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LEC_1/LEC75
Charles-Marie LECONTE DE LISLE
POÈMES BARBARES
1862
Le Corbeau
Sérapion, abbé des onze monastères 12
D'Arsinoë, soumis aux trois règles austères, 12
Sous Valens, empereur des pays d'Orient, 12
Un soir, se promenait, méditant et priant, 12
5 Silencieux, le long des bas arceaux du cloître. 12
Le soleil disparu laissait les ombres croître 12
Du sein des oasis et des sables déserts ; 12
Les astres s'éveillaient dans le bleu noir des airs 12
Et, si n'était, parfois, du fond des solitudes, 12
10 Quelques rugissements de lion, brefs et rudes, 12
Autour du monastère, en un repos complet, 12
Et dans le ciel, la nuit vaste se déroulait. 12
L'abbé Sérapion, d'un pas lent, sur les dalles, 12
Marchait, faisant sonner le cuir de ses sandales, 12
15 Anxieux de l'Édit impérial, lequel 12
Était une épouvante aux serviteurs du ciel, 12
Ordonnant d'enrôler, par légions subites, 12
Pour la guerre des Goths, cent mille cénobites. 12
Car, en ce temps-là, ceux qui, dans le monde épars, 12
20 Cherchaient l'oubli du siècle en Dieu, de toutes parts, 12
En haute et basse Égypte, abondaient, vieux et jeunes, 12
Afin d'être sauvés par prières et jeûnes. 12
Et c'est pourquoi l'Édit signé de l'Empereur 12
Emplissait les couvents de trouble et de terreur ; 12
25 Et toute chair saignait sous de plus lourds cilices, 12
Pour désarmer Jésus touché par ces supplices. 12
Or l'Abbé méditait sur cela, d'un esprit 12
Plein d'angoisse, et priait pour son troupeau proscrit, 12
Levant les bras au ciel et disant : — Dieu m'assiste ! — 12
30 Mais, comme il s'en allait, le front bas, l'âme triste, 12
Dans l'ombre des arceaux voici qu'il entendit 12
Brusquement une voix très rauque qui lui dit : 12
— Vénérable seigneur, soyez-moi pitoyable ! — 12
Et l'Abbé se signa, croyant ouïr le Diable, 12
35 Et ne vit rien, le cloître étant sombre d'ailleurs. 12
La voix sinistre dit : — J'ai vu des temps meilleurs ; 12
J'ai fait de beaux festins ! Et, par une loi dure, 12
Aujourd'hui c'est la faim sans trêve que j'endure ; 12
Or, mon pieux seigneur, n'en soyez étonné, 12
40 J'étais déjà très vieux quand Abraham est né. 12
— Au nom du roi Jésus, démon ou créature 12
Qui m'implores avec cette étrange imposture, 12
Qui que tu sois enfin qui me parles ainsi, 12
Viens ! dit l'Abbé. — Seigneur, dit l'autre, me voici. — 12
45 Et sur la balustrade, aussitôt, une forme 12
Devant Sérapion se laissa choir, énorme, 12
Un oiseau gauche et lourd, l'aile ouverte à demi, 12
Mais dont les yeux flambaient sous le cloître endormi. 12
L'Abbé vit que c'était un corbeau d'une espèce 12
50 Géante. L'âge avait tordu la corne épaisse 12
Du bec, et, par endroits, le corps tout déplumé 12
D'une affreuse maigreur paraissait consumé. 12
Certes, la foi du Moine était vive et robuste ; 12
Il savait que la grâce est le rempart du juste ; 12
55 Mais, n'ayant jamais eu de telle vision, 12
Il se sentit frémir en cette occasion. 12
Et les yeux de la Bête éclairaient les ténèbres, 12
Tandis qu'elle agitait ses deux ailes funèbres. 12
Sérapion lui dit : — Si ton nom est Satan, 12
60 Démon, chien, réprouvé, je te maudis ! Va-t'en ! 12
Par la vertu de Christ, le rédempteur des âmes, 12
Je te chasse : retombe aux éternelles flammes ! — 12
Et, ce disant, il fit un grand signe de croix. 12
— Je ne suis point celui, saint Abbé, que tu crois, 12
65 Dit l'Oiseau noir, riant d'un sombre et mauvais rire ; 12
Ne dépense donc point le temps à me maudire. 12
Je suis né corbeau, Maître, et tel que me voilà, 12
Mais il y a beaucoup de siècles de cela. 12
La famine me ronge, et je veux de ta grâce 12
70 Quelque peu de chair maigre à défaut de chair grasse. 12
Seigneur Moine, en retour, je te dirai comment 12
J'apporte un sûr remède à ton secret tourment. 12
— Nous ne touchons jamais, selon nos saintes règles, 12
Aux pâtures des loups, des corbeaux et des aigles, 12
75 Dit l'abbé. Va rôder, si tu veux de la chair, 12
Sur les champs de bataille où moissonne l'Enfer. 12
Ici, pour réparer ta faim et tes fatigues, 12
Tu n'aurais qu'un morceau de pain noir et des figues. 12
— Soit ! dit le vieil Oiseau, je ne suis point friand ; 12
80 Et toute nourriture est bonne au mendiant 12
Qu'un dur jeûne depuis trois siècles ronge et brûle. 12
— Suis-moi donc, dit l'Abbé, jusques en ma cellule. — 12
Et l'autre, tout joyeux de l'invitation, 12
Par les noirs corridors suivit Sérapion. 12
85 Quand il eut dévoré pain dur et figues sèches, 12
Le Corbeau secoua comme un faisceau de flèches 12
Les plumes de son dos maigre, et, fermant les yeux, 12
Parut mettre en oubli le Moine soucieux. 12
Celui-ci, bras croisés sous sa robe grossière. 12
90 Regardait fixement la bête carnassière, 12
Et murmurait : — Jésus ! dépistez, ô Seigneur, 12
Les embûches du Diable autour de mon honneur ! 12
Saints Anges ! tout ceci n'est point chose ordinaire. 12
Que me veut cet oiseau mille fois centenaire ? 12
95 Nul vivant n'a reçu d'hôte plus singulier. 12
Abritez-moi, Seigneur, sous votre bouclier ! — 12
Or, tandis que l'Abbé méditait de la sorte, 12
Le Corbeau tout à coup lui dit d'une voix forte : 12
— Je ne dors point, ainsi que vous l'avez pensé, 12
100 Vénérable Rabbi ; je rêvais du passé, 12
Me demandant de quoi les âmes étaient faites. 12
J'ai connu, dans leur temps, tous les anciens prophètes 12
Qui, certes, l'ignoraient. — Parle sans blasphémer, 12
Dit le moine, ou l'Enfer puisse te consumer ! 12
105 Que t'importe, chair vile, inerte pourriture, 12
Qui rentreras bientôt dans l'aveugle nature 12
Avec l'argile et l'eau de la pluie et le vent, 12
Vaine ombre, indifférente aux yeux du Dieu vivant, 12
A toi qui n'es que fange avant d'être poussière, 12
110 Le royaume où les Saints siègent dans la lumière ? 12
Le lion, le corbeau, l'aigle, l'âne et le chien, 12
Qu'est-ce que tout cela dans la mort, sinon rien ? 12
— Seigneur, dit le Corbeau, vous parlez comme un homme 12
Sûr de se réveiller après le dernier somme ; 12
115 Mais j'ai vu force Rois et des peuples entiers 12
Qui n'allaient point de vie à trépas volontiers. 12
A vrai dire, ils semblaient peu certains, à cette heure, 12
De sortir promptement de leur noire demeure. 12
En outre, sachez-le, j'en ai mangé beaucoup, 12
120 Et leur âme avec eux, Maître, du même coup. 12
— Vil païen, dit l'Abbé, quand la chair insensible 12
Est morte, l'âme au ciel ouvre une aile invisible. 12
De sa grâce, aussi bien, Dieu ne t'a point pourvu 12
Pour voir ce que les Saints et les Anges ont vu : 12
125 Les esprits, dans l'azur, comme autant de colombes, 12
Au soleil éternel tournoyant hors des tombes ! 12
Et c'est la vérité. — Pour moi, dit le Corbeau, 12
J'en doute fort, n'ayant point reçu ce flambeau. 12
Ainsi soit-il ! pourtant, si la chose est notoire. 12
130 Mais vous plaît-il d'ouvrir l'oreille à mon histoire, 12
Seigneur, et de m'en tendre en ma confession ? 12
J'ai, ce soir, grand besoin d'une absolution. 12
— J'écoute, dit le Moine. Heureux qui s'humilie, 12
Car le vrai repentir nous lave et nous délie, 12
135 Et réjouit le cœur des Anges dans les cieux ! 12
— Je le prends de très haut, mon Maître, étant très vieux : 12
En ce temps-là, seigneur Abbé, l'Eau solitaire 12
Avait noyé la race humaine avec la terre, 12
Et, par delà le faîte escaladé des monts, 12
140 Haussait jusques au ciel sa bave et ses limons. 12
Ce fut le dernier jour des rois et des empires 12
Antiques. S'ils étaient meilleurs, s'ils étaient pires 12
Que ceux-ci, je ne sais. Leurs vertus ou leurs torts 12
Importent peu d'ailleurs du moment qu'ils sont morts. 12
145 — Ils étaient fort pervers, dit le Moine, et leur Juge 12
Les noya justement dans les eaux du Déluge. 12
C'était un monde impie, où, grâce au Suborneur, 12
La femme séduisit les Anges du Seigneur. 12
— J'y consens, dit l'Oiseau, ce n'est point mon affaire, 12
150 Et celui qui le fit n'avait qu'à le mieux faire. 12
Toujours est-il qu'il s'en était débarrassé. 12
Le monde ancien, Seigneur, étant donc trépassé, 12
L'arche immense flottait depuis quarante aurores, 12
Et l'océan sans fin, heurtant ses flancs sonores, 12
155 Dans la brume des deux y berçait lourdement 12
Tout ce qui survivait à l'engloutissement. 12
Et j'étais là, parmi les espèces sans nombre, 12
Et j'attendais mon heure, immobile dans l'ombre. 12
Un jour, ayant tari leur vaste réservoir, 12
160 Les torrents épuisés cessèrent de pleuvoir ; 12
Le soleil resplendit à l'orient de l'arche ; 12
L'abîme décrut : — Va ! me dit le Patriarche, 12
Et, si quelque montagne émerge au loin des mers, 12
Apprends-nous qu'Iahvèh pardonne à l'univers. — 12
165 Je pris mon vol, joyeux de fuir à tire-d'ailes, 12
Et j'allais effleurant les eaux universelles ; 12
Et depuis, je ne sais, n'étant point revenu, 12
Ce que le noir vaisseau de l'homme est devenu. 12
— Ce fut là, dit le Moine, une action mauvaise. 12
170 — Seigneur, dit le Corbeau, c'est que, ne vous déplaise, 12
Aimant à voyager dans ma jeune saison, 12
Je respirais bien mieux au grand air qu'en prison. 12
Je vis bientôt, Rabbi, poindre des cimes vertes 12
Qui fumaient au soleil, d'algue épaisse couvertes ; 12
175 Et je m'y vins percher sur un grand cèdre noir, 12
D'où je pouvais planer dans l'espace et mieux voir. 12
Et j'attendis trois jours avec trois nuits entières. 12
Et le soleil encore épandit ses lumières, 12
Et je vis que la mer, reprenant son niveau, 12
180 Avait laissé renaître un univers nouveau, 12
Mais vide, tout souillé des écumes marines, 12
Et comme hérissé d'effroyables ruines. 12
Au bas de la montagne où j'étais arrêté, 12
Dormait dans la vapeur une énorme cité 12
185 Aux murs de terre rouge étagés en terrasses 12
Et bâtis par le bras puissant des vieilles races. 12
Écroulés sous le faix des flots démesurés, 12
Ces murs avaient heurté ces palais effondrés 12
Où les varechs visqueux, emplis de coquillages, 12
190 Pendant le long des toits comme de noirs feuillages, 12
Au travers des plafonds tombaient par blocs confus, 12
Enlacés en spirale épaisse autour des fûts, 12
Et faisant des manteaux de limons et de fanges 12
Aux cadavres géants des Rois, enfants des Anges. 12
195 Et j'en vis deux, seigneur Abbé, debout encor 12
Sur un trône, et liés avec des chaînes d'or : 12
Un homme au front superbe, à la haute stature, 12
Qui, de ses bras nerveux, comme d'une ceinture, 12
Pressait contre son sein une femme aux grands yeux 12
200 Qui semblait contempler son amant glorieux ; 12
Et je lus sur sa bouche entr'ouverte et glacée 12
Le bonheur de mourir par ces bras enlacée. 12
Lui, le cou ferme et droit, dompté, mais non vaincu, 12
Et sans peur dans la mort comme il avait vécu, 12
205 Avait tout préservé de ce commun naufrage, 12
Sa beauté, son orgueil, sa force et son courage. 12
Autour de la cité muette un lac gisait 12
Où le soleil sinistre avec horreur luisait, 12
Gouffre de vase, plein de colossales bêtes 12
210 Inertes et montrant leurs ventres ou leurs têtes. 12
Ours, énormes lézards, immenses éléphants, 12
A demi submergés par ces flots étouffants, 12
Grands aigles fatigués de planer dans les nues 12
Et de ne plus trouver les montagnes connues, 12
215 Taureaux ouvrant encor leurs convulsifs naseaux, 12
Léviathans surpris par la fuite des eaux, 12
Tous les vieux habitants de la terre féconde 12
Avec l'homme gonflaient au loin la boue immonde ; 12
Et de chaudes vapeurs s'épandaient dans les vents. 12
220 Or, sachant que les morts sont pâture aux vivants, 12
Je vécus là, seigneur Abbé, beaucoup d'années, 12
Très joyeux, bénissant les bonnes destinées 12
Et l'abondant travail de la mer ; car enfin, 12
Homme ou corbeau, manger est doux quand on a faim. 12
225 Depuis bien des soleils, dans cette solitude. 12
Je coulais des jours pleins de molle quiétude, 12
Quand un soir, du sommet de l'arbre accoutumé, 12
Je vis, vers l'Orient brusquement enflammé, 12
Au sein d'un tourbillon de splendeurs inconnues, 12
230 Un fantôme puissant qui venait par les nues. 12
Ses ailes battaient l'air immense autour de lui ; 12
Ses cheveux flamboyaient dans le ciel ébloui ; 12
Et, les bras étendus, d'une haleine profonde 12
Il chassait les vapeurs qui pesaient sur le monde. 12
235 Aux limpides clartés de ses regards d'azur, 12
L'eau vive étincelait dans le marais impur 12
Ombragé de roseaux, rougi de fleurs soudaines ; 12
Les monts brûlaient, bûchers des dépouilles humaines ; 12
.Et, jaillissant des rocs où leur germe était clos, 12
240 Les fleuves nourriciers multipliaient leurs flots, 12
Épanchant leur fraîcheur aux arides vallées 12
Toutes chaudes encor des écumes salées. 12
Et l'espace tourna dans mes yeux, saint Abbé ! 12
Et, comme un mort, au pied du cèdre je tombai. 12
245 Qui sait combien dura ce long sommeil sans trêve ? 12
Mais qu'est-ce que le temps, sinon l'ombre d'un rêve ? 12
Quand je me réveillai, quelques siècles après, 12
Ce fut sous l'ombre noire et sans fin des forêts. 12
Tout avait disparu : la ville aux blocs superbes 12
250 S'était disséminée en poudre sous les herbes ; 12
Et comme je planais sur les feuillages verts. 12
Je vis que l'homme avait reconquis l'univers. 12
J'entendis des clameurs féroces et sauvages 12
De tous les horizons rouler par les nuages ; 12
255 Et, du nord au midi, de l'est à l'occident, 12
Ivres de leur fureur, œil pour œil, dent pour dent, 12
Avec l'âpre sanglot des étreintes mortelles, 12
Jours et nuits, se heurtaient les nations nouvelles. 12
Les traits sifflaient au loin, les masses aux nœuds durs 12
260 Brisaient les fronts guerriers ainsi que des fruits mûrs ; 12
Les femmes, les vieillards sanglants dans la poussière, 12
Et les petits enfants écrasés sur la pierre 12
Attestaient que les flots du Déluge récent 12
Avaient purifié le monde renaissant ! 12
265 Ah ! ah ! les blêmes chairs des races égorgées, 12
De corbeaux, de vautours et d'aigles assiégées, 12
Exhalaient leurs parfums dans le ciel radieux 12
Comme un grand holocauste offert aux nouveaux. Dieux ! 12
— Ne t'en réjouis pas, rebut de la géhenne ! 12
270 Dit le Moine. Aveuglé par l'envie et la haine, 12
Tu n'as pu voir, maudit, dans l'univers ancien, 12
Que les œuvres du mal et non celles du bien, 12
Et tu ne regardais, ô bête inexorable, 12
La pauvre humanité que par les yeux du Diable ! 12
275 — Hélas ! je crois, Seigneur, en y réfléchissant, 12
Que l'homme a toujours eu soif de son propre sang, 12
Comme moi le désir de sa chair vive ou morte. 12
C'est un goût naturel qui tous deux nous emporte 12
Vers l'accomplissement de notre double vœu. 12
280 Le Diable n'y peut rien, Maître, non plus que Dieu ; 12
Et j'estime aussi peu, sans haine et sans envie, 12
Les choses de la mort que celles de la vie. 12
Dans sa sincérité, voilà mon sentiment, 12
Et si j'ai ri, c'était, Seigneur, innocemment. 12
285 — Roi des Anges, Seigneur Jésus, mon divin Maître ! 12
Dit le Moine, liez la langue de ce traître ! 12
Aussi bien il blasphème et raille sans merci. 12
— Pieux Abbé, ne vous irritez point ainsi : 12
Songez que n'étant rien qu'un peu de chair sans âme. 12
290 Je ne puis mériter ni louange, ni blâme ; 12
Et que, si je me tais, vous conduirez demain 12
Cent mille moines, casque en tête et pique en main, 12
Ce seront de fort beaux guerriers dans la bataille, 12
Qui verseront un sang bénit à chaque entaille, 12
295 Et, morts, s'envoleront sans tarder droit au ciel ; 12
Car, selon vous, Rabbi, c'est là l'essentiel. 12
— Va ! dit Sérapion, Dieu sans doute commande, 12
Pour expier mes lourds péchés, que je t'entende. 12
Parle donc, et poursuis sans plus argumenter, 12
300 Car le temps du salut se perd à t'écouter. 12
— Maître, les jours passaient ; et j'avançais en âge, 12
Ivre du sang versé sur les champs de carnage, 12
Toujours robuste et fort comme au siècle lointain 12
Ou sur les sombres eaux resplendit le matin. 12
305 Et les hommes croissaient, vivaient, mouraient, semblables 12
A des rêves, amas de choses périssables 12
Que le vent éternel des impassibles cieux 12
Balayait dans l'oubli morne et silencieux ; 12
Et les forêts germaient, et rentraient dans la boue 12
310 Leurs troncs écartelés où la foudre se joue, 12
Ne laissant que le sable aride et le rocher 12
Où je vis la rosée et l'ombre s'épancher. 12
Les cités, de porphyre et de ciment bâties, 12
S'écroulaient sous mes yeux, pour jamais englouties ; 12
315 Les tempêtes vannaient leur poussière, et la nuit 12
Du néant étouffait le vain nom qui les suit, 12
Avec le souvenir de leurs langues antiques 12
Et le sens disparu des pages granitiques. 12
Enfin, seigneur Abbé, germe mystérieux 12
320 De siècle en siècle éclos, j'ai vu naître des Dieux, 12
Et j'en ai vu mourir ! Les mers, les monts, les plaines 12
En versaient par milliers aux visions humaines ; 12
Ils se multipliaient dans la flamme et dans l'air, 12
Les uns armés du glaive et d'autres de l'éclair, 12
325 Jeunes et vieux, cruels, indulgents, beaux, horribles, 12
Faits de marbre ou d'ivoire, et tantôt invisibles, 12
Adorés et haïs, et sûrs d'être immortels ! 12
Et voici que le temps ébranlait leurs autels, 12
Que la haine grondait au milieu de leurs fêtes, 12
330 Que le monde en révolte égorgeait leurs prophètes, 12
Que le rire insulteur, plus amer que la mort, 12
Vers l'abîme commun précipitait leur sort ; 12
Et qu'ils tombaient, honnis, survivant à leur gloire, 12
Dieux déchus, dans la fosse irrévocable et noire ; 12
335 Et d'autres renaissaient de leur cendre, et toujours 12
Hommes et Dieux roulaient dans le torrent des jours. 12
Moi, je vivais, voyant ce tourbillon d'images 12
Se dissiper au vent de mes ailes sauvages. 12
Calme, heureux, sans regrets, et ne reconnaissant 12
340 Ces spectres qu'a l'odeur de la chair et du sang. 12
Je vivais ! tout mourait par les cieux et les mondes ; 12
Je vivais, promenant mes courses vagabondes 12
Des cimes du Caucase aux cèdres du Carmel, 12
De l'univers mobile habitant éternel, 12
345 Et du banquet immense immuable convive, 12
Me disant : Si tout meurt, c'est afin que je vive ! 12
Et je vivais ! Ah ! ah ! seigneur Sérapion, 12
En ces beaux siècles, sauf votre permission, 12
Si pleins d'écroulements et de clameurs de guerre, 12
350 Dans ma félicité je ne prévoyais guère 12
Qu'il viendrait un jour sombre où le mauvais destin 12
Me frapperait au seuil de mon meilleur festin, 12
Et que je traînerais, plus de trois cents années, 12
Au sentier de la faim mes ailes décharnées. 12
355 Maudit soit ce jour-là parmi les jours passés 12
Et futurs, où m'ont pris ces désirs insensés ! 12
Maudit soit-il, de l'aube au soir, dans sa lumière 12
Et son ombre, dans sa chaleur et sa poussière. 12
Et dans tous les vivants qui virent son éveil 12
360 Et le lugubre éclat de son morne soleil 12
Et sa fin ! Oui, maudit soit-il, et qu'il n'en reste 12
Qu'un souvenir plus sombre encore et plus funeste, 12
Qui soit, ainsi que lui, septante fois maudit ! — 12
Le Corbeau, hérissant ses plumes, ayant dit 12
365 Cet anathème avec beaucoup de violence, 12
Garda quelques instants un sinistre silence, 12
Comme accablé d'un lourd désespoir et d'effroi. 12
— Donc, le bras du Très-Haut s'est abattu sur toi, 12
Dit le Moine, et vengeant d'innombrables victimes, 12
370 Corbeau hideux, il t'a flagellé de tes crimes ? 12
— Rabbi, dit le Corbeau, n'est-il point d'équité 12
De ne punir jamais qu'un dessein médité, 12
L'intention mauvaise, et non le fait unique ? 12
Certes, mon châtiment fut une chose inique, 12
375 Car je ne savais point, Maître, et j'obéissais 12
A ma nature, sans colère et sans excès. 12
— Qu'as-tu fait ? dit le Moine. Achève ? la nuit passe 12
Et les astres déjà s'inclinent dans l'espace. 12
— Seigneur, dit l'Oiseau noir agité de terreur, 12
380 Ceci m'advint du temps de Tibère, empereur. 12
Un jour que je cherchais ma proie accoutumée 12
En planant au-dessus des villes d'Idumée, 12
Un grand vent m'emporta. C'était un vendredi, 12
Autant qu'il m'en souvienne, et dans l'après-midi. 12
385 Et je vis trois gibets sur la colline haute, 12
Et trois suppliciés qui pendaient côte à côte. 12
— Miséricorde ! dit le Moine tout en pleurs, 12
C'était le Roi Jésus entre les deux voleurs ! 12
— Cette colline, dit l'Oiseau, très âpre et nue, 12
390 Silencieusement se dressait dans la nue. 12
Un nuage rougi par le soleil couchant, 12
Immobile dans l'air poudreux et desséchant, 12
Pesait de tout son poids sur ce morne ossuaire, 12
Comme sur un sépulcre un granit mortuaire. 12
395 Et la hauteur était déserte autour des croix 12
Où deux des condamnés hurlaient à pleines voix 12
Par un râle plus sourd souvent interrompues, 12
Et se tordaient, ayant les deux cuisses rompues. 12
Mais le troisième, Maître, une ouverture au flanc, 12
400 Attaché par trois clous à son gibet sanglant, 12
Ceint de ronces, meurtri par les coups de lanières, 12
Reposait au sortir des angoisses dernières, 12
Allongeant ses bras morts et ployant les genoux. 12
Il était jeune et beau, sa tête aux cheveux roux 12
405 Dormait paisiblement sur l'épaule inclinée ; 12
Et, d'un mystérieux sourire illuminée, 12
Sans regrets, sans orgueil, sans trouble et sans effort, 12
Semblait se réjouir dans l'opprobre et la mort. 12
Certes, de quelque nom que la terre le nomme, 12
410 Celui-là n'était point uniquement un homme, 12
Car de sa chevelure et de toute sa chair 12
Rayonnait un feu doux, disséminé dans l'air, 12
Et qui baignait parfois des lueurs de l'opale 12
Ce cadavre si beau, si muet et si pâle. 12
415 Et je le contemplais, n'ayant rien vu de tel 12
Parmi les Rois au trône et les Dieux sur l'autel. 12
— O Jésus ! dit l'Abbé, levant ses mains unies, 12
O source et réservoir des grâces infinies, 12
Verbe de Dieu, vrai Dieu, vrai Soleil du vrai ciel, 12
420 Vrai Rédempteur, qui bus l'hysope avec le fiel, 12
Et qui voulus, du sang de tes chères blessures, 12
De l'antique péché laver les flétrissures, 12
O Christ, c'était toi ! Christ ! c'était ton corps sacré, 12
Pain des Anges, par qui tout sera réparé, 12
425 Ton corps, Seigneur, substance et nourriture vraies, 12
Avec l'intarissable eau vive de tes plaies ! 12
C'était ta chair, ô roi Jésus ! qui pendait là, 12
Sur ce bois devant qui l'univers chancela, 12
Sur cet arbre que Dieu de sa rosée inonde, 12
430 Et dont le fruit vivant est le salut du monde ! 12
Mon Seigneur ! par ce prix que nous t'avons coûté, 12
Gloire au plus haut des cieux et dans l'éternité 12
Des temps, où pour jamais ta grâce nous convie, 12
Gloire à toi, Christ-Jésus, force, lumière et vie ! 12
435 — Amen ! dit le Corbeau. Rabbi, vous parlez bien ; 12
Mais de ceci, pour mon malheur, ne sachant rien, 12
Je pris très follement mon vol pour satisfaire 12
Ma faim, comme j'avais coutume de le faire. 12
— Maudit ! cria l'Abbé, les cheveux hérissés 12
440 D'épouvante, d'horreur et de colère ; assez ! 12
Saints Anges ! as-tu donc, ô bête sacrilège, 12
Osé toucher la chair trois fois sainte ? Puissé-je 12
Expier, par mes pleurs et par mon sang, ce fait 12
D'avoir ouï parler, Jésus, d'un tel forfait ! 12
445 Ce vil mangeur des morts, sur la Croix éternelle 12
Poser sa griffe immonde et refermer son aile ! 12
O profanation horrible ! Seigneur Dieu ! 12
L'inextinguible Enfer a-t-il assez de feu 12
Pour brûler ce corbeau monstrueux et vorace ? 12
450 — Maître, dit l'Oiseau noir, apaisez-vous, de grâce ! 12
Et daignez m'écouter, s'il vous plaît, jusqu'au bout. 12
Je volai vers la croix ; mais, hélas ! ce fut tout. 12
Un spectre éblouissant, pareil à ce grand Ange 12
Qui du monde jadis purifiait la fange, 12
455 Et dont l'éclat me fit tomber inanimé, 12
Abrita le Dieu mort de son bras enflammé ; 12
Et comme je gisais sur la pierre brûlante, 12
Je l'entendis parler d'une voix grave et lente. 12
Et cette voix toujours m'enveloppe, ô Rabbi : 12
460 — Puisque l'Agneau divin désormais a subi, 12
Plus amers que le fiel et la mort elle-même, 12
Et l'ineffable outrage et l'opprobre suprême 12
D'exciter ton désir en horreur au tombeau ; 12
Puisque tout est fini par ton œuvre, Corbeau ! 12
465 Tu ne mangeras plus, ô bête inassouvie, 12
Qu'après trois cent soixante et dix-sept ans de vie. — 12
Et son souffle me prit, comme un grand tourbillon 12
Fait d'une feuille morte au revers du sillon, 12
Et me jeta, le corps sanglant, l'aile meurtrie, 12
470 Du morne Golgotha par delà Samarie. 12
— Cet Ange, dit le Moine, était assurément, 12
En ceci, beaucoup moins sévère que clément. 12
— C'est un supplice étrange et sans nom que de vivre 12
De ce qui fait mourir ! quand la faim vous enivre 12
475 Et vous mord, furieuse, au ventre, que de voir 12
Quelque festin royal où l'on ne peut s'asseoir, 12
Et d'errer sans repos entre mille pâtures, 12
Pour y multiplier sans trêve ses tortures ! 12
Depuis ce jour fatal, mon Maître, j'ai jeûné ; 12
480 J'ai vainement mordu de mon bec acharné 12
L'homme sur la poussière et le fruit mûr sur l'arbre ; 12
L'un devenait de roc et l'autre était de marbre ; 12
Et, toujours consumé d'angoisse et de désir, 12
Convoitant une proie impossible à saisir, 12
485 Portant de ciel en ciel ma faim inexorable, 12
J'ai vécu, maigre, vieux, haletant, misérable ! 12
Ce fut là mon supplice, et, certe, immérité. 12
— Le châtiment fut bon, dit le Moine irrité. 12
Repens-toi, sans nier ton infaillible Juge. 12
490 Quoi ! n'as-tu point, depuis l'universel Déluge, 12
Dans ta faim effroyable à tant d'hommes gisants, 12
Assez mangé, Corbeau, pour jeûner trois cents ans ? 12
— On ne se défait point d'une vieille habitude 12
Sans que l'épreuve, dit le Corbeau, ne soit rude, 12
495 Et si vous ne mangiez de sept jours seulement 12
Vous verriez ce que vaut votre raisonnement, 12
Eussiez-vous, subissant vos brèves destinées, 12
Dévoré le festin de mes trois mille années ! 12
Or voici, grâce à vous, seigneur Sérapion, 12
500 Que j'ai fini le temps de l'expiation. 12
Votre pain était dur, vos figues étaient sèches, 12
Mais, hier, le Danube était plein de chairs fraîches, 12
Et portait à la mer, en un lit de roseaux, 12
Les Romains égorgés qui rougissaient les eaux. 12
505 Vivez, Rabbi, dans la prière et le silence : 12
Un roi goth a cloué l'Édit d'un coup de lance 12
Droit au cœur de Valens, et César est fait Dieu. 12
Absolvez-moi, Seigneur, que je vous dise adieu ! 12
J'ai hâte de revoir le vieux fleuve et ses hôtes. 12
510 Vous m'avez écouté, vous connaissez mes fautes ; 12
Absolvez-moi, mon Maître, afin que sans retard 12
De ce festin guerrier je réclame ma part, 12
Et m'abreuve du sang des braves, et renaisse 12
Aussi robuste et fier qu'aux jours de ma jeunesse ! 12
515 — Seigneur Dieu, qui régnez dans les hauteurs du ciel, 12
Donnez-lui, dit l'Abbé, le repos éternel ! — 12
Le Corbeau battit l'air de ses ailes étiques, 12
Et tomba mort le long des dalles monastiques. 12
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