos, dans les divins conseils 12
S'accoude sur le thyrse aux longs pampres vermeils. 12
Interdit devant toi, fils de Khronos, ô sage, 12
À peine j'ose encor contempler ton visage ; 12
Et je doute en mon cœur que les destins amis 12
140 Aient vers le grand Khiron guidé mes pas soumis. 12
Salut, divin vieillard plein d'un esprit céleste ! 12
Que jamais Érynnis, dans sa course funeste, 12
Ne trouble le repos de tes glorieux jours ! 12
Ô sage, vis sans cesse et sois heureux toujours. 12
145 La vérité, mon père, a parlé par ta bouche. 12
Kalliope reçut Oeagre dans sa couche : 12
Je suis né sur l'Hémos de leurs embrassements. 12
Pour braver Poseidon et les flots écumants 12
J'ai quitté sans regrets la verte Bistonie 12
150 Où des rhythmes sacrés j'enchaînais l'harmonie ; 12
Et la riche Iolkos m'a reçu dans son sein. 12
Là, sur le bord des mers, comme un bruyant essaim, 12
Cinquante rois couverts de brillantes armures, 12
Poussant jusques aux cieux de belliqueux murmures, 12
155 Autour d'un noir navire aux destins hasardeux 12
Attendent que ma voix te conduise auprès d'eux. 12
Sur la plage marine où j'ai dressé ma tente, 12
Environnant mon seuil de leur foule éclatante, 12
Tous m'ont dit : — Fils d'Oeagre, aux paroles de miel, 12
160 De qui la lyre enchante et la terre et le ciel, 12
Va ! Sois de nos désirs le puissant interprète ; 12
Que le sage Centaure à te suivre s'apprête. 12
Dis-lui que des myniens les héros assemblés 12
Au delà des flots noirs par l'orage troublés, 12
165 Las d'un lâche repos et d'une vie obscure, 12
Vont ravir la toison du bélier de Mercure. 12
Rappelle-lui Phryxos avec la blonde Hellé, 12
Rejetons d'Athamas, que conçut Néphélé, 12
Alors qu'abandonnant les rives d'Orkhomène, 12
170 Ils fuyaient vers Aia leur marâtre inhumaine. 12
Et le bélier divin les portait sur les mers. 12
La jeune Hellé tomba dans les gouffres amers ; 12
Et Phryxos, pour calmer son ombre fraternelle, 12
Immola dans Kolkhos ce nageur infidèle. 12
175 Il suspendit lui-même, au milieu des forêts, 12
Sa brillante toison dans le temple d'Arès ; 12
Et depuis, un dragon aux dieux mêmes terrible, 12
Veille sur ce trésor, gardien incorruptible. 12
Immense, vomissant la fumée et le feu, 12
180 De ses mouvants anneaux il entoure ce lieu. 12
Il n'a dormi jamais, et tout son corps flamboie ; 12
Il rugit en lion, en molosse il aboie ; 12
Comme l'aigle, habitant d'Athos aux pics déserts, 12
Il vole, hérissé d'écailles, dans les airs ! 12
185 Il rampe, il se redresse, il bondit dans la plaine 12
Mieux qu'un jeune étalon à la puissante haleine ; 12
Et dans la sombre nuit, comme aux clartés du ciel, 12
Il darde incessamment un regard éternel ! 12
Va donc, cher compagnon, harmonieux Orphée ; 12
190 Présente à ses regards cet immortel trophée ; 12
Va ! Qu'il cède à nos vœux et qu'il règne sur nous. 12
Ses disciples anciens embrassent ses genoux. 12
Aux luttes des héros il forma leur jeunesse, 12
Et leur âge viril implore sa sagesse. 12
195 Vieillard ! Tels m'ont parlé ces pasteurs des humains 12
Nourris de ton esprit, élevés par tes mains : 12
Le puissant Héraclès, fils de Zeus et d'Alkmène, 12
Qui déploie en tous lieux sa force surhumaine, 12
Et qui naquit dans Thèbe, alors que le soleil 12
200 Cacha durant trois jours son éclat sans pareil ; 12
Typhis, fils d'Aignias, qui de ses mains habiles 12
Dirige les vaisseaux sur les ondes mobiles ; 12
Kastor, fils de Tyndare et dompteur de coursiers ; 12
Pollux, que l'Eurotas en ses roses lauriers 12
205 Vit naître avec Hélène, au berceau renommée, 12
Sous les baisers du dieu dont Léda fut aimée ; 12
Le léger Méléagre, appui de Kalydon ; 12
Boutès, à qui Pallas d'un glaive d'or fit don ; 12
Pélée et Télamon, Amphion de Pallène, 12
210 Et le bel Eurotos cher au dieu de Kyllène ; 12
Et le fils de Nélée et Lyncée aux grands yeux 12
Qui du regard pénètre et la terre et les cieux, 12
Et les profondes mers et les abîmes sombres 12
Où l'implacable Aidès règne au milieu des ombres ; 12
215 Et vingt autres héros, avec le fils d'Oeson 12
Jeune, brave et prudent comme Athéné, — Jason ! 12
Je supplie avec eux ta sagesse profonde. 12
Sur leur respect pour toi tout leur espoir se fonde ; 12
Parle ! Que répondrai-je à ces rois belliqueux ? 12
220 Ils n'attendent qu'un chef, mais Argo n'attend qu'eux. 12
J'écoute ; car demain, dès l'aurore naissante, 12
Il me faut retourner vers la mer mugissante. 12
— Les dieux, dit le Centaure, ont habité parfois 12
Les bruyantes cités et les monts et les bois, 12
225 Alors que de l'Olympe abandonnant l'enceinte, 12
Ils dérobaient l'éclat de leur majesté sainte ; 12
Ainsi, roi de la Thrace, à tes augustes traits, 12
Je me souviens du dieu qui lance au loin les traits ; 12
Tel, exilé des cieux, pasteur de Thessalie, 12
230 Je le vis s'avancer dans la plaine embellie. 12
Son port majestueux, ses chants le trahissaient, 12
Et les nymphes des bois sur ses pas s'empressaient. 12
Ta parole, mon hôte, est douce à mon oreille ; 12
Nulle voix à la tienne ici-bas n'est pareille ; 12
235 Mais comme un roi puissant, à des enfants épars, 12
Dispense ses trésors en d'équitables parts, 12
L'impassible destin, obéi des dieux mêmes, 12
Ordonne l'univers de ses décrets suprêmes. 12
Le destin sait, voit, juge ! Et tous lui sont soumis, 12
240 Et jamais il ne tient que ce qu'il a promis. 12
Repose-toi, mon hôte, et daigne en ma retraite 12
Calmer la sombre faim. — Fils de Pélée, apprête 12
Et le miel et le vin et nos agrestes mets. 12
Bientôt, roi de la Thrace, ô chanteur, qui soumets 12
245 Au joug mélodieux les forêts animées, 12
Les sources des vallons de tes accents charmées, 12
Et les rochers émus et les bêtes des bois, 12
Bientôt le noir destin parlera par ma voix. 12
Le destin dévorant, sourd comme l'onde amère, 12
250 Engloutit à son jour toute chose éphémère, 12
Ô fils d'Oeagre ! Et moi, par Khronos engendré, 12
Qui dus être immortel, dont l'âge immesuré 12
De générations embrasse un vaste nombre ; 12
Moi qui de l'avenir perce le voile sombre… 12
255 Il me semble qu'hier j'ai vu les premiers cieux ! 12
Que Phyllire, ma mère, en son amour joyeux, 12
Hier en ses doux bras abritait ma faiblesse ! 12
Ne touché-je donc pas à l'aride vieillesse ? 12
N'ai-je pas sur la terre usé de mes pieds durs 12
260 La tombe des héros tombés comme fruits mûrs ? 12
Et cet âge éternel qu'on daigna me promettre, 12
Est-ce un rapide jour qui semble toujours naître ? 12
Sombre destin, pensée où tout est résolu, 12
Ô destin, tout mourra quand tu l'auras voulu. 12
265 Et durant ce discours, Orphée aux yeux splendides, 12
Lisant sur ce grand front tout sillonné de rides 12
La profonde pensée et le secret du sort, 12
Croit voir un dieu couvert des ombres de la mort. 12
Cependant il se tait et respecte le sage ; 12
270 Nul orgueil de savoir ne luit sur son visage ; 12
Il attend que Khiron, assouvissant sa faim, 12
L'invite à l'écouter et lui réponde enfin. 12
Le fier adolescent à la tête bouclée, 12
Fils de l'Océanide et du divin Pélée, 12
275 Achille au cœur ardent, comme un jeune lion 12
Qui joue en son repaire aux flancs du Pélion, 12
S'empresse autour d'Orphée et du sage Centaure ; 12
Souriant, il leur verse un doux vin qui restaure, 12
Puis, sur un disque il sert un tendre agneau fumant, 12
280 Et des gâteaux de miel avec un pur froment. 12
Parfois, le grand vieillard qui naquit de Phyllire, 12
Et le roi de la Thrace à la puissante lyre, 12
Admirent en secret cet enfant glorieux, 12
Le plus beau des mortels issu du sang des dieux. 12
285 Déjà sa haute taille avec grâce s'élance 12
Comme un pin des forêts que la brise balance ; 12
Une flamme jaillit de son œil courageux ; 12
Et, soit qu'il s'abandonne aux héroïques jeux, 12
Soit qu'il fasse vibrer entre ses mains fécondes 12
290 La lyre aux chants divins, mélodieuses ondes ; 12
Comme un nuage d'or, diaphane et mouvant, 12
À voir ses longs cheveux flotter au libre vent, 12
Et sur son cou d'ivoire errer pleins de mollesse ; 12
À voir ses reins brillants de force et de souplesse, 12
295 Son bras blanc et nerveux au geste souverain 12
Qui soutient sans ployer un bouclier d'airain, 12
Les deux sages déjà, devançant les années, 12
Déroulent dans leurs cœurs ses grandes destinées. 12
Mais le festin s'achève, et sur sa large main 12
300 Le Centaure pensif pose un front surhumain. 12
Un long rêve surgit dans son âme profonde ; 12
Son œil semble chercher un invisible monde ; 12
Son oreille attentive aux bruits qui ne sont plus 12
Entend passer l'essaim des siècles révolus. 12
305 Il s'enflamme aux reflets de leur antique gloire, 12
Comme au vivant soleil luit une tombe noire ! 12
Tels qu'un écho lointain qui meurt au fond des bois, 12
Des sons interrompus expirent dans sa voix, 12
Et de son cœur troublé l'élan involontaire 12
310 Fait qu'il frappe soudain des quatre pieds la terre. 12
Comme pour embrasser des êtres bien aimés, 12
Il ouvre à son insu des bras accoutumés ; 12
Il remonte les temps, il s'écrie, il appelle, 12
Et sur son front la joie à la douleur se mêle. 12
315 Enfin sa voix résonne et s'exhale en ces mots, 12
Comme le vent sonore émeut les noirs rameaux. 12
II
— Oui ! J'ai vécu longtemps sur le sein de Cybèle… 12
Dans ma jeune saison que la terre était belle ! 12
Les grandes eaux naguère avaient de leurs limons 12
320 Reverdi dans l'éther les pics altiers des monts. 12
Du sein des flots féconds les humides vallées, 12
De nacre et de corail et de fleurs étoilées, 12
Sortaient, telles qu'aux yeux avides des humains, 12
De beaux corps ruisselants du frais baiser des bains, 12
325 Et fumaient au soleil comme des urnes pleines 12
De parfums d'Ionie aux divines haleines ! 12
Les cieux étaient plus grands ! D'un souffle généreux 12
L'air subtil emplissait les poumons vigoureux ; 12
Et plus que tous, baigné des forces éternelles, 12
330 Des aigles de l'athos je dédaignais les ailes ! 12
Sur l'écume des mers Aphrodite en riant, 12
Comme un rêve enchanté voguait vers l'orient… 12
De sa conque, flottant sur l'onde qui l'arrose, 12
La nacre aux doux rayons reflétait son corps rose ; 12
335 Et l'Euros caressait ses cheveux déroulés, 12
Et l'océan baisait ses pieds immaculés, 12
Et les grâces en rond sur la mer murmurante 12
Emperlaient en nageant leur blancheur transparente ; 12
Et les ris et les jeux, dans leurs jeunes essors, 12
340 Guidaient la conque bleue et ses divins trésors ! 12
Ô plaines de la Grèce, ô montagnes sacrées, 12
De la terre au grand sein mamelles éthérées ! 12
Ô pourpre des couchants, ô splendeur des matins ! 12
Ô fleuves immortels, qu'en mes jeux enfantins 12
345 Je domptais du poitrail, et dont l'onde écumante, 12
Neige humide, flottait sur ma croupe fumante ! 12
Oui ! J'étais jeune et fort ; rien ne bornait mes vœux : 12
J'étreignais l'univers entre mes bras nerveux ; 12
L'horizon sans limite aiguillonnait ma course, 12
350 Et j'étais comme un fleuve élancé de sa source, 12
Qui, du sommet des monts soudain précipité, 12
Flot sur flot s'amoncelle et roule avec fierté. 12
Depuis que sur le sable où la mer vient bruire 12
Khronos m'eut engendré dans le sein de Phyllire, 12
355 J'avais erré, sauvage et libre sous les airs, 12
Emplissant mes poumons du souffle des déserts, 12
Et fuyant des mortels les obscures demeures. 12
Je laissais s'envoler les innombrables heures ; 12
De leur rapide essor rival impétueux, 12
360 L'orage de mon cœur au cours tumultueux 12
Mieux qu'elles, dans l'espace et l'ardente durée 12
Entraînait au hasard ma force inaltérée ! 12
Et pourtant, comme au sein des insondables mers, 12
Tandis que le notos émeut les flots amers, 12
365 L'empire de Nérée, à nos yeux invisible, 12
Ignore la tourmente et demeure impassible ; 12
Dans l'abîme inconnu de mon cœur troublé, tel 12
J'étais calme, sachant que j'étais immortel ! 12
Ô jours de ma jeunesse, ô saint délire, ô force ! 12
370 Ô chênes dont mes mains brisaient la rude écorce, 12
Lions que j'étouffais contre mon sein puissant 12
Monts témoins de ma gloire et rougis de mon sang ! 12
Jamais, jamais mes pieds, fatigués de l'espace, 12
Ne suivront plus d'en bas le grand aigle qui passe ; 12
375 Et, comme aux premiers jours d'un monde nouveau-né, 12
Jamais plus, de flots noirs partout environné, 12
Je ne verrai l'olympe et ses neiges dorées 12
Remonter lentement aux cieux hyperborées ! 12
Ô Khiron, dit Orphée, éloigne de ton cœur 12
380 Ces indignes regrets dont le sage est vainqueur. 12
Ton destin fut si beau parmi nos destins sombres ! 12
Les siècles de la terre à nos yeux couverts d'ombres 12
Sous ton large regard ont passé si longtemps, 12
Et ta vie est si pleine, ô fils aîné du temps ! 12
385 Que l'auguste science en ton sein amassée, 12
Doit calmer pour jamais ta grande âme blessée. 12
Daigne instruire plutôt mes esprits incertains, 12
Dis-moi des peuples morts les antiques destins, 12
Les luttes des héros et la gloire des sages, 12
390 Et le déroulement fatidique des âges. 12
Dis-moi les dieux armés contre les fils du ciel, 12
Dans l'olympe asseyant leur empire éternel, 12
Et les vaincus tombés sous les monts qui s'écroulent, 12
Et Zeus précipitant ses triples feux qui roulent, 12
395 Et la terre, attentive à ces combats géants, 12
Engloutissant les morts dans ses gouffres béants. 12
— La sagesse est en toi, fils d'une noble muse ! 12
Tu dis vrai, car saturne à nos vœux se refuse ; 12
Implacable, et toujours avide de son sang, 12
400 Il m'emporte moi-même en son vol incessant, 12
Et les larmes jamais, dans sa fuite éternelle, 12
N'ont fléchi ce dieu sourd qui nous fauche de l'aile. 12
Tu sais, tu sais déjà, fils d'Oeagre, — Tes yeux 12
Ont lu jusques au fond de mon cœur soucieux, — 12
405 Que, comme un voyageur errant quand la nuit tombe, 12
Mon immortalité s'est heurtée à la tombe ! 12
Je mourrai ! Le destin m'attend au jour prescrit… 12
Mais ta voix, ô mon fils, a calmé mon esprit. 12
Les justes dieux, comblant mon orgueilleuse envie, 12
410 Bien au delà des temps ont prolongé ma vie ; 12
Et si je dois tomber comme un guerrier vaincu, 12
Calme, je veux mourir ainsi que j'ai vécu. 12
Écoute ! Des vieux jours je te dirai l'histoire. 12
Leurs vastes souvenirs dormaient dans ma mémoire, 12
415 Mais ta voix les réveille, et ces jours glorieux 12
Vont éclairer encor leur ciel mystérieux. 12
Fils d'Oeagre ! Aussi loin que mon regard se plonge ; 12
Aux bornes du passé qui flotte comme un songe, 12
Quand a terre était jeune et que je respirais 12
420 Les souffles primitifs des monts et des forêts ; 12
Des sereines hauteurs où s'épandait ma vie, 12
Quand j'abaissais ma vue étonnée et ravie, 12
À mes pieds répandu, j'ai contemplé d'abord 12
Un peuple qui des mers couvrait le vaste bord. 12
425 De noirs cheveux tombaient sur les larges épaules 12
De ces graves mortels avares de paroles, 12
Et qui, de pelasgos, fils de la terre, issus, 12
S'abritaient à demi de sauvages tissus. 12
Au sol qui les vit naître enracinés sans cesse, 12
430 Ils paissaient leurs troupeaux, pacifique richesse, 12
Sans que les flots profonds ou les sombres hauteurs 12
Eussent tenté jamais leurs pas explorateurs. 12
Arès au casque d'or, aux yeux pleins de courage, 12
Dans la paix de leurs cœurs ne jetait point l'orage ; 12
435 Ignorant les combats, ils taillaient au hasard 12
De leurs grossières mains de noirs abris, sans art ; 12
Et du sein de ces blocs où paissaient les cavales 12
D'inhabiles clameurs montaient par intervalles, 12
Cris des peuples enfants qui, simples et pieux, 12
440 Sentaient bondir leurs cœurs en présence des cieux. 12
Car les temples sacrés, les cités sans pareilles, 12
Les hymnes qui des dieux enchantent les oreilles, 12
Dans le sein de la terre et des mortels futurs 12
Dormaient, prédestinés à des siècles plus mûrs. 12
445 Souvent, sur la montagne, au lever de l'aurore 12
Interrogeant les dieux qui se taisaient encore 12
Et dans mon jeune esprit, prêt à le contenir, 12
Déposaient par éclairs le splendide avenir ; 12
Souvent je méditais, dans le repos de l'âme, 12
450 Sur ces peuples pieux purs de crime et de blâme, 12
Et je tournais parfois mes regards réfléchis 12
Vers les noirs horizons que le nord a blanchis. 12
Cependant Artémis, la vierge aux longues tresses, 12
Menant le chœur léger des fières chasseresses, 12
455 Sur la cime des monts à mes pas familiers 12
Poursuivait les grands cerfs à travers les halliers. 12
Je rencontrai bientôt la déesse virile 12
Qui d'un chaste tissu couvre son flanc stérile. 12
L'arc d'ivoire à la main et les yeux animés, 12
460 Excitant de la voix ses lévriers aimés, 12
Et parfois confiant aux échos des montagnes 12
Les noms mélodieux de ses belles compagnes, 12
Elle marchait rapide, et sa robe de lin 12
Par une agrafe d'or à son genou divin 12
465 Se nouait ; et les bois, respectant la déesse, 12
S'écartaient au-devant de sa mâle vitesse. 12
Je reposais aux pieds d'un chêne aux noirs rameaux 12
Les mains teintes encor du sang des animaux ; 12
Car depuis qu'Hélios dont le monde s'éclaire 12
470 Avait poussé son char dans l'azur circulaire ; 12
Par les taillis épais d'arbustes enlacés, 12
Sur les rochers abrupts de mousses tapissés, 12
Sans relâche, j'avais de mes mains meurtrières 12
Percé les cerfs légers errants dans les clairières ; 12
475 Et des fauves lions suivant les pas empreints, 12
D'un olivier noueux brisé leurs souples reins. 12
Artémis s'arrêta sous le chêne au tronc rude, 12
Et d'une voix divine emplit la solitude : 12
— Khiron, fils de saturne, habitant des forêts, 12
480 Dont la main est habile à disposer les rêts, 12
Et qui, sur le sommet de mes vastes domaines, 12
Coules des jours sereins loin des rumeurs humaines ; 12
Centaure, lève-toi, les dieux te sont amis. 12
Sois le cher compagnon que leurs voix m'ont promis, 12
485 Et sur le vert Cynthios où l'Érymanthe sombre, 12
Sur le haut Pélion noirci de pins sans nombre, 12
Aux crêtes des rochers où l'aigle fait son nid, 12
Viens fouler sur mes pas la mousse et le granit. 12
Viens ! Que toujours ta flèche, à ton regard fidèle, 12
490 Atteigne aux cieux l'oiseau qui fuit à tire-d'aile ; 12
Que jamais dans sa rage un hardi sanglier 12
Ne baigne de ton sang les ronces du hallier ; 12
Compagnon d'Artémis, invincible comme elle, 12
Viens illustrer ton nom d'une gloire immortelle ! 12
495 — Et je dis : — Ô déesse intrépide des bois, 12
Qui te plais aux soupirs des cerfs, aux longs abois 12
Des lévriers lancés sur la trace odorante ; 12
Vierge au cœur implacable, et qui, toujours errante, 12
Tantôt pousses des cris féroces, l'arc en main, 12
500 Œil brillant ; et tantôt, au détour du chemin, 12
Sous les rameaux touffus et les branches fleuries 12
Entrelaces le chœur de tes nymphes chéries ; 12
Artémis ! Je suivrai tes pas toujours changeants, 12
J'atteindrai pour te plaire, en mes bonds diligents, 12
505 Les biches aux pieds prompts et les taureaux sauvages 12
Qui troublent mugissants les monts et les rivages ; 12
Si tu daignes, déesse, accorder à mes vœux 12
La blanche khariklo, la nymphe aux blonds cheveux, 12
Qui s'élève au milieu de ses sœurs effacées, 12
510 Comme un peuplier vert aux cimes élancées ! 12
La déesse sourit ; et, chasseur courageux, 12
Depuis, dans les forêts je partageai ses jeux. 12
Mais, quand vers d'autres bords, la fille de Latone 12
Lasse de la vallée et du mont monotone, 12
515 De ses nymphes suivie, à l'horizon des flots 12
Volait vers Ortygie ou l'aride Délos ; 12
Je déposais mon arc et mes flèches sanglantes, 12
Et le front incliné sur les divines plantes, 12
Je méditais Cybèle au sein mystérieux, 12
520 Vénérable à l'esprit, éblouissante aux yeux. 12
Tels étaient mes loisirs, ô chanteur magnanime ! 12
Tel je vivais heureux sur la terre sublime, 12
Toujours l'oreille ouverte aux bruits universels, 12
Souffle des cieux, échos des parvis immortels, 12
525 Voix humaines, soupirs des forêts murmurantes, 12
Chansons de l'hydriade au sein des eaux courantes ; 12
Et formant, sans remords, le tissu de mes jours 12
De force et de sagesse et de chastes amours. 12
Tel j'étais, fils d'Oeagre, en ma saison superbe ! 12
530 Je buvais l'eau du ciel et je dormais sur l'herbe, 12
Et parfois, à l'abri des bois mystérieux, 12
Comme fait un ami j'entretenais les dieux ! 12
En ce temps, sur l'ossa ceint d'éclatants orages, 12
J'errais, et sous mes pieds flottaient les lourds nuages, 12
535 Quand au large horizon par ma vue embrassé, 12
Où sommeille borée en son antre glacé, 12
Je vis, couvrant les monts et noircissant les plaines, 12
Attiédissant les airs d'innombrables haleines, 12
Incessant, et pareil aux épais bataillons 12
540 Des avides fourmis dans le creux des sillons, 12
Un peuple armé surgir ! Des chevelures blondes 12
Sur leurs dos blancs et nus, en boucles vagabondes 12
Flottaient, et les échos des monts qui s'ébranlaient 12
De leurs chants belliqueux s'emplissaient et roulaient. 12
545 Tel, le vieil océan aux forces formidables 12
Amasse un noir courroux dans ses flancs insondables, 12
Se gonfle, se déroule, et sous l'effort des vents, 12
À l'assaut des grands caps pousse ses flots mouvants. 12
L'olympe tremble au bruit, et la rive pressée 12
550 Palpite sous le poids, d'écume hérissée. 12
Ainsi, ce peuple fier aux combats sans égaux 12
Heurte dans son essor l'antique pelasgos ; 12
Et sur ces bords bercés d'un repos séculaire, 12
Pour la première fois a rugi la colère. 12
555 Les troupeaux éperdus, au hasard dispersés, 12
Mugissent dans la flamme et palpitent percés ; 12
Comme au vent orageux volent les feuilles sèches, 12
Les airs sont obscurcis d'un nuage de flèches… 12
Superbe et furieux, l'étalon hennissant 12
560 Traîne les chars d'airain dans un fleuve de sang ; 12
Et la clameur féroce aux lèvres écumantes, 12
Les suprêmes soupirs, les poitrines fumantes, 12
Les têtes bondissant loin du tronc palpitant, 12
Le brave, aimé des dieux, qui tombe en combattant, 12
565 Le lâche qui s'enfuit ; la vieillesse, l'enfance, 12
Et la vierge au corps blanc qu'un fer cruel offense, 12
Tout ! Cris, soupirs, courage, ardeur, efforts virils, 12
Tout proclame l'instant des suprêmes périls, 12
L'heure sombre où l'Érèbe, en ses parois profondes, 12
570 Engloutit par essaims les races moribondes ; 12
Jusqu'au jour éternel où leurs restes épars 12
Dans le repos premier rentrent de toutes parts ; 12
Et, d'une vie antique effaçant le vestige, 12
Unissent dans la mort les rameaux à la tige. 12
575 Les pasteurs, refoulés par ces torrents humains, 12
Se frayaient, gémissants, d'inhabiles chemins. 12
Emportant de leurs dieux les géantes images, 12
Les uns par grands troupeaux fuyaient sur les rivages ; 12
Les autres, unissant les chênes aux troncs verts, 12
580 Allaient chercher sur l'onde un meilleur univers… 12
Et quand tout disparut, race morte ou vivante, 12
Moissonnée en monceaux, en proie à l'épouvante ; 12
Je vis, sur les débris de ce monde effacé, 12
Un nouveau monde croître ! Et vers les cieux poussé 12
585 Comme un chêne noueux aux racines sans nombre, 12
Épancher sur le sol sa fraîcheur et son ombre ; 12
Tandis que du destin le livre originel, 12
Tournant sa page immense aux abîmes du ciel, 12
Sous mes yeux éblouis déroulait à cette heure 12
590 Le sort plus glorieux d'une race meilleure. 12
Alors je descendis du mont accoutumé 12
Chez ce peuple aux beaux corps des immortels aimé. 12
Ainsi l'aigle, lassé de la voûte éternelle, 12
Dans l'ombre des vallons vient reposer son aile. 12
595 Roi de l'Hémos ! Ma voix aux superbes dédains, 12
N'avait frappé jamais l'oreille des humains ; 12
Jamais encor mes bras n'avaient de leur étreinte, 12
Dans un cœur ennemi fait palpiter la crainte ; 12
J'ignorais la colère et les combats sanglants ; 12
600 Et fier de quatre pieds aux rapides élans, 12
De ma force éprouvée aux lions redoutable, 12
J'irritai dans sa gloire une race indomptable. 12
L'insensée ignorait que le fer ni l'airain 12
Ne pouvaient entamer mon corps pur et serein 12
605 Semblable, sous sa forme apparente, à l'essence 12
Des impalpables dieux. Ma céleste naissance, 12
Le sentiment profond de ma force, ou plutôt 12
L'inexorable Arès qui m'enflammait d'en haut, 12
Excitant mon courage à la lutte guerrière, 12
610 Rougit d'un sang mortel ma flèche meurtrière. 12
Que de héros anciens dignes de mes regrets, 12
Sur la rive des mers, dans l'ombre des forêts, 12
Race hardie, en proie à ma fureur première, 12
J'arrachai, fils d'Oeagre, à la douce lumière ! 12
615 Peut-être que vengeant le divin pelasgos, 12
J'allais d'un peuple entier déshériter Argos, 12
Si la grande Athéné, déesse tutélaire, 12
N'eût brisé le torrent d'une aveugle colère. 12
J'ensevelis les morts que j'avais immolés ; 12
620 J'honorai leur courage et leurs mânes troublés ; 12
Et la paix souriante aux mains toujours fleuries 12
Apaisa pour jamais nos âmes aguerries. 12
Mais à peine échappée aux combats dévorants, 12
La terre tressaillit sous des efforts plus grands ; 12
625 Et comme aux jours anciens où tomba Prométhée, 12
L'éther devint semblable à la mer agitée. 12
Les astres vacillaient dans l'écume des cieux… 12
Et la nue au flanc d'or, voile mystérieux, 12
En des lambeaux de feu déchirée et flottante, 12
630 Montrait des pâles dieux la foule palpitante ! 12
La clameur des mortels roulait ; les flots grondaient 12
Et d'eux-mêmes au loin en sanglots s'épandaient 12
Comme de noirs captifs qui, dans l'ombre nocturne. 12
Redemandent la vie à l'écho taciturne. 12
635 D'un vaste ébranlement les jours étaient venus ; 12
Et la terre vengeait l'outrage d'Uranus, 12
Le dieu père des dieux, que de sa faux cruelle 12
Saturne mutila dans la voûte éternelle ; 12
Alors que débordant comme un fleuve irrité 12
640 Le sang d'un dieu tomba du ciel épouvanté, 12
Et qu'en flots clandestins la brûlante semence 12
Féconda lentement la terre au sein immense. 12
Or, du crime infini formidables vengeurs, 12
Naquirent tout armés les géants voyageurs, 12
645 Monstres de qui la tête était ceinte de nues, 12
Dont le bras ébranlait les montagnes chenues, 12
Et qui, toujours marchant, secouaient de leur pié 12
Les entrailles du monde et l'Hadès effrayé. 12
De leurs soixante voix l'injure irrésistible 12
650 Retentit tout à coup dans l'olympe paisible… 12
Mais ne pouvant dresser jusques aux larges cieux, 12
Terreur des immortels, leurs fronts audacieux, 12
Les premiers, diophore et l'informe Encelade, 12
De l'empire céleste ont tenté l'escalade ! 12
655 L'ossa déraciné s'amasse sur l'Hémus, 12
Et tous deux sur Athos ! Puis, dans les airs émus, 12
Le sombre Pélion sur l'Œta s'amoncelle… 12
L'échelle surhumaine en sa hauteur chancelle ! 12
Mais, franchissant d'un bond ses immenses degrés, 12
660 Les géants vont heurter les palais éthérés. 12
Tout tremble ! En vain la foudre au bras de Zeus s'embrase ; 12
Sous leurs blocs meurtriers dont la lourdeur écrase, 12
Les enfants d'Uranus vont briser de leurs mains 12
L'olympe éblouissant vénéré des humains. 12
665 Des dieux inférieurs la foule vagabonde 12
Par les sentiers du ciel fuit aux confins du monde ; 12
Et peut-être en ce jour, dispersant leurs autels, 12
L'Érèbe dans son ombre eût pris les immortels, 12
Si, changeant d'un seul coup la défaite mobile, 12
670 Athéné n'eût percé Pallas d'un trait habile. 12
Alors, du haut ossa soudain précipité, 12
Encelade recule, et d'un front indompté 12
Il brave encor des dieux la colère implacable ; 12
Mais le fumant Etna de tout son poids l'accable, 12
675 Il tombe enseveli. Vainement foudroyé 12
Diophore a saisi Pallas pétrifié. 12
À la fille de Zeus, de son bras athlétique 12
Il le lance, et le corps du géant granitique 12
Retombe en tournoyant et brise son front dur 12
680 Comme le pied distrait écrase le fruit mûr. 12
Polybote éperdu fuit dans la mer profonde, 12
Et ses reins monstrueux dominent encor l'onde, 12
Et de ses larges pas, mieux que les lourds vaisseaux, 12
Il franchit sans tarder l'immensité des eaux. 12
685 Poseidon l'aperçoit ; de ses bras formidables 12
Il enlève nysire et ses grèves de sables 12
Et ses rochers moussus ; il la dresse dans l'air, 12
Et l'île aux noirs contours vole comme l'éclair, 12
Gronde, frappe, et les os du géant qui succombe 12
690 Blanchissent les parvis de son humide tombe. 12
Tous croulent au tartare, où, neuf fois de ses flots, 12
Le Styx qui les étreint étouffe leurs sanglots ; 12
Et les dieux oubliant les discordes funestes, 12
Goûtent d'un long repos les voluptés célestes. 12
695 Et moi, contemporain de jours prodigieux, 12
En plaignant les vaincus j'applaudissais aux dieux, 12
Certain de leur justice, et pourtant, dans mon âme 12
Roulant un noir secret brûlant comme la flamme. 12
Et je laissais flotter, au bord des flots assis, 12
700 Dans le doute et l'effroi mes esprits indécis ; 12
Songeur, je me disais : — Sur les cimes neigeuses 12
L'aigle peut déployer ses ailes orageuses, 12
Et, œil vers Hélios incessamment tendu, 12
Briser l'effort des vents dans l'espace éperdu ; 12
705 Car sa force est cachée en sa lutte éternelle ; 12
Il se complaît, s'admire et s'agrandit en elle. 12
Avide de lumière, altéré de combats, 12
Le sol est toujours noir, les cieux sont toujours bas ; 12
Il vole, il monte, il lutte, et sa serre hardie 12
710 Saisit le triple éclair dont le feu l'incendie ! 12
Les sereines forêts aux silences épais, 12
Chères au divin pan, ruisselantes de paix ; 12
Les sereines forêts, immobiles naguères, 12
Peuvent s'écheveler comme des fronts vulgaires ; 12
715 L'ouragan qui se rue en bonds tumultueux, 12
Peut des chênes sacrés briser les troncs noueux ; 12
L'astre peut resplendir dans la nue azurée 12
Et brusquement s'éteindre au sein de l'empyrée ! 12
L'océan peut rugir ; la terre s'ébranler ; 12
720 Les races dans l'Hadès peuvent s'amonceler ; 12
L'aveugle mouvement, de ses forces profondes, 12
Faire osciller toujours les mortels et les mondes… 12
Mais d'où vient que les dieux qui ne mourront jamais, 12
Et qui du large éther habitent les sommets, 12
725 Les dieux générateurs des astres et des êtres, 12
Les rois de l'infini, les implacables maîtres, 12
En des combats pareils aux luttes des héros, 12
De leur éternité troublent-ils le repos ? 12
Est-il donc par delà leur sphère éblouissante, 12
730 Une force impassible et plus qu'eux tous puissante, 12
D'inaltérables dieux, sourds aux cris insulteurs, 12
Du mobile destin augustes spectateurs, 12
Qui n'ont connu jamais, se contemplant eux-mêmes, 12
Que l'éternelle paix de leurs songes suprêmes ? 12
735 Répondez, répondez, ô terre, ô flots, ô cieux ! 12
Que n'ai-je, ô roi d'Athos, ton vol audacieux ! 12
Que ne puis-je, ô borée, à tes souffles terribles 12
Confier mon essor vers ces dieux invisibles ! 12
Ah ! Sans doute, à leurs pieds, pâles olympiens, 12
740 Vous rampez ! — Faibles dieux, vous n'êtes plus les miens ! 12
Comme toi, blond Phœbos, qu'honore Lycorée, 12
Je darde un trait aigu d'une main assurée : 12
Python eût succombé sous mes coups affermis ! 12
J'ai devancé ta course, ô légère Artémis ! 12
745 Comme vous immortel, ma force me protège ; 12
Les dieux des bois souvent ont formé mon cortège ; 12
J'ai porté des lions dans mes bras étouffants 12
Et mon père saturne est votre aïeul, enfants ! 12
Ô Zeus ! Les noirs géants ont balancé ta gloire… 12
750 C'est aux dieux inconnus qu'appartient la victoire ; 12
Et mon culte, trop fier pour tes autels troublés, 12
Veut monter vers ceux-ci, de la crainte isolés, 12
Qui n'ont point combattu ; qui, baignés de lumière, 12
Dans le sein de la force éternelle et première 12
755 Règnent, calmes, heureux, immobiles, sans nom ! 12
Irrésistibles dieux à qui nul n'a dit : non ! 12
Qui contiennent le monde en leurs seins impalpables 12
Et qui vous jugeront, hommes et dieux coupables ! 12
Hélas ! Tel je songeais, chanteur mélodieux ; 12
760 J'osais délibérer sur le destin des dieux ! 12
Ils m'ont puni. Bientôt les kères indignées 12
Trancheront le tissu de mes longues années ; 12
La flèche d'Héraclès finira mes remords ; 12
J'irai mêler mon ombre au vain peuple des morts, 12
765 Et l'antique chasseur des forêts centenaires 12
Poursuivra dans l'Hadès les cerfs imaginaires ! 12
Et depuis j'ai vécu, mais dans mon sein gardant 12
Ce souvenir lointain comme un remords ardent. 12
Pour adoucir les dieux, pour expier ma faute, 12
770 J'ai creusé cette grotte où tu sièges, mon hôte ; 12
Et là, durant le cours des âges, j'ai nourri 12
De sagesse et d'amour tout un peuple chéri, 12
Peuple d'adolescents sacrés, race immortelle 12
Que le lion sauvage engraissait de sa moelle, 12
775 Et que l'antique Hellade, en des tombeaux pieux, 12
Tour à tour a couchés auprès de leurs aïeux. 12
Viens ! Ô toi, le dernier des nourrissons sublimes 12
Que mes bras paternels berceront sur ces cimes, 12
Ô rejeton des dieux, ô mon fils bien-aimé ! 12
780 Toi qu'aux mâles vertus tout enfant j'ai formé, 12
Et qui, de mes vieux jours consolant la tristesse, 12
Fais mon plus doux orgueil et ma seule richesse. 12
Fils du brave Pélée, Achille au pied léger, 12
Puisse ton cœur grandir et ne jamais changer ! 12
785 Ô mon enfant si cher, l'Hellade est dans l'attente. 12
Quels feux éclipseront ton aurore éclatante ! 12
Le plus grand des guerriers embrassant tes genoux 12
Aux pieds des murs d'Ilos expire sous tes coups… 12
Un dieu te percera de sa flèche assassine ; 12
790 Mais comme un chêne altier que l'éclair déracine, 12
Et qui, régnant parmi les hêtres et les pins, 12
Émoussa la cognée à ses rameaux divins ! 12
Sous le couteau sacré la vierge pélasgique 12
Baignera de son sang ta dépouille héroïque ; 12
795 Et sur le bord des mers j'entends l'Hellade en pleurs 12
Troubler les vastes cieux du cri de ses douleurs ! 12
Tu tombes, jeune encor, mais ta rapide vie 12
D'une gloire immortelle, ô mon fils, est suivie ; 12
L'avenir tout entier, en sonores échos 12
800 Fait retentir ton nom dans l'âme des héros 12
Et l'aride troade, où tous viendront descendre, 12
Les verra tour à tour inclinés sur ta cendre. 12
— Le centaure se tait. — Dans ses bras vénérés 12
S'élance le jeune homme aux longs cheveux dorés ; 12
805 De son cœur généreux la fibre est agitée. 12
Il baise de Khiron la face respectée ; 12
Et, gracieux soutien du vieillard abattu, 12
Il le réchauffe au feu de sa jeune vertu. 12
III
Mon hôte, dit Khiron, dès qu'aux voûtes profondes, 12
810 La fille de Thia, l'Aurore aux tresses blondes, 12
Montera sur son char de perles et d'argent, 12
Presse vers Iolkos un retour diligent ; 12
Mais la divine nuit, ceinte d'astres, balance 12
La terre encor plongée en un vaste silence ; 12
815 Et seul, le doux sommeil, le frère d'Atropos, 12
Plane d'un vol muet dans les cieux en repos. 12
Je ne foulerai point Argo chargé de gloire, 12
Fils d'Oeagre ! J'attends le jour expiatoire ; 12
Et mon dernier regard, de tristesse incliné, 12
820 Contemple pour jamais la terre où je suis né. 12
L'Euros aux ailes d'or, d'une haleine attendrie 12
Confira ma poussière à la douce patrie 12
Où fleurit ma jeunesse, où se clôront mes yeux ! 12
Porte au grand Héraclès mes suprêmes adieux. 12
825 Dis-lui que résigné, soumis à des lois justes, 12
Je vois errer ma mort entre ses mains augustes, 12
Et que nulle colère, en mon cœur paternel, 12
Ne brûle contre lui pour ce jour solennel. 12
Mais Hélios encor, dans le sein de Nérée, 12
830 N'entrouvre point des cieux la barrière dorée ; 12
Tout repose, l'Olympe et la terre au sein dur. 12
Tandis que Séléné s'incline dans l'azur, 12
Daigne, harmonieux roi qu'Apollon même envie, 12
Charmer d'un chant sacré notre oreille ravie ; 12
835 Tel que le noir Hadès l'entendit autrefois 12
En rhythmes cadencés s'élancer de ta voix, 12
Quand le triple gardien du fleuve aux eaux livides 12
Referma de plaisir ses trois gueules avides, 12
Et que des pâles morts la foule suspendit 12
840 Dans l'abîme sans fond son tourbillon maudit. 12
Comme aux cimes du Pinde Apollon Musagète, 12
Le fils de Kalliope est debout ! Il rejette 12
Sur son dos large et blanc, exercé dans les jeux, 12
Ses cheveux éclatants, sa robe aux plis neigeux ; 12
845 Il regarde l'Olympe où ses yeux savent lire, 12
Et du fils de Pélée il a saisi la lyre. 12
Sous ses doigts surhumains les cordes ont frémi, 12
Et s'emplissent d'un souffle en leur sein endormi, 12
Souffle immense, pareil aux plaintes magnanimes 12
850 Du bleuâtre océan aux sonores abîmes. 12
Tel, le faible instrument gémit sous ses grands doigts, 12
Et roule en chants divins pour la première fois ! 12
Un dieu du fils d'Oeagre élargit la poitrine ; 12
D'une ardente lueur son regard s'illumine… 12
855 Il va chanter, il chante ! Et l'Olympe charmé 12
S'abaisse de plaisir sur le monde enflammé ! 12
Cybèle aux épis d'or, sereine, inépuisable, 12
Des grèves où les flots expirent sur le sable 12
Jusqu'aux âpres sommets où dorment les hivers, 12
860 D'allégresse a senti tressaillir ses flancs verts ! 12
L'étalon hennissant de volupté palpite ; 12
De son aire sanglant l'aigle se précipite ; 12
Le lion étonné, battant ses flancs velus, 12
S'élance du repaire en bonds irrésolus, 12
865 Et les timides cerfs et les biches agiles, 12
Les dryades perçant les écorces fragiles, 12
Les satyres guetteurs des nymphes au sein nu ; 12
Tous se sentent poussés par un souffle inconnu, 12
Et vers l'antre où la lyre en chantant les rassemble, 12
870 Des plaines et des monts, ils accourent ensemble. 12
Ainsi, divin Orphée, ô chanteur inspiré, 12
Tu déroules ton cœur sur un mode sacré ! 12
Comme un écroulement des foudres rugissantes, 12
La colère descend de tes lèvres puissantes, 12
875 Puis le calme succède à l'orage éternel ! 12
Un chant majestueux, large comme le ciel, 12
Enveloppe la lyre entre tes bras vibrante ; 12
Et l'oreille, attachée à cette âme mourante, 12
Poursuit dans un écho décroissant et perdu 12
880 Le chant qui n'étant plus est toujours entendu 12
Achille écoute encore, et la lyre est muette ! 12
Altéré d'harmonie, il incline la tête. 12
Sous l'or de ses cheveux, d'une noble rougeur 12
L'enthousiasme saint brûle son front songeur ; 12
885 Une ardente pensée en son cœur étouffée 12
L'oppresse de sanglots ! Mais il contemple Orphée, 12
Et, dans un cri sublime, il tend ses bras joyeux 12
Vers cette face auguste, et ces splendides yeux 12
Où, du céleste éclair que ravit Prométhée 12
890 Jaillit, impérissable, une lueur restée ; 12
Comme si le destin eût voulu confier 12
La flamme où tous vont boire et se vivifier 12
Au fils de Kalliope, au chanteur solitaire 12
Que chérissent les dieux et qu'honore la terre ! 12
895 Mais le sombre horizon des cieux, les monts dormants 12
Qui baignent leurs pieds lourds dans les flots écumants, 12
Les forêts dont l'Euros fait osciller les branches ; 12
Tout s'éveille, s'argente à des clartés plus blanches ; 12
Et déjà, de la nuit illuminant les pleurs, 12
900 L'Aurore monte au sein d'un nuage de fleurs. 12
Orphée a vu le jour : — Ô toi que je révère, 12
Ô grand vieillard, dit-il, dont le destin sévère 12
D'un voile de tristesse obscurcit le déclin, 12
Je te quitte, ô mon père ! Et, comme un orphelin 12
905 Baigne, au départ, de pleurs des cendres précieuses, 12
Je t'offre le tribut de mes larmes pieuses. 12
Contemporain sacré des âges révolus, 12
Adieu, Centaure, adieu ! Je ne te verrai plus ! 12
Fils de Pélée, adieu. Puissent les dieux permettre 12
910 Qu'un jour ton cœur atteigne aux vertus de ton maître. 12
Sois le plus généreux, le plus beau des mortels, 12
Le plus brave ! Et des dieux honore les autels. 12
Salut, divin asile, ô grotte hospitalière ! 12
Salut, lyre docile à ma main familière ! 12
915 Dépouilles des lions qu'ici foula mon corps, 12
Montagnes, bois, vallons, tout pleins de mes accords, 12
Cieux propices, salut ! Ma tâche est terminée. 12
Il dit, et de Khiron la langue est enchaînée ; 12
Il semble qu'un dieu gronde en son sein agité ; 12
920 Des pleurs baignent sa face : — Ô mon fils regretté, 12
Divin Orphée, adieu ! Mon cœur suivra ta trace 12
Des rives de Pagase aux fleuves de la Thrace. 12
Je vois le noir Argo sur les flots furieux 12
S'élancer comme l'aigle à son but glorieux, 12
925 Et dans le sein des mers les blanches kyanées 12
Abaisser à ta voix leurs têtes mutinées. 12
Et Kolkos est vaincue ! Et remontant aux lieux 12
Où luit l'ourse glacée à la borne des cieux, 12
De contrée en contrée, Argo qu'un dieu seconde 12
930 D'un cours aventureux enveloppe le monde ! 12
Mais, ô crime, ô douleur éternelle en sanglots ! 12
Quelle tête sacrée errant au gré des flots, 12
Harmonieuse encore et d'un sang pur trempée, 12
Roule et gémit, du thyrse indignement frappée ? 12
935 Iakkhos, Iakkhos ! Dieu bienveillant, traîné 12
Par la fauve panthère ; Iakkhos, couronné 12
De pampres et de lierre et de vendanges mûres ! 12
Dieu jeune, qui te plais aux furieux murmures 12
Des femmes de l'Édon et du Mimas ! Ô toi 12
940 Qui déchaînes la nuit, sur les monts pleins d'effroi 12
Comme un torrent de feu l'ardente Sabasie… 12
De quels regrets, ton âme, Évan, sera saisie, 12
Quand ce divin chanteur égorgé dans tes jeux 12
Rougira de son sang le Strymon orageux ! 12
945 Ô mon fils ! — Mais sa voix expire dans les larmes. 12
Centaure, dit Orphée, apaise tes alarmes ; 12
Les pleurs me sont sacrés qui tombent de tes yeux, 12
Mais la vie et la mort sont dans la main des dieux. 12
Il marche, et reprenant le sentier de la veille 12
950 S'éloigne. — Le ciel luit, le Pélion s'éveille 12
Et secoue la rosée attachée à ses flancs. 12
Au souffle du matin les pins étincelants 12
S'entretiennent au front de la montagne immense ; 12
Le bruit universel des êtres recommence ! 12
955 Les grands troupeaux suivis des agrestes pasteurs 12
Regagnent la vallée humide ou les hauteurs 12
Verdoyantes. — Voici les vierges au doux rire 12
Où rayonne la joie, où la candeur respire, 12
Qui retournent, avec leurs naïves chansons, 12
960 Les unes aux cours d'eau, les autres aux moissons. 12
Mais, ô jeune trésor de l'Hellade divine, 12
Quelle crainte soudaine en vos yeux se devine ? 12
D'où vient que votre sein s'émeuve et que vos pas 12
S'arrêtent, et qu'ainsi vous vous parliez tout bas, 12
965 Montrant de vos bras nus, où le désir se pose, 12
Une apparition dans le lointain éclose ? 12
Ô vierges, ô pasteurs, de quel trouble assiégés, 12
Restez-vous, beaux corps nus, en marbre blanc changés ? 12
Serait-ce qu'un lion, désertant la montagne, 12
970 Bondisse, l'œil ardent, suivi de sa compagne, 12
Dévorés de famine et déjà réjouis ! 12
Un éclair menaçant vous a-t-il éblouis ? 12
Non ! D'un respect pieux votre âme s'est remplie : 12
C'est ce même étranger que jamais nul n'oublie, 12
975 Et qui marche semblable aux dieux ! — Son front serein 12
Est tourné vers l'Olympe, et d'un pied souverain 12
Il foule sans le voir le sentier qui serpente. 12
Déjà du Pélion il a franchi la pente. 12
Les vierges, les pasteurs l'ont vu passer près d'eux ; 12
980 Mais il s'arrête et dit : — Enfants, soyez heureux ! 12
Pasteurs adolescents, vierges chastes et belles, 12
Salut ! Puissent vos cœurs être forts et fidèles ! 12
Bienheureux vos parents ! Honneur de leurs vieux jours, 12
Entourez-les, enfants, de pieuses amours ; 12
985 Et que les dieux, contents de vos vertus naissantes, 12
Vous prodiguent longtemps leurs faveurs caressantes ! 12
Il dit et disparaît ; mais la sublime voix, 12
Dans le cours de leur vie entendue une fois, 12
Ne quitte plus jamais leurs âmes enchaînées ; 12
990 Et quand l'âge jaloux a fini leurs années, 12
Des maux et de l'oubli ce souvenir vainqueur 12
Fait descendre la paix divine dans leur cœur. 12
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