Métrique en Ligne
LEC_2/LEC119
Charles-Marie LECONTE DE LISLE
POÈMES TRAGIQUES
1884
Hiéronymus
VÊTUS de bure blanche et de noirs scapulaires, 12
Cent moines sont assis aux bancs Capitulaires. 12
Ayant psalmodié l'Angelus Domini 12
Et clos les lourds missels sous le vélin jauni, 12
5 Sans plus mouvoir la lèvre et cligner la paupière 12
Que les Saints étirés dans les retraits de pierre, 12
Impassibles comme eux, ils attendent, les bras 12
En croix. La cire flambe et sur leurs crânes ras 12
Prolonge des lueurs funèbres. La grand'salle 12
10 Est muette. Érigeant sa forme colossale, 12
Un maigre Christ, cloué contre le mur, au fond, 12
Touche de ses deux poings les poutres du plafond 12
Et surplombe la Chaire abbatiale, où siège, 12
Avec sa tête osseuse et sa barbe de neige, 12
15 Ascétique, les mains jointes, le dos courbé, 12
Hiéronymus, le vieil et révérend Abbé. 12
En face, seul, debout, sans cape ni sandales, 12
Et du sang de ses pieds tachant les froides dalles, 12
Un autre moine est là, silencieux aussi. 12
20 L'œil dardé devant soi, bien loin de ce lieu-ci, 12
Au travers de ces murs massifs son âme plonge 12
Dans le ravissement d'un mystérieux songe ; 12
Un sourire furtif fait reluire ses dents ; 12
Mais il reste immobile et les deux bras pendants, 12
25 Dédaigneux du pardon ou de la peine atroce. 12
Enfin, l'Homme sacré par la mitre et la crosse, 12
Qui peut remettre aux mains de son proche héritier 12
Dix mille manants, serfs de glèbe ou de métier, 12
Plein droit de pendaison sur ces engeances viles, 12
30 Droit d'anathème et droit d'interdit sur deux villes, 12
Et devant qui bourgeois et séculiers jaloux 12
Et barons cuirassés fléchissent les genoux, 12
Hiéronymus, levant son front strié de rides 12
Et ses yeux desséchés par les veilles arides, 12
35 Se signe lentement et dit à haute voix : 12
— Le chemin est mauvais, mon frère, où je vous vois. 12
Après tant de longs jours et tant d'heures damnées, 12
Cette désertion, Jésus ! de deux années ! 12
D'où sortez-vous ainsi ? Qu'avez-vous fait, perdu 12
40 Dans la fange du siècle à qui l'Enfer est dû ? 12
Est-ce l'horrible soif des voluptés charnelles 12
Qui chauffait votre gorge et troublait vos prunelles ? 12
Jusqu'au dégoût final êtes-vous abreuvé ? 12
Que cherchiez-vous au monde, et qu'avez-vous trouvé ? 12
45 Rien. Honteux, affamé, chargé d'ignominie, 12
Vous haletez autour de notre paix bénie 12
Comme un mort effrayant qui cherche son cercueil ; 12
Mais l'expiation rigide est sur le seuil. 12
Désormais, dussiez-vous trépasser centenaire, 12
50 Il faut payer le prix de ce qui régénère, 12
Et, face à face avec l'horreur de son péché, 12
Vivre en sa tombe avant d'y demeurer couché. 12
Ne le saviez-vous point ? Qui méprise la règle 12
N'est qu'un oison piteux qui tente d'être un aigle. 12
55 La paupière cousue, il va par monts et vaux, 12
Culbutant d'heure en heure en des pièges nouveaux, 12
Jusqu'à ce qu'il trébuche au bord de la Géhenne 12
Où sont les grincements de dents, les cris de haine 12
Et la flamme vorace où cuisent les maudits. 12
60 Mon frère, sachez-le ! vraiment, je vous le dis : 12
Mieux vaut le fouet qui mord, mieux vaut l'âpre cilice, 12
Quand la Béatitude est au bout du supplice, 12
Que la chair satisfaite et pour le Diable à point. 12
Malheur à qui Jésus sanglant ne suffit point ! 12
65 Malheur à qui, brisant le joug divin, oublie 12
Que penser est blasphème et vouloir est folie ! 12
Car les siècles s'en vont irréparablement, 12
Et l'Éternité s'ouvre après le Jugement ! 12
Hélas ! voici bientôt que l'ultime des heures 12
70 Sonnera le dernier des glas sur nos demeures ; 12
Nulle rémission, ni délai, ni merci. 12
Le vent se lève et va nous balayer d'ici 12
Comme la paille sèche aux quatre coins de l'aire, 12
Enfant à la mamelle et vieillard séculaire, 12
75 Serfs et maîtres, palais, chaumes, peuples et rois. 12
Le mur de Balthazar allume ses parois ! 12
Tout désir est menteur, toute joie éphémère, 12
Toute liqueur au fond de la coupe est amère, 12
Toute science ment, tout espoir est déçu. 12
80 La sainte Église a dit ce qui doit être su ! 12
Qui doute d'Elle est mort déjà durant la vie ; 12
Qui pousse par delà son rêve et son envie, 12
Qui veut mordre le fruit d'où sort la vieille faim, 12
Sans jamais l'assouvir meurt pour le temps sans fin. 12
85 Donc, le fait est sûr : croire, obéir et se taire, 12
Ramper en gémissant la face contre terre 12
Et s'en remettre à Dieu qui nous tient dans sa main, 12
C'est la sagesse unique et le meilleur chemin. 12
Oui ! pour l'âme en sa foi tout entière abîmée, 12
90 Puisque aussi bien le monde est misère et fumée, 12
Sans Dieu que reste-t-il ? Leurre et rébellion 12
Venant du Tentateur affamé, ce lion 12
Qui rôde et qui rugit, qui s'embusque et regarde, 12
Cherchant à dévorer les brebis hors de garde, 12
95 Vagabondes, la nuit, sans souci du danger, 12
Loin de l'enclos solide et des chiens du berger, 12
Et, brusque, bondissant du fond des ombres noires 12
Pour les happer d'un coup de ses larges mâchoires ! 12
Voyez ! songez combien les choses valent peu 12
100 Pour qui vous encourez l'inextinguible Feu, 12
Outre le désespoir des minutes prochaines. 12
Mais vous n'endurez point le doux poids de nos chaînes ; 12
Frère, l'humilité n'est pas votre vertu. 12
Vous étiez colérique, indocile, têtu, 12
105 Téméraire, offensant par vos actes et gestes 12
Notre maison pieuse et vos patrons célestes, 12
Et vous multipliant en exemples malsains. 12
Le mal était fort grand. Il est pire. Les Saints, 12
Voyant la discipline à ce point amoindrie 12
110 Et que l'agneau galeux souille la bergerie, 12
S'en irritent. Voici l'heure du châtiment. 12
Cette tâche est amère et lourde assurément 12
Pour mon insuffisance et ma décrépitude ; 12
Mais ma force est en Dieu, si le labeur est rude, 12
115 Et le salut final du pécheur fort chanceux, 12
Sinon désespéré. Mon frère, étant de ceux 12
Qui raillent la douceur et la miséricorde, 12
Vous serez éprouvé par le jeûne et la corde ; 12
D'après le monitoire et les canons anciens, 12
120 Vous vivrez du rebut des pourceaux et des chiens ; 12
Vous dormirez, couché sur des pierres fort dures, 12
Au fond de l'In-pace, dans vos propres ordures, 12
Macérant votre chair et domptant votre esprit ; 12
Et lorsque vous rendrez l'âme, à l'instant prescrit, 12
125 Du moins les Bienheureux l'attestent, ira-t-elle 12
S'ébattre, blanche et pure, en sa gloire immortelle, 12
Soustraite pour jamais au Tentateur subtil 12
Dont l'Archange Michel nous garde ! — Ainsi soit-il ! 12
La volonté de tous, mon frère, étant la même, 12
130 Tel est l'arrêt du Saint-Chapitre qui vous aime. 12
Selon la bonne règle et le commandement, 12
À genoux ! Confessez vos crimes hautement ; 12
Ouvrez-nous votre cœur et que le Diable en sorte ! — 12
L'autre dressa la tête, et parla de la sorte : 12
135 — Très révérend Abbé Hiéronymus, et vous, 12
Frères, juger en hâte est l'office des fous. 12
La meilleure harangue, en tel cas, est pareille 12
Au son vide du vent qui souffle dans l'oreille. 12
Oyez ! car il y va de mort ou de salut. 12
140 J'ai fait ce qu'il fallait et ce que Dieu voulut. 12
Quiconque veut nier la vérité, qu'il l'ose ! 12
Oh ! que d'ardentes nuits, dans ma cellule close, 12
M'ont vu veillant, priant, le front sur le pavé, 12
Plein de l'âpre désir du triomphe rêvé, 12
145 De l'éblouissement de l'Église éternelle, 12
Hors du monde et de l'ombre, et d'un coup de son aile 12
Emportant ses Élus dans les cieux rayonnants ! 12
Que de fois j'ai meurtri mes reins nus et saignants 12
Pour que, de chaque plaie et de chaque blessure, 12
150 Mon âme rejaillît d'une vigueur plus sûre 12
Aux sources de la vie et de la vérité 12
Où l'homme aspire et dont l'homme est déshérité ! 12
Que de fois, desséché d'une abstinence austère, 12
Assumant le fardeau des péchés de la terre, 12
155 Baigné des pleurs versés pour tous, ivre, éperdu, 12
J'ai crié jusqu'à Dieu qui n'a pas répondu ! 12
Dieu faisait bien. Les cris, les extases, les larmes ? 12
Inepte sacrifice et misérables armes ! 12
Méditer, solitaire, au fond des noirs moutiers, 12
160 Quand l'Agneau, dépecé par les loups, en quartiers, 12
Lamentablement bêle, et sans qu'on vienne à l'aide ! 12
N'être ni chaud, ni froid, dit l'Apôtre, mais tiède ! 12
Jeûner, meurtrir sa chair, user de ses genoux 12
Les marches de l'autel où Jésus meurt pour nous ! 12
165 Mesurer l'Agonie éternelle à notre heure ! 12
Gémir dans l'ombre enfin pendant que le Ciel pleure, 12
Et que l'Enfer s'égaie, et que ruisselle en vain 12
L'intarissable Sang du supplice divin ! 12
Était-ce donc le temps des inertes prières, 12
170 Quand le Démon soufflait ses rages meurtrières 12
Aux princes affolés autant qu'aux nations, 12
Et les engloutissait dans ses perditions, 12
Sans qu'on fît rien de plus pour la cause sacrée 12
Qu'offrir le maigre prix de sa chair macérée, 12
175 Ayant cette insolence et cette vanité 12
De songer que le monde est ainsi racheté ? 12
Par les Saints tout sanglants de leurs combats, la tâche 12
Serait aisée et douce et favorable au lâche, 12
Et la Béatitude à bon marché ! Non, non ! 12
180 Dieu met à plus haut prix la gloire de son nom. 12
Frères, je vous le dis : l'Équité vengeresse 12
Nous commande d'agir et maudit la paresse. 12
Il faut laisser les morts ensevelir leurs morts, 12
Et se ceindre les reins pour le combat des forts, 12
185 Ou la race d'Adam perdra son patrimoine ! — 12
L'Abbé, d'un brusque geste, interrompit le moine : 12
— Confessez vos erreurs, frère ! Ne touchez point 12
Au reste. J'ai reçu mission sur ce point. 12
Or, vous êtes hardi par delà la mesure. 12
190 Est-ce au serf à juger, du fond de sa masure, 12
Les princes de la terre en leurs secrets conseils ? 12
Dieu, sachant ce qu'il fait, les voulut-il pareils ? 12
Est-ce à l'enfant, dans ses vanités effrénées, 12
D'avertir follement mes quatre-vingts années, 12
195 De gourmander la foi d'autrui de son plein chef 12
En m'arrachant du poing la barre de la nef ? 12
Lourd de péchés, rongé de démence et de bile, 12
Est-ce à vous de peser dans votre main débile 12
Les choses de ce monde et les choses d'en haut, 12
200 Disant ce qu'elles sont et comment il les faut ? 12
Vous sied-il d'augurer des Volontés divines ? 12
Un très risible orgueil vous enfle les narines, 12
Frère ! et vous délirez, en ce triste moment, 12
Certes, plus que jamais et fort piteusement. 12
205 Entendez la raison, n'aggravez point vos fautes ; 12
Car on chute plus bas des cimes les plus hautes, 12
Car plus de honte attend le plus ambitieux, 12
Et le plus vieil Orgueil s'est écroulé des cieux ! 12
Donc, laissez là le monde et ses rudes tempêtes : 12
210 La poussière convient à ce peu que vous êtes. 12
Le Seigneur équitable a donné sagement 12
Le reptile à la fange et l'astre au firmament, 12
L'herbe au pré vert, la neige aux montagnes chenues, 12
La mousse au rouge-gorge et l'aigle aux sombres nues ! 12
215 — Dieu met son signe auguste au front de qui lui plaît ; 12
Il a négligé l'aigle et choisi l'oiselet, 12
Dit le Moine. Pourquoi ? Qui le dira ? Personne. 12
Je suis le trait qu'on darde ou le clairon qu'on sonne, 12
Et le clairon sonore ou le trait encoché 12
220 S'en remet à qui l'enfle ou qui l'a dépêché. 12
Mes frères, une nuit, de celles que j'ai dites, 12
Tandis que, gémissant des victoires maudites, 12
Je veillais, prosterné devant mon crucifix, 12
J'entendis une Voix qui me disait : — Mon fils ! — 12
225 Elle était douce et triste et cependant immense 12
Et semblait déborder l'universel silence. 12
Tremblant, je soulevai ma face pâle, et vis, 12
Non la pure lumière où les Saints sont ravis, 12
Hélas ! mais un ciel noir tout lardé de feux blêmes 12
230 Où tournoyaient, hagards, des spectres de blasphèmes, 12
Des faces de damnés, et de hideux troupeaux 12
De bêtes, chats et loups, dragons, pourceaux, crapauds 12
Énormes, qui bavaient une écume de soufre 12
Et pleuvaient comme grêle au travers de ce gouffre. 12
235 Et je vis un Rocher sans herbes et sans eaux 12
Où des milliers de morts avaient laissé leurs os, 12
Et qui montait du fond de l'abîme. À son faîte 12
Le Gibet d'où pendait la Sainteté parfaite 12
Se dressait dans la nue affreuse ; et, tout autour, 12
240 Les carnassiers de l'air, aigle, corbeau, vautour, 12
De la griffe et du bec, effroyables convives, 12
Du sacré Rédempteur déchiraient les chairs vives ! 12
Car les Onze, à ses pieds, rêvant du Paradis, 12
Dormaient tranquillement comme ils firent jadis. 12
245 Et la voix de Jésus emplissait les nuées : 12
— Mon flanc saigne toujours et mes mains sont clouées ; 12
L'apôtre et le fidèle, en ce siècle de fer, 12
M'abandonnent en proie aux bêtes de l'Enfer, 12
Et d'heure en heure, hélas ! leur tourbillon pullule. 12
250 Lève-toi ! C'est assez gémir dans ta cellule ; 12
L'inactive douleur est risée aux Démons. 12
Va, mon fils ! Fuis dans l'ombre, et traverse les monts. 12
Pour ton Dieu qu'on blasphème et pour l'âme de l'homme, 12
Sans trêve, ni répit, marche tout droit sur Rome ; 12
255 Va, ne crains rien. Secoue avec un poing puissant 12
Le Siège apostolique où sommeille Innocent ; 12
Allume sa colère aux flammes de la tienne ; 12
Et qu'il songe à sauver la Provence chrétienne 12
Des légions de loups qui lui mordent les flancs : 12
260 Princes de ruse ourdis, en leur foi chancelants, 12
Poussant d'un pied furtif sur la mer écumante 12
La Barque de l'Apôtre en proie à la tourmente ; 12
Évêques arborant avec des airs royaux 12
La crosse d'or massif et la mitre à joyaux, 12
265 Tandis que sous l'injure et l'âpreté des nues 12
Les ouailles sans bergers grelottent toutes nues ; 12
Moines qui, n'ayant plus ni d'oreilles, ni d'yeux, 12
S'endorment, engraissés de paresse, oublieux 12
Que les heures du siècle infaillible sont proches 12
270 Et que les porcs trop gras ne sont pas loin des broches ; 12
Hérétiques enfin, par le Diable excités, 12
Emplissant plaine et mont, les champs et les cités, 12
Dévorant la moisson comme des sauterelles, 12
Furieux et cherchant d'insolentes querelles 12
275 Aux mystères sacrés accomplis au Saint Lieu, 12
À mes élus, à mes Anges, et même à Dieu ! 12
Dis-lui que la Caverne, autrefois bien scellée, 12
Comme une éruption vomit sa tourbe ailée 12
À travers les débris du Couvercle infernal ; 12
280 Qu'abandonnée aux flots, en proie aux vents du mal, 12
La Croix, phare céleste où rayonnait ma gloire, 12
Espérance enflammée au sein de la nuit noire, 12
Tremble et s'éteint avec mes soupirs haletants ! 12
Mon fils, mon fils, debout ! Voici les derniers temps ! 12
285 Va ! Que le Serviteur des serviteurs se lève, 12
Qu'il brûle avec le feu, qu'il tranche avec le glaive, 12
Qu'il extermine avec la foudre et l'Interdit, 12
Et que tout soit remis dans l'ordre. Va ! J'ai dit. — 12
Tel parla le Seigneur Jésus, triste et sévère. 12
290 L'ombre soudainement engloutit le Calvaire ; 12
Tout le ciel éteignit sa sinistre lueur ; 12
Un long frisson courut dans ma chair en sueur, 12
Et je restai muet. Sainte épouvante ! ô joie 12
Terrible de l'Élu que la Grâce foudroie ! 12
295 Ô nuit noire où flamboie un immense soleil ! 12
Arrachement sacré du terrestre sommeil ! 12
Une aurore éclatante inonda mes prunelles 12
De la brusque splendeur des choses éternelles ! 12
Mon cœur s'enfla de Dieu, je me dressai, plus fort 12
300 Que l'homme et que le monde et que l'antique mort, 12
Croyant voir, pour navrer Lucifer et sa clique, 12
Resplendir à mon poing l'Épée archangélique ! 12
Et je partis. L'étoile éclairait mon chemin 12
Qui mena les trois Rois au Berceau surhumain. 12
305 Et je passai les monts, leurs neiges, leurs abîmes ; 12
J'allai, seul, nuit et jour, plein de songes sublimes, 12
Sous la nue orageuse ou le ciel transparent, 12
Mangeant le fruit sauvage et buvant au torrent ; 12
À travers les moissons florissantes des plaines, 12
310 À travers les cités, ces ruches de bruit pleines 12
Où chacun fait un miel dont le Diable est friand, 12
J'allai, j'allai toujours, mendiant et priant, 12
En haillons, les pieds nus, tout chargé de poussière, 12
Jusqu'à l'heure où je vis monter dans la lumière 12
315 La Ville aux sept coteaux, en qui Dieu se complaît, 12
Et qu'abrite à jamais l'aile du Paraclet, 12
La Source baptismale où se lavent nos fanges, 12
La Piscine d'eau vive où s'abreuvent les Anges, 12
Le Port où vont les cœurs confiants et hardis, 12
320 La Citadelle où sont les clés du Paradis ! 12
Ô Rome ! ô Cité sainte ! ô vénérable Mère ! 12
Refuge des vivants dans la tourmente amère, 12
Recours des morts auprès du Seigneur irrité, 12
Centre de la justice et de la vérité, 12
325 Mes lèvres ont baisé ton sol deux fois auguste 12
Où le sang du martyr fit la pourpre du juste ! 12
Ô Siège de Grégoire et d'Urbain ! Saint Autel 12
Qu'enveloppe d'amour le Mystère immortel, 12
Mes yeux ont contemplé ta beauté que j'adore, 12
330 De la Béatitude éblouissante aurore ! 12
J'ai vu Celui par qui Dieu règle l'Univers, 12
Qui hausse l'humble au ciel et dompte le pervers, 12
Qui frappe et qui guérit, qui lie et qui dénoue, 12
Qui renverse d'un mot dans l'opprobre et la boue, 12
335 Et foule également de son talon d'airain 12
Les peuples trop rétifs et les rois durs au frein, 12
Et les audacieux enfiévrés d'insolence 12
Qui, pesant l'homme et Dieu dans la même balance, 12
Mettent l'Enfer qui brûle et qui hurle en oubli. 12
340 Mon cœur n'a point tremblé, mon œil n'a point faibli ; 12
Le Charbon prophétique a flambé sur ma bouche ! 12
J'ai parlé, moi, le moine, humble, inconnu, farouche, 12
Devant la majesté du Saint-Siège romain, 12
Pour le rachat d'hier et celui de demain. 12
345 Oui ! l'infaillible Esprit m'a fait jaillir de l'âme 12
La foi contagieuse en paroles de flamme ; 12
Et le très glorieux Pontife m'a commis 12
Le soin de faire affront, Christ, à tes ennemis, 12
Et d'appliquer le feu sur toute chair malsaine. 12
350 Frères ! du Tibre au Rhône et du Rhône à la Seine, 12
J'ai couru, j'ai prêché, voici deux ans entiers, 12
Aux princes, aux barons, aux bourgeois, aux routiers, 12
L'extermination par Dieu même prescrite 12
Du Kathare hérétique, impur, lâche, hypocrite, 12
355 Et des peuples souillés par son attouchement. 12
Et tous ont entendu mon appel véhément, 12
Non que l'unique amour de Jésus les attire : 12
Ils vont à la curée et non pas au martyre ; 12
Mais il importe peu que le flot déchaîné 12
360 Soit impur, s'il fait bien le travail ordonné ; 12
Si, de la sainte Église embrassant la querelle, 12
Prince hors du palais, baron de sa tourelle, 12
Bourgeois de son logis et routier vagabond, 12
Comme un torrent gonflé par la neige qui fond, 12
365 S'épandent à travers la Provence infidèle 12
Afin que rien n'échappe et ne survive d'elle ! 12
Que j'entende, Jésus ! flamber les épis mûrs, 12
Rugir les mangonneaux et s'effondrer les murs, 12
Les cadavres damnés, rouges de mille plaies, 12
370 Nus et les bras ballants, tressauter sur les claies 12
Aux longs cris d'anathème éclatant dans les cieux ! 12
Que j'entende hurler les jeunes et les vieux, 12
Et râler sous mes pieds cette race écrasée ! 12
Que la vapeur du sang lave de sa rosée 12
375 Le ciel qu'ils blasphémaient dans leur impunité, 12
Cet air, pur autrefois, et qu'ils ont infecté, 12
Et ce sol qu'ils souillaient comme des immondices ! 12
Et qu'ils meurent têtus, pour que tu les maudisses, 12
Jésus ! — Debout ! Voici l'heure d'agir. Allons ! 12
380 Debout ! Troussez le froc qui vous bat les talons ; 12
Laissez les vieux prier pour la proche victoire, 12
Et, la croix d'une main, la torche expiatoire 12
De l'autre, pour l'Église et pour Dieu, sans repos, 12
Combattez au soleil le Diable et ses suppôts ! — 12
385 Sur ce, le vieil Abbé se leva de sa chaire : 12
— C'est assez de démence. Endossez votre haire, 12
Bouclez votre cilice et rentrez dans la nuit. 12
Si l'esprit d'imprudence et d'orgueil vous y suit, 12
Vous y combattrez mieux le Démon qui vous navre, 12
390 Et nous prierons pour l'âme au sortir du cadavre, 12
Car vous avez menti, si vous n'avez rêvé. 12
Or, le mensonge est dit, le rêve est achevé. 12
Descendu tout au fond de la chute effroyable, 12
Vous connaîtrez bientôt l'illusion du Diable ! 12
395 Nous vous affranchirons de ses fers mal scellés. 12
Silence ! Qu'on le mène aux ténèbres. — Allez ! — 12
Mais le Moine arracha de sa robe entr'ouverte 12
Le Parchemin fatal scellé de cire verte, 12
Le déroula d'un geste impérieux, tendit 12
400 La droite, et, d'une voix dure et hautaine, dit : 12
— Tu t'abuses, vieillard, et tu tombes au piège ! 12
Je suis Légat du Pape et l'élu du Saint-Siège. 12
Voici le Bref signé d'Innocent. Tu n'as point 12
Pressenti que j'avais les deux glaives au poing ? 12
405 Or, je vais dissiper ta cécité profonde. 12
Éveille-toi, vieillard, ouvre les yeux au monde : 12
Voici le Bref papal. Écoute. Tu n'es plus 12
Chef d'ordre, Abbé mitré. Les temps sont révolus 12
De ta puissance inerte et de ta foi muette. 12
410 À la main sans vigueur succède un bras qui fouette, 12
À l'aveugle un voyant, un mâle au décrépit ; 12
Car l'heure nous commande et ne veut nul répit, 12
Car Dieu, que le salut de ce monde intéresse, 12
Allume entre mes mains sa torche vengeresse ; 12
415 Et dans mon cœur saisi de joie, ivre d'horreur, 12
Sa patience à bout fait place à sa fureur ! 12
C'est à moi de brandir la crosse qui t'échappe : 12
Par la grâce et le choix je suis Légat du Pape, 12
Je tranche la courroie et romps le joug ancien. 12
420 Prends donc. Lis, soumets-toi, va-t'en, tu n'es plus rien ! — 12
Hiéronymus lui dit : — L'éternel Adversaire, 12
Non content du blasphème, est par surcroît faussaire, 12
Et voici le renard qui vient après le loup ! — 12
Il lut, et tressaillit, et chancela du coup. 12
425 Puis, comme un pénitent eût fait d'une relique, 12
Humblement il baisa le Bref apostolique, 12
Le relut, et, signant trois fois son pâle front : 12
— Béni soit le Saint-Père, et béni soit l'affront 12
Qui me foudroie au bord de ma tombe prochaine ! 12
430 Béni soit le Seigneur qui descelle ma chaîne ! 12
Le poids en était lourd à mon cou faible et vieux, 12
Et l'ombre de la mort a passé dans mes yeux. 12
C'est le temps de partir, c'est le temps qu'on m'oublie. 12
Tout est dit, tout est bien. Frères, je vous délie. 12
435 Obéissez, priez, vivez. Moi, je m'en vais, 12
Ma tâche faite, ayant vécu des jours mauvais, 12
Mais rendant grâce au Ciel jusqu'à mon dernier râle. 12
Amen ! Voici la mitre et la croix pectorale, 12
Et la chape, et l'étole, et la crosse et l'anneau. 12
440 Au nom du Père, au nom de l'éternel Agneau, 12
Au nom de la Colombe et de la Vierge mère, 12
Amen ! Heureux qui sort de la vie éphémère 12
Et rentre dans la paix de son éternité ! 12
Amen ! amen ! au nom de l'unique Équité ! 12
445 Nous le savons : le champ que Dieu même ensemence, 12
Hors du monde, fleurit dans la lumière immense. 12
Puissé-je contempler sa gloire, en qui je crois ! 12
Amen ! Amen ! Je m'en remets au Roi des Rois. — 12
Et le vieillard, courbant sa tête vénérable, 12
450 Traversa le Chapitre et s'en alla, semblable 12
Au spectre monacal qui traîne son froc blanc, 12
Sans insignes, débile, et l'humble corde au flanc. 12
Une rumeur confuse emplit la salle sombre ; 12
Et tous le regardaient disparaître dans l'ombre ; 12
455 Mais le Moine bondit dans la chaire et cria : 12
— À l'œuvre ! Dieu le veut ! à l'œuvre ! Alleluia ! — 12
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