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LEC_2/LEC122
Charles-Marie LECONTE DE LISLE
POÈMES TRAGIQUES
1884
La Bête écarlate
L'HOMME, une nuit, parmi la ronce et les graviers, 12
Veillait et méditait sous les noirs oliviers, 12
Au delà du Qidrôn pierreux et des piscines 12
De Siloa. Le long des rugueuses racines, 12
5 Les Onze, çà et là, dormaient profondément. 12
Et le vent du désert soufflait un râlement 12
Lamentable, et la nuit lugubre en était pleine. 12
Et l'Homme, enveloppé de sa robe de laine, 12
Immobile, adossé contre un roc, oublieux 12
10 Des ténèbres, songeait, une main sur les yeux. 12
Or, l'Esprit l'emporta dans le ciel solitaire ; 12
Et, brusquement, il vit la face de la terre 12
Et les mille soleils des temps prédestinés, 12
Et connut que les jours de son rêve étaient nés : 12
15 Un vaste remuement de choses séculaires, 12
Une écume de bruits, de sanglots, de colères, 12
Heurtant, engloutissant par bonds prodigieux 12
Les vieilles nations, leur génie et leurs Dieux, 12
Comme, aux flots débordés par l'antique Déluge, 12
20 La jeune humanité, moins l'Arche du refuge ; 12
Puis un fourmillement convulsif, un concert 12
De cris rauques, qui roule aux sables du désert ; 12
Des spectres de famine accroupis dans les antres, 12
De leurs bras décharnés serrant leurs maigres ventres, 12
25 Hâves, hagards, haineux et rongés de remords, 12
Épouvantés de vivre autant que d'être morts, 12
Hachés de coups de fouet, et la chair haletante 12
Des lubriques désirs d'une éternelle attente, 12
Martyrs injurieux dont le rêve hébété 12
30 Blasphème la lumière et maudit la beauté ! 12
Et l'Homme, du milieu de la Ruine immense, 12
De ces longs hurlements de rage et de démence 12
Que traversait le rire insulteur des démons, 12
Vit croître, se dresser, grandir entre sept Monts, 12
35 Telle que la Chimère et l'Hydre, ses aïeules, 12
Une Bête écarlate, ayant dix mille gueules, 12
Qui dilatait sur les continents et la mer 12
L'arsenal monstrueux de ses griffes de fer. 12
Un triple diadème enserrait chaque tête 12
40 De cette somptueuse et formidable Bête. 12
Une robe couleur de feu mêlé de sang 12
Pendait à larges plis de son râble puissant ; 12
Ses yeux aigus plongeaient à tous les bouts du monde ; 12
Et, dans un bâillement, chaque gueule profonde 12
45 Vomissait sur la terre, en épais tourbillons, 12
Des hommes revêtus de pourpre ou de haillons, 12
Portant couronne et sceptre, ou l'épée, ou la crosse, 12
Et tous ayant, gravée au front, l'image atroce 12
Des deux poutres en croix où, liés par les mains, 12
50 Agonisent, pendus, les Esclaves romains. 12
Et les Fils de la Bête, ou rampants, ou farouches, 12
Allaient, couraient, crevant les yeux, cousant les bouches, 12
Tantôt pleins de fureur, comme les loups des bois 12
Que pourchassent la soif et la faim, et parfois 12
55 Semblables aux renards, peste des bergeries, 12
Qui se glissent, furtifs, aux nocturnes tueries. 12
Et, dans les cachots sourds, les chevalets sacrés 12
Membre à membre broyaient les hommes massacrés. 12
Vénérable au troupeau des victimes serviles, 12
60 L'Extermination fauchait têtes et villes ; 12
Et les bûchers flambaient, multipliés, dans l'air 12
Fétide, consumant la pensée et la chair 12
De ceux qui, de l'antique Isis levant les voiles, 12
Emportaient l'âme humaine au delà des étoiles ! 12
65 Et tous ces tourmenteurs par la Bête vomis 12
Poursuivaient jusqu'aux morts dans la tombe endormis 12
Gorgés, mais non repus, de vivante pâture, 12
Ils se ruaient, hideux, sur cette pourriture, 12
Et s'entre-déchiraient enfin, faute de mieux ! 12
70 Et la Bête rugit de triomphe, et les cieux 12
S'emplirent lentement de ténèbres épaisses. 12
Tout astre s'éteignit, et toutes les espèces 12
Moururent, et la terre, en cendre, s'en alla 12
Dans le vide, et plus rien ne fut de tout cela. 12
75 Et l'Homme, hors du temps et hors de l'étendue, 12
De l'œil intérieur de son âme éperdue 12
Vit s'élargir un gouffre où, sur des grils ardents, 12
Avec des bonds, des cris, des grincements de dents, 12
Les générations se tordaient, enflammées, 12
80 Toujours vives, cuisant et jamais consumées, 12
Races de tout pays et de tout siècle, vieux 12
Et jeunes, et petits enfants, frais et joyeux, 12
À peine ayant déclos leurs naïves paupières, 12
Et qui, dans les bouillons torrides des chaudières, 12
85 Montaient et descendaient épouvantablement, 12
Parce qu'ils étaient morts avant le Sacrement ! 12
Et l'Homme, en un beau lieu d'ineffables délices, 12
Vit de rares Élus penchés sur ces supplices, 12
Le front illuminé de leurs nimbes bénis, 12
90 Qui contemplaient d'en haut ces tourments infinis, 12
Jouissant d'autant plus de leur bonheur sublime 12
Que plus d'horreur montait de l'exécrable abîme ! 12
Et l'Homme s'éveilla de son rêve, muet, 12
Haletant et livide. Et tout son corps suait 12
95 D'angoisse et de dégoût devant cette géhenne 12
Effroyable, ces flots de sang et cette haine, 12
Ces siècles de douleurs, ces peuples abêtis, 12
Et ce Monstre écarlate, et ces démons sortis 12
Des gueules dont chacune en rugissant le nomme, 12
100 Et cette éternité de tortures ! Et l'Homme, 12
S'abattant contre terre avec un grand soupir, 12
Désespéra du monde, et désira mourir. 12
Et, non loin, hors des murs de Tsiôn haute et sombre, 12
La torche de Judas étincela dans l'ombre ! 12
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