Métrique en Ligne
LEC_3/LEC149
Charles-Marie LECONTE DE LISLE
POÈMES ANTIQUES
1852
Niobé
Ville au bouclier d'or, favorite des dieux, 12
Toi que bâtit la lyre aux sons mélodieux, 12
Toi que baigne Dircé d'une onde inspiratrice, 12
D'Héraclès justicier magnanime nourrice, 12
5 Thèbes ! — Toi qui contins entre tes murs sacrés 12
Le dieu né de la foudre, aux longs cheveux dorés, 12
Ceint de pampre, Iacchos, qui, la lèvre rougie, 12
Danse, le thyrse en main, aux monts de la Phrygie ; 12
Ville illustre où l'éclair féconda Sémélé, 12
10 Un peuple immense en toi murmure amoncelé. 12
Au lever du soleil doucement agitée, 12
Telle chante la mer, quand Ino-Leucothée, 12
La fille de Cadmus, déesse à qui tu plais, 12
Abandonne en riant son humide palais 12
15 Et déroule à longs plis le voile tutélaire 12
Qui d'Éole irrité fait tomber la colère. 12
Les nymphes aux beaux yeux, habitantes des eaux, 12
Ont couronné leurs fronts d'algues et de roseaux, 12
Et s'élançant du sein des grottes de Nérée, 12
20 Suivent la belle Ino, compagne vénérée, 12
Pareilles sur les mers à des cygnes neigeux, 12
Elles nagent ! Les flots s'apaisent sous leurs jeux, 12
Et le puissant soupir des ondes maternelles 12
Monte par intervalle aux voûtes éternelles. 12
25 Tel murmure ton peuple, ô cité de Cadmus ! 12
De joyeuses clameurs tes remparts sont émus ; 12
Tes temples animés de marbres prophétiques 12
Ouvrent aux longs regards leurs radieux portiques ; 12
Aux pieds des grands autels qu'un sang épais rougit 12
30 Sous le couteau sacré l'hécatombe mugit, 12
Et vers le ciel propice une brise embaumée 12
Emporte des trépieds la pieuse fumée. 12
Phœbos Lycoréen, l'œil mi-clos de sommeil, 12
De la blonde Thétys touche le sein vermeil : 12
35 La nuit tranquille couvre, en déployant ses ailes, 12
La terre de Pélops d'ombres universelles. 12
Les jeux héracléens, aux bords de l'Isménus, 12
Finissent, et font place aux banquets de Vénus ; 12
L'olivier cher aux dieux ceint les fronts héroïques ; 12
40 Et tous, avec des chants, vers les remparts lyriques, 12
Reviennent à grand bruit, comme des flots nombreux, 12
Par les plaines, les monts et les chemins poudreux. 12
Leur rumeur les devance, et, du berceau d'Alcide, 12
Jette un écho sonore aux monts de la Phocide. 12
45 Mille agiles coursiers impatients du frein, 12
Liés aux chars roulant sur les axes d'airain, 12
Superbes, contenus dans leur fougue domptée, 12
Rongent le mors blanchi d'une écume argentée. 12
Qu'ils sont beaux, asservis, mais fiers sous l'aiguillon, 12
50 Et creusant dans la poudre un palpitant sillon ! 12
Les uns, aux crins touffus, aux naseaux intrépides, 12
De l'amoureux Alphée ont bu les eaux rapides. 12
Ceux-ci remplis encor de sauvages élans, 12
Sous le hardi Lapithe assouplissent leurs flancs, 12
55 Et rêvant, dans leur vol, la libre Thessalie, 12
Hennissent tout joyeux sous le joug qui les lie. 12
Ceux-là, près de Pylos, par Zéphyre enfantés, 12
Nourris d'algue marine, et sans cesse irrités, 12
S'abandonnant au feu d'un sang irrésistible, 12
60 Ont du dieu paternel gardé l'aile invisible ; 12
Et, toujours ruisselants de rage et de sueur, 12
Jettent de leurs grands yeux une ardente lueur. 12
Ils entraînent, fumants d'une brûlante haleine, 12
Les grands vieillards drapés dans la pourpre ou la laine, 12
65 Graves, majestueux, couronnés de respect ; 12
Et les jeunes vainqueurs au belliqueux aspect, 12
Qui, fiers du noble poids de leur gloire première, 12
Sur leurs casques polis font jouer la lumière. 12
Les enfants de Cadmus, à leur trace attachés, 12
70 S'agitent derrière eux, haletants et penchés, 12
Et dans Thèbes bientôt les coursiers qui frémissent 12
Déposent les guerriers sous qui les chars gémissent. 12
Le palais d'Amphion, aux portiques sculptés, 12
S'entr'ouvre aux lourds essieux l'un par l'autre heurtés. 12
75 Chaque héros s'élance, et les fortes armures 12
Ont glacé tous les cœurs par d'effrayants murmures. 12
Les serviteurs du roi, sur le seuil assemblés, 12
Servent l'orge et l'avoine aux coursiers dételés ; 12
Et les chars, recouverts de laines protectrices, 12
80 S'inclinent lentement contre les murs propices. 12
Sous des voûtes de marbre, abri mystérieux, 12
Loin des bruits du palais, de l'oreille et des yeux, 12
En de limpides bains, nourris de sources vives, 12
De larges conques d'or reçoivent les convives. 12
85 L'huile baigne à doux flots leurs membres assouplis ; 12
De longs tissus de lin les couvrent de leurs plis ; 12
Puis, aux sons amoureux des lyres ioniques, 12
Ils entrent, revêtus d'éclatantes tuniques. 12
Ô surprise ! En la salle aux contours spacieux, 12
90 L'argent, l'ambre et l'ivoire éblouissent leurs yeux. 12
Dix nymphes d'or massif, qu'on dirait animées, 12
Tendent d'un bras brillant dix torches enflammées ; 12
Mille flambeaux encore, aux voûtes suspendus, 12
Font jaillir tour à tour leurs feux inattendus ; 12
95 Et la flamme, inondant l'enceinte rayonnante, 12
Semant d'ardents reflets la pourpre environnante, 12
Irradie en éclairs aux lambris de métal. 12
Comme un dieu que supporte un riche piédestal, 12
Le divin Amphion, semblable au fils de Rhée, 12
100 D'un sceptre étincelant charge sa main sacrée, 12
Et soutient, le front haut, de ses larges genoux, 12
Sa lyre créatrice aux accents forts et doux. 12
Le calme et la bonté, la gloire et le génie 12
Couronnent à la fois ce roi de l'harmonie. 12
105 Dans sa robe de pourpre, immobile et songeur, 12
Il suit auprès des dieux son esprit voyageur ; 12
Il règne, il chante, il rêve. Il est heureux et sage. 12
Sa barbe, à longs flocons déjà blanchis par l'âge, 12
Sur sa grande poitrine avec lenteur descend, 12
110 Et le bandeau royal couvre son front puissant. 12
Assise à ses côtés sur la pourpre natale, 12
La fière Niobé, la fille de Tantale, 12
Blanche dans son orgueil, avec félicité 12
Contemple les beaux fruits de sa fécondité, 12
115 Sept filles et sept fils, richesse maternelle 12
Qu'elle réchauffe encore à l'abri de son aile. 12
Autour d'elle, à ses pieds, actives, et roulant 12
La quenouille d'ivoire au gré de leur doigt blanc, 12
Vingt femmes de Lydie aux riches bandelettes 12
120 Ourdissent finement les laines violettes. 12
Telles, près de Thétys, sous les grottes d'azur 12
Que baigne incessamment un flot tranquille et pur, 12
En un lit de corail les blanches Néréides 12
Tournent en souriant leurs quenouilles humides. 12
125 Pourtant les serviteurs font d'un bras diligent 12
Couler les vins dorés des cratères d'argent ; 12
Le miel tombe en rayons des profondes amphores ; 12
Aux convives du roi les jeunes canéphores 12
Offrent leurs fruits vermeils. — Sous le festin fumant 12
130 La table aux ais nombreux a gémi longuement. 12
Le Chœur
Les héros sont assis, ceints d'un rameau de lierre. 12
Le tranquille repos rit sur leurs fronts joyeux ; 12
Et pour charmer encor la table hospitalière, 12
L'aède aux chants aimés va célébrer les dieux. 12
135 Le divin Amphion, roi que l'Olympe honore, 12
Calme les bruits épars, de son sceptre incliné ; 12
Et vers la voûte immense, éclatante et sonore, 12
Sur le mode éolien la lyre a résonné. 12
L'Aède
Toi qui règnes au sein de la voûte azurée, 12
140 Éther, dominateur de tout, flamme sacrée, 12
Aliment éternel des astres radieux, 12
De la terre et des flots, des hommes et des dieux ! 12
Ardeur vivante ! Éther ! Source immense, invisible, 12
Qui, pareil en ton cours au torrent invincible, 12
145 Dispenses, te frayant mille chemins divers, 12
La chaleur et la vie au multiple univers, 12
Salut, éther divin, ô substance première ! 12
Et vous, signaux du ciel, flamboyante lumière, 12
Compagnons de la nuit, toujours jeunes et beaux, 12
150 Salut, du vieux Khronos impassibles flambeaux ! 12
Et toi, nature, habile et sachant toutes choses, 12
Ceinte d'éclairs, d'épis, d'étoiles et de roses, 12
Épouse de l'éther ! Toi qui sur nous étends 12
Comme pour nous bénir tes deux bras éclatants, 12
155 Nature, ô vierge-mère, ô nourrice éternelle, 12
La vie à flots profonds coule de ta mamelle, 12
Et les dieux, adorant ta puissante beauté, 12
Te partagent leur gloire et leur éternité. 12
Salut, vieil Ouranos, agitateur des mondes, 12
160 Qui guides dans l'azur leurs courses vagabondes, 12
Dieu caché, dieu visible, indomptable et changeant, 12
Qui ceins les vastes airs de ton vol diligent ! 12
Salut, Zeus, roi du feu, sous qui le ciel palpite, 12
Dont le courroux subtil gronde et se précipite, 12
165 Ô Zeus au noir sourcil, éclatant voyageur, 12
Salut, fils de Khronos, salut, ô dieu vengeur ! 12
Le Chœur
Il chante. — En son repos, la mer aux flots mobiles 12
D'un concert moins sublime émeut ses bords charmés 12
Les héros suspendus à ses lèvres habiles 12
170 Ont délaissé la coupe et les mets parfumés. 12
Cédant aux voluptés de leur joie infinie, 12
Tels, oubliant la terre et l'encens des autels, 12
Aux accents d'Apollon, les calmes immortels 12
S'abreuvent à longs traits d'une immense harmonie. 12
L'Aède
175 Ô race d'Ouranos, ô Titans monstrueux, 12
Ô rois découronnés par Zeus, fils de Saturne, 12
Pleurez et gémissez dans l'abîme nocturne 12
Du monde aux larges flancs captifs tumultueux ! 12
Atteste Zeus vainqueur, dieu terrible aux cent têtes, 12
180 Dernier né de la terre, immense Typhoé 12
À la bouche fumante, ô père des tempêtes, 12
De l'immobile Hadès habitant foudroyé ! 12
Chantez l'immortel Zeus, jeunes océanides 12
Qui vous jouez en rond sur les perles humides 12
185 Céto, Callirhoé, Clymène aux pieds charmants, 12
Cymathoé, Thétys, Glaucé, Cymatolège, 12
Électre au cou d'albâtre, Eunice aux bras de neige, 12
Reines des bleus palais sous les flots écumants ! 12
Saliens vagabonds, retentissants Curètes, 12
190 Qui gardiez son enfance en d'obscures retraites, 12
Du choc des boucliers faites trembler les cieux ! 12
Générateurs des fruits, dieux aux robes tombantes, 12
Chantez en chœur sa gloire, ô sacrés corybantes, 12
Indomptables danseurs aux bonds prodigieux ! 12
195 Et toi qu'il fit jaillir de sa tête infinie, 12
Déesse au casque d'or, Pallas Tritogénie, 12
Enseigne sa prudence aux ignorants mortels. 12
Viens, dis-nous ses amours, blanche fille de l'onde, 12
Aphrodite au sein rose, ô reine à tête blonde, 12
200 Volupté, dont le rire a conquis des autels ! 12
Vous tous, du divin Zeus, salut, enfants sans nombre, 12
De l'Olympe éthéré jusqu'à l'Érèbe sombre 12
Fruits de ses mille hymens, monarques étoilés 12
Qui régnez à ses pieds et brillez à son ombre, 12
205 Vous ne descendez point aux tombeaux désolés. 12
Vous êtes sa pensée aux formes innombrables, 12
Vous êtes son courroux, sa force et sa grandeur. 12
Salut, déesses, dieux ! Soyez-nous favorables, 12
Salut, rayons vivants tombés de sa splendeur. 12
Le Chœur
210 Quel nuage a couvert de son ombre fatale 12
Ton front majestueux, ô fille de Tantale ? 12
Ton noir sourcil s'abaisse ; un éclair soucieux, 12
Précurseur de l'orage, a jailli de tes yeux, 12
Et de ton sein royal la blancheur palpitante 12
215 Se gonfle sous les plis de ta robe flottante. 12
L'Aède
Il en est un pourtant plus illustre et plus beau, 12
C'est le dieu de Sminthée et de la Méonie : 12
De l'antique Ouranos il porte le flambeau, 12
Il verse dans son vol la flamme et l'harmonie. 12
220 C'est le roi de Pytho, de Milet, de Claros, 12
C'est le Lycoréen meurtrier de Titye, 12
Qui sourit, plein d'orgueil, quand sa flèche est partie ; 12
Le dieu certain du but, protecteur des héros. 12
Sur le Pinde ombragé, filles de Mnémosyne, 12
225 Vous unissez vos voix à sa lyre divine ; 12
Et délaissant son char à la cime des cieux, 12
Il marche environné d'un chœur harmonieux. 12
Il est jeune, il est fier ! Les brises vagabondes 12
Glissent avec amour sur ses cheveux dorés ; 12
230 Ô muses, et pour vous, de ses lèvres fécondes 12
Tombent les rhythmes d'or et les chants inspirés ; 12
Puis, il suspend sa lyre aux temples préférés, 12
Et plonge étincelant aux écumantes ondes. 12
Dès qu'aux bords de Délos ses yeux furent ouverts 12
235 Un arc d'argent frémit dans ses mains magnanimes ; 12
Et foulant le sommet des montagnes sublimes, 12
D'un regard lumineux il baigna l'univers ! 12
Salut ! Je te salue, Apollon, qui, sans cesse, 12
Sur le Pinde as guidé ma timide jeunesse ; 12
240 Daigne inspirer ma voix, dieu que j'aime, et permets 12
Que ma lyre et mes chants ne t'offensent jamais. 12
Et toi, sœur d'Apollon, ô vierge chasseresse, 12
Diane aux flèches d'or ! Intrépide déesse, 12
Tu hantes les sommets battus des sombres vents. 12
245 Sous la pluie et la neige et de sang altérée, 12
Tu poursuis sans repos de ta flèche acérée 12
Les grands lions couchés au fond des bois mouvants. 12
Nul n'échappe à tes coups, ô reine d'Ortygie ! 12
La source des forêts lave ta main rougie, 12
250 Et quand Apollon passe en dardant ses éclairs, 12
Tu livres ton beau corps aux baisers des flots clairs. 12
Malheur à qui t'a vue aux sources d'Érymanthe ! 12
En vain il suppliera son immortelle amante : 12
Ô vierge inexorable, ô chasseur insensé ! 12
255 Il ne pressera plus le sein qui l'a bercé ; 12
Et les blancs lévriers que ses yeux ont vu naître, 12
Oublieux de sa voix, déchireront leur maître ! 12
Salut, belle Cynthie aux redoutables mains, 12
Qui, parfois, délaissant les belliqueuses chasses, 12
260 Danses aux bords delphiens, mêlée aux jeux des Grâces, 12
Ô fille du grand Zeus, nourrice des humains ! 12
Et toi, Léto ! Salut, mère pleine de gloire ! 12
Tu n'auras point brillé d'un éclat illusoire : 12
Deux illustres enfants entre tous te sont nés. 12
265 Par delà les cités, les monts, la mer profonde, 12
Vénérable déesse aux destins fortunés, 12
Ils ont porté ta gloire aux limites du monde. 12
Le Chœur
Ô reine, ô Niobé, Pythie en proie au dieu, 12
Tu te lèves, superbe, et les regards en feu, 12
270 Et d'un geste apaisant l'assemblée éperdue, 12
Vers l'Aède inspiré ta main s'est étendue. 12
Tu parles ! Ô terreur ! Quels discours insensés 12
De tes lèvres sans frein tombent à flots pressés ? 12
Ainsi du froid Hémus les neiges ébranlées 12
275 S'écroulent avec bruit dans les blanches vallées ; 12
L'écho gronde en fuyant, et les tristes pasteurs 12
Hâtent les bœufs tardifs vers les toits protecteurs. 12
Ton souffle a fait pâlir le divin interprète : 12
Sur la lyre aux trois voix le plectre d'or s'arrête, 12
280 Et quelques sons encor, soupirs harmonieux, 12
S'exhalent en mourant comme une plainte aux dieux ! 12
Niobé
Silence ! — Un chant funeste a frappé mon oreille… 12
Tout mon cœur s'est troublé d'une audace pareille. 12
Un mortel, las de vivre, insulta-t-il jamais 12
285 La fille de Tantale assise en son palais ? 12
Mieux vaudrait, qu'au berceau, son implacable mère 12
Eût arrêté le cours de sa vie éphémère, 12
Que d'attirer ainsi, sur son front insensé, 12
L'orage qui dormait dans mon cœur offensé. 12
290 Tais-toi. — Je veux t'offrir un retour tutélaire. 12
Les louanges de Zeus irritent ma colère… 12
Et c'est assez, sans doute, au tartare cruel 12
Qu'il attache à mon père un supplice éternel ! 12
Il était d'autres dieux que les tiens, — Race auguste, 12
295 Dont le sang était pur, dont l'empire était juste, 12
Fils de la terre immense et du vieil Ouranos. 12
Ces monarques régnaient dans les cieux en repos. 12
Propices aux mortels, tout remplis de largesse, 12
Ils dispensaient la paix, le bonheur, la sagesse ; 12
300 Et la terre, bercée en leurs bras caressants, 12
Vantait la piété de ses fils tout-puissants. 12
Chante ces dieux déchus des voûtes éthérées, 12
Qui, frappés dans le sein des batailles sacrées, 12
Sous les doubles assauts de la foudre et du temps, 12
305 Gisent au noir Hadès ; chante les dieux Titans ! 12
Hypérion, Atlas et l'époux de Clymène, 12
Et celui d'où sortit toute science humaine, 12
L'illustre Prométhée aux yeux perçants ! Celui 12
Pour qui seul entre tous l'avenir avait lui. 12
310 Le ravisseur du feu, cher aux mortels sublimes, 12
Qui longtemps enchaîné sur de sauvages cimes, 12
Bâtissait un grand rêve aux serres du vautour ; 12
Sur qui, durant les nuits, pleuraient, pleines d'amour, 12
Les filles d'océan aux invisibles ailes ; 12
315 Qu'Héraclès délivra de ses mains immortelles, 12
Et qui fera jaillir de son sein indompté 12
Le jour de la justice et de la liberté. 12
Chante ces dieux ! Ceux-là furent heureux et sages : 12
Leur culte au fond des cœurs survit au cours des âges. 12
320 Dans les flancs maternels de la terre couchés, 12
Sur le jeune avenir leurs yeux sont attachés, 12
Certains qu'au jour fatal, précipité du trône, 12
Zeus s'évanouira sur les ailes de Khrone ; 12
Qu'un autre dieu plus fort, dans l'Olympe désert, 12
325 Régnant, enveloppé d'un éternel concert, 12
Et d'un songe inutile entretenant la terre, 12
Refusera la coupe aux lèvres qu'il altère ; 12
Que lui-même, vaincu par de hardis mortels, 12
Verra le feu sacré mourir sur ses autels ; 12
330 Que les déshérités gisant dans l'ombre avare, 12
Franchiront glorieux les fleuves du Tartare 12
Et que les dieux humains apaisant nos sanglots, 12
Réuniront la terre à l'antique Ouranos ! 12
Ô stupide vainqueur du divin Prométhée, 12
335 Puisse, du ciel, ta race avec toi rejetée, 12
De ton règne aboli comptant les mornes jours, 12
Au gouffre originel descendre pour toujours ! 12
J'ai honte de ton sang qui coule dans mes veines… 12
Mais toi-même as brisé ces détestables chaînes, 12
340 Ô Zeus ! Toi que je hais ! Dieu jaloux, dieu pervers, 12
Implacable fardeau de l'immense univers ! 12
Quand mon père tomba sous ta force usurpée 12
Impuissant ennemi, que ne m'as-tu frappée ? 12
Mais ta colère est vaine à troubler mes destins : 12
345 Je règne sans terreur assise en mes festins ; 12
Mon époux me vénère et mon peuple m'honore ! 12
Sept filles et sept fils à leur brillante aurore 12
Plus beaux, plus courageux, meilleurs que tes enfants, 12
Croissent chers à mon cœur, sous mes yeux triomphants. 12
350 Qui pourrait égaler ma gloire sur la terre ? 12
Est-ce toi, de Coeos fille errante, adultère, 12
Oublieuse du sang généreux dont tu sors, 12
Toi qui ternis la fleur de tes jeunes trésors, 12
Et dans l'âpre Délos par Héré poursuivie, 12
355 À deux enfants furtifs vins accorder la vie ! 12
Je brave ces enfants d'une impure union, 12
Ce fils usurpateur du char d'Hypérion, 12
Cette fille imposée à nos forêts paisibles ! 12
Je défie à la fois leurs colères risibles, 12
360 J'appelle à moi leurs traits fatals aux cerfs des bois… 12
Et toi, mère orgueilleuse, aux échos de ma voix 12
Irrite tes enfants jaloux ! Ô lâche esclave, 12
Ô Léto, Niobé te défie et te brave ! 12
Le Chœur
Comme à l'heure où le vent passe au noir firmament, 12
365 Les grands arbres émus se plaignent sourdement, 12
À ce défi mortel la craintive assemblée 12
Fait entendre une voix de mille voix mêlée, 12
Mais confuse et pareille à ces lointains sanglots 12
Que poussent dans la nuit les lamentables flots. 12
370 L'aède est tourmenté d'une ardente pensée ! 12
Pâle, les yeux hagards, la tête hérissée, 12
Depuis que sans retour, ô fière Niobé, 12
Le blasphème divin de ta lèvre est tombé, 12
Comme la pythonisse errante dans le temple, 12
375 Il sent venir les dieux ! Et son œil les contemple, 12
Et sa voix les annonce ! Et ses bras étendus 12
Semblent guider leurs coups sur nos fronts suspendus ! 12
La voûte du palais flamboie et se disperse 12
Comme la foudre fait du ciel noir qu'elle perce… 12
380 Les lambris de métal tombent étincelants 12
Sur les mets renversés et les hôtes tremblants… 12
Chacun fuit au hasard, et la foule mouvante 12
Se heurte avec des cris de suprême épouvante. 12
Un immortel, un dieu, l'œil ardent, l'arc en main, 12
385 Sur les murs vacillants pose un pied surhumain : 12
C'est Apollon ! Diane, ardente à la vengeance, 12
Au fraternel archer sourit d'intelligence. 12
L'arc du dieu retentit sous le trait assassin ; 12
Il vole, et de Tantale il va percer le sein. 12
390 Comme un jeune arbrisseau dans sa saison première, 12
La flèche d'Apollon t'arrache à la lumière : 12
Tu regardes ta mère, ô jeune infortuné, 12
Et tu meurs ! — Mieux valait ne jamais être né ! 12
Diane tend son arc, et la flèche altérée 12
395 Boit le sang de Néère à la tête dorée. 12
Elle tombe et gémit. Phœbos au carquois d'or 12
Attache Illionée à son frère Agénor ; 12
Le fer divin, guidé par une main trop sûre, 12
Les unit dans la mort parla même blessure. 12
400 Callirhoé tremblante et pâle de terreur, 12
Veut éviter des dieux l'implacable fureur… 12
Elle fuit, et sa mère en son sein la protège, 12
Mais Diane a rougi son épaule de neige ; 12
Jusques au cœur glacé le trait mortel l'atteint, 12
405 Et la vierge aux doux yeux dans un soupir s'éteint. 12
Sypyle a réuni tout son jeune courage ; 12
Debout, et œil tranquille, il contemple l'orage. 12
L'arc sacré frappe en vain son front audacieux, 12
Le fier adolescent meurt sans baisser les yeux. 12
410 Du dieu de Méonie innocente victime, 12
Il révèle en mourant sa race magnanime. 12
Ismène et Cléodos, Phédime et Pélopis 12
Chancellent tour à tour, pareils à des épis 12
Que le gai moissonneur, l'âme de plaisir pleine, 12
415 Ainsi qu'un blond trésor amasse dans la plaine. 12
Ils sont tous là sanglants, vierges, jeunes guerriers, 12
La tête ceinte encor de myrte ou de lauriers ; 12
Belles et beaux, couchés dans leur blanche khlamyde 12
Que le sang par endroits teint de sa pourpre humide. 12
420 L'une garde en tombant le sourire amoureux 12
Dont ses lèvres brillaient en des jours plus heureux ; 12
L'autre, calme, et dormant dans sa pose amollie, 12
Couvre de ses cheveux son jeune flanc qui plie… 12
Leurs frères, à leurs pieds, par la Parque surpris, 12
425 Gisent amoncelés au milieu des débris. 12
Amphion, à l'aspect de sa famille éteinte, 12
Dans l'ardente douleur dont son âme est atteinte, 12
Ouvre son sein royal, et, sous un coup mortel, 12
Presse le front des siens de son front paternel. 12
430 Niobé le contemple, immobile et muette, 12
Et, de son désespoir, comprimant la tempête, 12
Seule vivante au sein de ces morts qu'elle aimait, 12
Elle dresse ce front que nul coup ne soumet. 12
Comme un grand corps taillé par une main habile, 12
435 Le marbre te saisit d'une étreinte immobile. 12
Des pleurs marmoréens ruissellent de tes yeux ; 12
La neige du Paros ceint ton front soucieux. 12
En flots pétrifiés ta chevelure épaisse 12
Arrête sur ton cou l'ombre de chaque tresse ; 12
440 Et tes vagues regards où s'est éteint le jour, 12
Ton épaule superbe au sévère contour, 12
Tes larges flancs, si beaux dans leur splendeur royale, 12
Qu'ils brillaient à travers la pourpre orientale : 12
Et tes seins jaillissants, ces futurs nourriciers, 12
445 Des vengeurs de leur mère et des dieux justiciers, 12
Tout est marbre ! Un dieu fend la pourpre de ta robe, 12
Et plus rien désormais aux yeux ne te dérobe ! 12
Que ta douleur est belle, ô marbre sans pareil ! 12
Non, jamais corps divins dorés par le soleil, 12
450 Dans les cités d'Hellas jamais blanches statues 12
De grâce et de jeunesse et d'amour revêtues, 12
Du sculpteur palpitant songes mélodieux, 12
Muets à notre oreille et qui chantent aux yeux ; 12
Jamais fronts doux et fiers où la joie étincelle 12
455 N'ont valu ce regard et ce cou qui chancelle, 12
Ces bras majestueux dans leur geste brisés, 12
Ces flancs si pleins de vie et d'efforts épuisés, 12
Ce corps où la beauté, cette flamme éternelle, 12
Triomphe de la mort et resplendit en elle ! 12
460 On dirait à te voir, ô marbre désolé, 12
Que du ciseau sculpteur des larmes ont coulé ! 12
Tu vis, tu vis encor ! Sous ta robe insensible 12
Ton cœur est dévoré d'un songe indestructible. 12
Tu vois de tes grands yeux vides comme la nuit 12
465 Tes enfants bien-aimés que la haine poursuit. 12
Ô pâle Tantalide, ô mère de détresse, 12
Leur regard défaillant t'appelle et te caresse… 12
Ils meurent tour à tour, et renaissant plus beaux 12
Pour disparaître encor dans leurs sanglants tombeaux, 12
470 Ils lacèrent ton cœur mieux que les Euménides 12
Ne flagellent les morts aux demeures livides ! 12
Oh ! Qui soulèvera le fardeau de tes jours ? 12
Niobé, Niobé ! Souffriras-tu toujours ? 12
Les siècles tomberont de l'Olympe, sans nombre ! 12
475 Khronos les balaîra d'une aile immense et sombre ; 12
Et, dans le vaste éther, dissipés au soleil, 12
Ils s'en iront dormir leur éternel sommeil. 12
Mais toi, tu renaîtras plus sereine et plus belle. 12
Ton cœur fera bondir ta poitrine immortelle, 12
480 Ton palais couvrira le monde ! Et sous tes yeux, 12
Innombrables et beaux et semblables aux dieux, 12
Tes enfants chanteront, ô mère magnanime, 12
Le destin glorieux de ton orgueil sublime. 12
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