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Charles-Marie LECONTE DE LISLE
POÈMES TRAGIQUES
1884
Le Sacre de Paris
I
Ô Paris ! c'est la cent deuxième nuit du Siège, 12
Une des nuits du grand Hiver. 8
Des murs à l'horizon l'écume de la neige 12
S'enfle et roule comme une mer. 8
5 Mâts sinistres dressés hors de ce flot livide, 12
Par endroits, du creux des vallons, 8
Quelques grêles clochers, tout noirs sur le ciel vide, 12
S'enlèvent, rigides et longs. 8
Là-bas, palais anciens semblables à des tombes, 12
10 Bois, villages, jardins, châteaux, 8
Effondrés, écrasés sous l'averse des bombes, 12
Fument au faîte des coteaux. 8
Dans l'étroite tranchée, entre les parois froides, 12
Le givre étreint de ses plis blancs 8
15 L'œil inerte, le front blême, les membres roides, 12
La chair dure des morts sanglants. 8
Les balles du Barbare ont troué ces poitrines 12
Et rompu ces cœurs généreux. 8
La rage du combat gonfle encor leurs narines, 12
20 Ils dorment là serrés entre eux. 8
L'âpre vent qui franchit la colline et la plaine 12
Vient, chargé d'exécrations, 8
De suprêmes fureurs, de vengeance et de haine, 12
Heurter les sombres bastions. 8
25 Il flagelle les lourds canons, meute géante 12
Qui veille allongée aux affûts, 8
Et souffle par instants dans leur gueule béante 12
Qu'il emplit d'un râle confus. 8
Il gronde sur l'amas des toits, neigeux décombre, 12
30 Sépulcre immense et déjà clos, 8
Mais d'où montent encor, lamentables, sans nombre, 12
Des murmures faits de sanglots ; 8
Où l'enfant glacé meurt aux bras des pâles mères, 12
Où, près de son foyer sans pain, 8
35 Le père, plein d'horreur et de larmes amères, 12
Étreint une arme dans sa main. 8
II
Ville auguste, cerveau du monde, orgueil de l'homme, 12
Ruche immortelle des esprits, 8
Phare allumé dans l'ombre où sont Athène et Rome, 12
40 Astre des nations, Paris ! 8
Ô nef inébranlable aux flots comme aux rafales, 12
Qui, sous le ciel noir ou clément, 8
Joyeuse, et déployant tes voiles triomphales, 12
Voguais victorieusement ! 8
45 La foudre dans les yeux et brandissant la pique, 12
Guerrière au visage irrité, 8
Qui fis jaillir des plis de ta toge civique 12
La victoire et la liberté ! 8
Toi qui courais, pieds nus, irrésistible, agile, 12
50 Par le vieux monde rajeuni ! 8
Qui, secouant les rois sur leur tréteau fragile, 12
Chantais, ivre de l'infini ! 8
Nourrice des grands morts et des vivants célèbres, 12
Vénérable aux siècles jaloux, 8
55 Est-ce toi qui gémis ainsi dans les ténèbres 12
Et la face sur les genoux ? 8
Vois ! La horde au poil fauve assiège tes murailles ! 12
Vil troupeau de sang altéré, 8
De la sainte patrie ils mangent les entrailles, 12
60 Ils bavent sur le sol sacré ! 8
Tous les loups d'outre-Rhin ont mêlé leurs espèces : 12
Vandale, Germain et Teuton, 8
Ils sont tous là, hurlant de leurs gueules épaisses 12
Sous la lanière et le bâton. 8
65 Ils brûlent la forêt, rasent la citadelle, 12
Changent les villes en charnier ; 8
Et l'essaim des corbeaux retourne à tire d'aile, 12
Pour être venu le dernier. 8
III
Ô Paris, qu'attends-tu ? la famine ou la honte ? 12
70 Furieuse et cheveux épars, 8
Sous l'aiguillon du sang qui dans ton cœur remonte 12
Va ! bondis hors de tes remparts ! 8
Enfonce cette tourbe horrible où tu te rues, 12
Frappe, redouble, saigne, mords ! 8
75 Vide sur eux palais, maisons, temples et rues : 12
Que les mourants vengent les morts ! 8
Non, non ! tu ne dois pas tomber, Ville sacrée, 12
Comme une victime à l'autel ; 8
Non, non, non ! tu ne peux finir, désespérée, 12
80 Que par un combat immortel. 8
Sur le noir escalier des bastions qu'éventre 12
Le choc rugissant des boulets, 8
Lutte ! et rugis aussi, lionne au fond de l'antre, 12
Dans la masure et le palais. 8
85 Dans le carrefour plein de cris et de fumée, 12
Sur le toit, l'Arc et le clocher, 8
Allume pour mourir l'auréole enflammée 12
De l'inoubliable bûcher. 8
Consume tes erreurs, tes fautes, tes ivresses, 12
90 À jamais, dans ce feu si beau, 8
Pour qu'immortellement, Paris, tu te redresses, 12
Impérissable, du tombeau ; 8
Pour que l'homme futur, ébloui dans ses veilles 12
Par ton sublime souvenir, 8
95 Raconte à d'autres cieux tes antiques merveilles 12
Que rien ne pourra plus ternir, 8
Et, saluant ton nom, adorant ton génie, 12
Quand il faudra rompre des fers, 8
Offre ta libre gloire et ta grande agonie 12
100 Comme un exemple à l'univers. 8
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